Pour Charlotte, c’était une sorte de baptême du feu en même temps qu’un moment de désenchantement. D’un seul coup, elle avait sous les yeux tout ce qui comptait au royaume de France mais sans doute pour la première et la dernière fois puisque dans quelques jours elle monterait en carrosse avec les femmes de la nouvelle reine pour un pays dont elle n’attendait rien sinon un ennui démesuré. Son nouvel ami Saint-Forgeat ne lui avait guère laissé d’illusions à ce sujet :

-    Un mien oncle y est allé avec je ne sais plus quelle ambassade. Il en est revenu horrifié : on y crève de chaud l'été, de froid l’hiver, les logis sont malcommodes, la nourriture infâme et les palais plus sinistres qu’un monastère de Chartreux, mais les églises, fort belles, ruissellent d’or. Quant aux distractions il n’y en a que deux : les courses de taureaux et les autodafés.

-    Les quoi ?

-    Au-to-da-fés ! Cela veut dire acte de foi et je n’ai jamais compris pourquoi : l’Inquisition, qui fait la pluie et le beau temps là-bas, vide ses prisons de temps en temps, empile sur des bûchers des Juifs, des relaps ou n’importe qui soupçonné d’avoir éternué pendant la messe ou quelque chose d’approchant et y met le feu. Tout le monde trouve ça charmant, mais je ne suis pas certain que cela plaise à notre princesse !

-    Mais à moi non plus ! Quelle horreur !

-    Il faudra vous y faire !

Une joie, cependant, attendait la jeune fille : retrouver sa tante de Brécourt qu’elle n’avait pas revue depuis son entrée au Palais-Royal. Celle-ci s'efforça de corriger un peu la lugubre peinture de l’homme aux rubans bleus.

-    Je ne pense pas, lui dit-elle, qu’à moins de vous y marier, vous passiez votre vie entière en Espagne. Un jour viendra où, comme cela se fait d’habitude, on renverra l’entourage français de Mademoiselle, mais je vous avoue que, pour le moment, je ne suis pas mécontente que vous vous éloigniez.

-    Auriez-vous des nouvelles de ma mère ?

-    Aucune depuis la visite que je vous ai décrite dans ma lettre. Il semblerait qu'elle se désintéresse de vous...

-    N’est-ce pas une bonne chose ?

-    Peut-être, mais je n’en suis pas certaine : cela ne lui ressemble pas. Il est vrai qu'elle a choisi de voyager. Elle serait en Italie avec M. de La Pivardière.

-    Elle l’a épousé ?

-    Sûrement pas. Marguerite, qui connaît presque tout Saint-Germain et « bavarde » volontiers, a su son départ mais il n’a pas été question de mariage. D’ailleurs voyager avec un gentilhomme n’a jamais été choquant et de toute façon vous partez, vous allez voir du pays et c’est sous l’égide de la reine d’Espagne que vous vous trouverez. Donc hors d’atteinte. En outre, Madame vous a prise en affection et sa protection ne vous manquera jamais quand vous reviendrez... Quant à moi, j’espère que vous m’écrirez souvent. Je veux tout savoir ! Et maintenant retournez à votre service. Je suis fière de vous ! conclut-elle en l’embrassant.

Le service en question, en cette veille de mariage, était plutôt absorbant : il s'agissait d’aider les femmes de chambre à tenter de maintenir un peu d’ordre dans l’appartement de Madame - et donc de la fiancée - que Monsieur au comble de l’excitation ne cessait de bouleverser avec de nouvelles suggestions d’ornements et de parures. On en était encore là à onze heures au moment du coucher de Madame. Parut alors sans se faire annoncer la duchesse d'Osnabrück venue en voisine apporter un menu présent de dernière heure. Madame, qui délirait de joie depuis l’arrivée de cette tante bien-aimée, sa correspondante habituelle, chez qui elle avait passé une partie de son enfance, la reçut avec enthousiasme et les deux dames s'installèrent devant une fenêtre largement ouverte sur le jardin de Diane pour bavarder en buvant de la bière bien fraîche. Les filles d’honneur s’apprêtaient à se retirer quand surgit Monsieur, en robe de chambre à ramages, coiffé d’un bonnet de nuit orné de rubans couleur de feu et transportant une cassette ouverte débordant littéralement de bijoux :

- Mesdames ! déclara-t-il toujours aussi excité, j’ai besoin de votre avis sur une idée de parure que je crois brillante... Ah, vous êtes encore là, jeunes filles, ajouta-t-il à l’adresse de Charlotte et de ses compagnes. A merveille ! Vous donnerez aussi votre opinion ! Je pense que, demain, Madame devrait porter ce collier de diamants. Quant à moi - et d’Effiat prétend le contraire ! -, je soutiens que cette agrafe de chapeau conviendrait mieux que celle en rubis...

L’intermède dura plus d’une heure avant que les quatre filles exténuées regagnent leur logement. Encore Theobon et Charlotte choisirent-elles d’aller dormir dans le parc : sous les combles du château la chaleur était étouffante. En passant, elles levèrent les yeux vers les fenêtres de Mademoiselle, ouvertes elles aussi mais à peine éclairées par une veilleuse.

-    Pauvre petite ! murmura Lydie. Ce n’est déjà pas drôle d’être reine d’Espagne, mais, dans de telles conditions, c'est épouvantable ! Je ne vous envie pas, ma chère !

