Cela ne vint pas du jour au lendemain. Dans les premiers moments du séjour à Saint-Cloud, Adhémar de Saint-Forgeat - qui apparemment adorait lui aussi les jardins ! - avait plutôt tendance à fuir quand il voyait Charlotte paraître comme si le fait de lui avoir donné l’adresse de la Voisin établissait entre eux une sorte de secret honteux. Il semblait même tellement effrayé que cela amusait la jeune fille. Elle lui adressait alors un large sourire accompagné d’une ébauche de révérence. Et puis par un glorieux matin de mai où les oiseaux chantaient à pleine gorge la gloire du Seigneur et les fleurs du jardin, il se passa quelque chose...
Vers onze heures, ce fut dans le château grand branle-bas de combat avec rassemblement de troupes, commandements militaires, éclats de trompettes et agitation de toute la maisonnée : un carrosse enveloppé de mousquetaires noirs franchit les grilles au galop et vint s’arrêter devant l’entrée principale. Deux personnages en descendirent : d’abord un Grand d’Espagne - on ne pouvait se tromper sur sa morgue, ses riches vêtements noirs, jusqu’aux plumes de son chapeau et surtout la Toison d’or accrochée à son cou par une épaisse chaîne d’or, le quasi mythique mouton plié en deux -, ensuite un secrétaire armé d’un « maroquin » qui faisait tous ses efforts pour relever le nez à la hauteur de son maître... Le nom de l’arrivant confié à un chambellan parcourut en un éclair le vestibule, l’escalier d’honneur et les salons jusqu'au cabinet de Monsieur :
- Son Excellence le marquis de Los Balbazes, ambassadeur de Sa Majesté Très Catholique le roi Charles d’Espagne !
Heureusement l’important personnage marchait avec la lenteur solennelle convenant à sa dignité, car Monsieur n’était pas dans son cabinet : il donnait du pain aux carpes du bassin du Fer à Cheval et on eut juste le temps de le récupérer, de le changer de perruque, d’y ajouter un chapeau couvert de plumes azurées et de glisser quelques diamants à ses doigts gantés. Après quoi les doubles portes du cabinet se refermèrent sur les deux hommes. S'ensuivit alors un silence chargé d’attente. Puis, toujours aussi gourmé, l’ambassadeur repartit par où il était venu cependant que le prince envoyait le comte de Beuvron chercher sa fille aînée.
Charlotte, elle, n’avait rien vu. La toilette de Madame terminée, elle s’était munie d’un livre et, à son habitude, avait filé au jardin pour s’installer presque à l’extrémité du parc près de la lanterne de Démosthène. Elle y avait trouvé un coin délicieux et tranquille d'où l'on découvrait un joli panorama sur la Seine. Naturellement, elle avait entendu les éclats inhabituels venus du château mais n'avait pas jugé bon de rentrer : elle était un trop infime personnage pour que l'on s'aperçût de son absence. Assise au pied d'un arbre, elle poursuivit sa lecture comme si de rien n'était.
Pas pour longtemps. Le bruit d'une course lui fit lever les yeux à nouveau. Elle vit arriver alors une sorte de bulle rose sur laquelle flottaient des cheveux bruns dénoués : une femme... une jeune fille plutôt qui accourait en relevant ses robes de soie pour ne pas tomber. Pourtant elle allait droit devant elle, les yeux fermés et le bruit de ses sanglots grandissait à mesure qu'elle approchait. Sans attendre, Charlotte se releva et se précipita à sa rencontre. Si on ne l'arrêtait pas, elle allait heurter la lanterne de plein fouet... Un instant la jeune fille craignit de ne pas arriver à temps pour éviter le choc :
- Arrêtez ! Pour l'amour du Ciel arrêtez-vous !
Mais il n'en fut rien. Au contraire, Charlotte eut l'impression que la fugitive accélérait sa course aveugle. Elle en fit autant et réussit à la rejoindre de justesse. Le choc n'en fut pas moins violent. Poursuivie et poursuivante se retrouvèrent à terre. En dépit de son visage défiguré par les larmes, Charlotte reconnut alors la fille aînée de Monsieur...
Vivement relevée, elle lui prit les mains pour essayer de la remettre debout. Non sans peine parce que la princesse se laissait aller comme un chiffon sans autre réaction que de refermer les yeux tandis que sous les paupières les larmes coulaient encore plus abondantes.
- Mon Dieu ! Mademoiselle ! fit-elle en la prenant à bras-le-corps et en se demandant comment elle allait pouvoir l’emmener - autant dire la porter ! - jusqu'à un banc. Mais qu'arrive-t-il à Votre Altesse ?... Un petit effort, je vous en supplie !
Si Marie-Louise n'avait continué à émettre quelques hoquets, elle eût pu croire qu’elle était évanouie, mais elle ne l’était pas. Aussi Charlotte songeait-elle à la déposer aussi doucement que possible sur le sol pour aller chercher du secours quand Saint-Forgeat se matérialisa devant elle :
- Attendez ! Je vais vous aider !
- Je voudrais l’étendre sur le banc là-bas !