-    Je vais sûrement regretter la maison de Madame... et vous aussi, Lydie, qui vous êtes si bien occupée de l’ignorante que j’étais, mais si je peux lui être source de réconfort, je me tiendrai satisfaite... Je ne vous cache pas que je prie pour que l’époux soit moins laid que son portrait !

-    Cela m’étonnerait. En général, c’est plutôt le contraire!

-    Sans doute, mais il a peut-être des attraits cachés. Si j’en crois ce que j’ai appris, Mademoiselle aime Monseigneur le Dauphin son cousin. Et tout à l’heure pendant la cérémonie des fiançailles et quand elle s’est avancée vers le trône, menée d’une main par Monsieur et de l’autre par Monseigneur, je me suis demandée ce qu’elle lui trouvait de si séduisant.

-    Je commence à comprendre ce que vous voulez dire. Vous pensez que tous les goûts sont dans la nature et là je suis d’accord. Ce gros garçon apathique n’a rien pour attirer le cœur d’une jeune fille. Il est séant à la Cour de lui accorder un « certain génie » sur lequel on serait bien en peine de s’expliquer. C’est sans doute parce que l’on ne sait trop quel qualificatif lui appliquer. A dix-sept ans, il est déjà bouffi et quand il ne chasse pas le loup - qui est l’unique exercice qu'il pratique, et malheureusement il n'en reste plus un seul, ni ici, ni en forêt de Saint-Germain, ce qui contraint sa vénerie à courre le lapin -, il s’installe dans un fauteuil. C'est dire qu’il ne bouge plus guère, restant assis des heures à écouter de la musique, ce qui finit par l’endormir. Et comme en outre il est gourmand !

-    Et pourtant elle l’aime ! Au fait : est-ce réciproque ?

-    Je vous fais juge : ce tantôt, après la cérémonie, il lui a présenté son compliment comme il se devait et savez-vous ce qu’il a ajouté ?

-    Comment le savez-vous vous-même ?

-    Je n'étais pas loin : « Ma cousine, lui a-t-il dit, vous m'enverrez du touron ! » J'espère que vous voilà fixée !

Le lendemain, par une chaleur de four, le cardinal de Bouillon procéda au mariage par procuration de Marie-Louise d'Orléans avec Charles II d'Espagne, celui-ci étant représenté par le prince de Conti. Blême jusqu’aux yeux sous la couronne royale qu’elle coiffait pour la première fois mais raidie de toute sa volonté, la princesse endura sans faiblir le poids d’une robe au décolleté ovale tellement brodée d’or et d’argent qu'on en distinguait mal la couleur pourpre et surtout le long manteau de cour ourlé d'hermine, brodé d'or lui aussi, que soutenaient quatre princesses. Des diamants au cou, aux bras, aux oreilles et au corsage, elle ressemblait à une idole sans paraître plus vivante.

Charlotte l'abandonna bientôt pour s’intéresser aux autres acteurs de ce drame familial : le Roi et la Reine assis côte à côte dans le chœur mais surtout à la seconde, cette fille d’Espagne qui n’y ressemblait guère ! Petite avec un visage rond aux yeux bleus, des cheveux d'un joli blond cendré, elle avait perdu l’éclat de la jeunesse mais corrigeait par une grande dignité les incessantes douleurs d’une vie conjugale d’autant plus détestable qu'elle n'avait jamais cessé d'aimer l'homme qui depuis bientôt vingt ans lui était infidèle et même lui imposait ses maîtresses jusque dans son entourage immédiat. Elle n'était certainement pas plus heureuse que celle que l'on était en train d'unir à son demi-frère[7]. Simplement sa souffrance était d'une autre sorte et Charlotte à la regarder comprenait l'attachement de Claire de Brécourt pour cette petite infante fourvoyée dans les turpitudes d'un roi que l’on comparait au soleil.

Certes, il accaparait la lumière cet homme de si grande mine que nul ne pouvait s’y tromper, car royal il l'était depuis les plumes de son chapeau jusqu'aux souliers à hauts talons rouges qui, avec sa perruque, le grandissaient notablement. Ses habits somptueux ruisselaient de diamants et l’on pouvait se demander qui, de lui ou de Monsieur son frère - auquel il ne ressemblait pas du tout ! -, portait le plus de pierreries. La quarantaine proche il était beau, pourtant Charlotte n’y fut pas sensible. Il y avait en lui quelque chose de déplaisant. Peut-être son attitude bizarre pour le Roi Très Chrétien : il semblait s’ennuyer prodigieusement, ouvrant de temps en temps la bouche sans aller tout de même jusqu’au bâillement et fermant les yeux. Il ne paraissait s’éveiller que lorsqu’il regardait vers le haut de la tribune de gauche où trônait une jeune femme vêtue d’azur, de dentelles, de perles, avec de magnifiques bijoux en diamants. Si la mariée présentait l’image de la douleur, celle-là rayonnait de joie et d’orgueil. Son livre de messe à la main, elle ne le lisait pas pour la bonne raison qu’elle regardait le Roi avec qui elle échangeait œillades et sourires. C’était Mlle de Fontanges devenue maîtresse en titre et affichant assez sottement son triomphe sous le nez même de la Reine. Qui ne semblait guère s’en soucier : les yeux baissés et les mains jointes, elle priait avec une ferveur qui la mettait largement au-dessus de cette assez sordide intrigue de cour.