Approuvant en silence, il souleva la princesse inerte sans effort apparent et la porta à l’endroit indiqué. Là il fit asseoir Charlotte afin que la tête de Mademoiselle pût reposer sur ses genoux :
- Cette fois elle est évanouie ! constata-t-il. Vous avez un flacon de sels ?
- A mon âge ? Qu’est-ce que j’en ferais ?
- On peut perdre connaissance à tout âge ! fit-il d’un ton doctoral. Son Altesse Royale n’est pas beaucoup plus vieille que vous ! Il suffit d’une trop forte émotion ! Je m’étonne même qu’elle soit parvenue aussi loin sans s’écrouler !
- Et elle a subi une forte émotion ?
Il lui jeta un coup d’œil sévère qu’il renforça en le faisant passer à travers le petit face-à-main d’or perdu dans les dentelles de sa cravate :
- Quelle drôle de fille d’honneur vous faites, Mademoiselle de Fontenac ! En dehors des heures réglementaires de la toilette, des repas, de rares instants de compagnie et du coucher, on ne vous voit jamais dans les entours de Madame.
- Que pourrais-je y faire ? Rester plantée devant elle à la regarder écrire, lire ou s’occuper de ses collections ? Je l'accompagne comme les autres quand elle se promène mais pour le reste, et vous qui êtes si au fait des habitudes du palais devez le savoir, une seule des filles d’honneur lui est indispensable : Mlle von Venningen avec qui elle parle allemand. Deux à la rigueur, car elle a de l’affection pour Mlle de Theobon. Mais moi ! Ses meubles lui sont plus utiles... Et si nous en revenions à ce qui a causé la détresse de Mademoiselle ?
Sans répondre, il appliqua des tapes légères sur les joues devenues si pâles, puis, n’obtenant aucun résultat, alla tremper son immense mouchoir à la fontaine la plus proche, l’essora mollement puis revint dans l’intention de le lui appliquer sur la figure. Agacée, Charlotte le lui enleva des mains pour le sécher davantage :
- Vous voulez la noyer ou quoi ?... Vous déciderez-vous enfin à me faire connaître la raison ?...
- Si vous n'étiez pas toujours ailleurs, vous auriez vu l’ambassadeur d’Espagne !
- C’était lui le bruit que j’ai entendu ? Et alors ?
- Alors il arrivait de Saint-Germain où Sa Majesté le Roi l’a autorisé à venir demander à Monsieur la main de la princesse Marie-Louise. Ce qui veut dire que l’on peut la considérer dès à présent comme la reine d’Espagne !
- Et c'est cela qui...
- Oui. C’est cela qui...
- Mais enfin ce n’est pas une grande nouvelle puisqu'il en était déjà question et je ne comprends pas pourquoi elle a réagi avec une telle violence.
- Parce que le marquis de Los Balbazes apportait le portrait de son maître.
- Il est... laid ?
- C'est peu de le dire et si l'on tient compte de cette espèce de talent que déploient les peintres de cour pour flatter au mieux leurs modèles, Charles II au naturel doit être monstrueux...
- On... on dirait un cauchemar !
Charlotte écoutait si intensément Saint-Forgeat sans cesser de bassiner le front de la princesse qu'elle ne s'était pas aperçue de son retour à la conscience. Celle-ci la regardait avec des yeux si désolés qu'elle sentit les larmes monter aux siens :
- Que pourrais-je faire pour adoucir le chagrin de Votre Altesse ? Ses parents ne doivent sûrement pas savoir que ce mariage la désespère à ce point ?
Marie-Louise se redressa jusqu’à se retrouver assise auprès de Charlotte, acceptant le mouchoir qu'elle lui offrait. Puis elle eut un mouvement d’épaules désabusé :
- Mon père exulte. Il ne voit qu'une chose : je vais être reine d’Espagne ! Je vais monter sur l’un des plus hauts trônes de la Chrétienté.
- Il vous aime pourtant, hasarda Saint-Forgeat. Il aime tout ce qui est beau, Votre Altesse le sait !
- Comme il aime ses peintures, ses joyaux, ses objets d’or et de pierre dure ! Quant à Madame...
- Eh bien ? Firent les deux autres d’une seule voix.
- Elle n'est que ma belle-mère, mais je pense qu'elle m'aime un peu ! Il est vrai que Madame Henriette d’Angleterre qui m’a donné le jour ne voulait pas de moi et, quand je suis née, a refusé de me voir en ordonnant qu'on me jette à la rivière tant elle était déçue d’avoir une fille !
- Je sais ce que c'est que n'être pas aimée de sa mère, fit Charlotte tristement. Quant à Madame, je crois qu'il faudrait la mettre au fait ! Peut-être n’a-t-elle pas vu le portrait ? suggéra-t-elle soudain. Elle a énormément de bon sens et quand elle parle de Mademoiselle, c’est avec affection...
Cependant, au château, on devait s’inquiéter de la brusque disparition de la « fiancée » : une robe de soie puce revêtant une forme rebondie venait d’apparaître au bout de l’allée s’efforçant de courir sur des pieds minuscules dont la dame était fière mais qui commençaient à peiner sous son poids. C’était la maréchale de Clérambault à la recherche de la nouvelle souveraine. Deux autres silhouettes féminines la suivaient sans se presser et en devisant tranquillement. Adhémar de Saint-Forgeat décida de prendre la situation en main :
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