-    C’est trop tôt ! protesta Monsieur qui venait de faire l’acquisition de trois superbes tapisseries des Flandres et voulait les installer dans la grande galerie consacrée aux œuvres d’art. Le château est encore difficile à chauffer !

-    Peut-être mais c’est une telle merveille ! En outre, Monseigneur, vous y êtes au moins chez vous. Ce qui n’est pas le cas ici..., asséna le chevalier de Lorraine qui s'était chargé de parler pour la communauté.

-    Comment l’entends-tu, chevalier ?

-    Le plus naturellement qui soit ! fit le favori en haussant les épaules. Ce palais appartient toujours au Roi et il ne s'est pas privé de vous le rappeler quand il est venu forniquer avec une fille d’honneur de Madame et que vous avez protesté. Croyez-vous que son La Reynie hésiterait même une seconde si l’idée lui venait de faire saisir l’un d’entre nous après un quelconque racontar de sorcier ?

-    Il y a tout de même une différence ! Bougonna Monsieur qui s'intéressait surtout à ses tapisseries.

-    Je ne vois pas laquelle. Si ces robins ont osé avancer le nom de ma cousine Bouillon, aucun des membres de sa parentèle ne sera à l’abri. Et comme je redoute ce qui peut passer par la cervelle de ces imbéciles pompeux, je vais avoir l’honneur de quitter Votre Altesse Royale !

-    Oh noooooooon ! Gémit longuement Monsieur. Où veux-tu donc aller ?

-    Chez les miens... en Lorraine ! Et j’emmènerai Effiat ! On en a parlé un peu trop au moment de cette triste affaire...

-    Puisque moi je n’y ai jamais cru, cela devrait vous suffire à tous les deux ? fit Monsieur à deux doigts des larmes.

-    Cela suffirait si Votre Altesse, au lieu de nous faire un caprice, consentait à sortir de son trou... Au surplus, Effiat est un charmant compagnon de route... et à l'étape c'est encore mieux. Bien entendu nous partagerons la même chambre et...

-    Tais-toi ! Brama Monsieur. Je consens ! Occupe-toi de préparer notre départ ! Je vais prévenir Madame !

-    Est-ce vraiment utile ? Sa maison n’a rien à craindre des nouveaux juges.

-    Peut-être, mais moi j’ai tout à craindre de sa mauvaise humeur si je la laisse ici. Elle déteste Paris et elle adore Saint-Cloud !

C’était presque une vérité. S’il était incontestable que « Liselotte » adorait le ravissant palais neuf érigé par son époux sur un coteau de la Seine, elle appréciait le Palais-Royal, son décor fastueux et aussi la proximité immédiate de l’Opéra, même s'il l’empêchait de dormir parce qu’en bonne Allemande, elle raffolait de la musique. En revanche, elle détestait ce qu'il y avait autour, c’est-à-dire Paris qu'elle trouvait sale, malodorant et imprévisible. Elle accueillit donc la décision de son époux avec satisfaction. Ce qui ne fut pas le cas de son entourage féminin. La duchesse de Ventadour, dame d'honneur, par exemple, renâclait à quitter son confortable hôtel parisien pour une résidence d’été ravissante certes, mais dont elle proclamait que les cheminées tiraient mal... quand elles existaient. Lydie de Theobon elle-même fit la grimace mais ne dit rien, se contentant de soupirer. Charlotte pensa qu'elle devait avoir quelque part dans Paris un amoureux - ce qui expliquerait ses absences nocturnes - et que Saint-Cloud était sans doute trop loin pour lui. Elle devait apprendre par la suite qu'en fait, la belle Lydie avait épousé secrètement l’année précédente le comte de Beuvron, capitaine des gardes de Monsieur, et, si les deux jeunes gens pouvaient se voir le jour autant qu'à Paris, les nuits deviendraient difficiles.

Charlotte pour sa part n'y voyait aucun inconvénient au contraire : elle se rapprocherait de sa tante dont elle n’avait pas eu de nouvelles depuis sa dernière lettre, mais il en avait été ainsi convenu entre elles jusqu’à nouvel ordre par crainte qu’un billet ne s’égarât ou ne fût intercepté. Si un événement grave ou seulement important se produisait, elle en serait avertie par Madame personnellement. Ce fut donc avec une certaine satisfaction et sa curiosité éveillée qu’elle prit place au jour dit dans la voiture qu'elle partageait avec Lydie pour rejoindre Saint-Cloud. On disait que c’était si beau !

Elle ne fut pas déçue.

Grand château ou petit palais, Saint-Cloud posé tel un joyau dans son écrin sur une vaste terrasse d’où coulaient jusqu’à la Seine les plus jolis jardins de broderies et de jets d’eau, adossés à d’autres jardins, d’autres bassins que couronnait le foisonnement d’une forêt, ne semblait pas réel. Dans le soleil léger de ce matin de printemps où chaque arbre s’enveloppait d’une brume verte, il paraissait tellement sorti d’un conte qu’en franchissant les hautes grilles dorées de ce paradis gardé par des anges moustachus en uniforme rouge et or, Charlotte ne retint pas un cri d’admiration en joignant les mains devant sa bouche :

- Oh, c’est magnifique ! On dirait un rêve !

-    C’en sera un dans un mois environ quand il fera suffisamment chaud dehors pour que l’on ne gèle pas à l’intérieur ! Bougonna Theobon obstinée à regretter le Palais-Royal. Parlez-moi des bonnes vieilles cheminées des bons vieux palais comme Saint-Germain ou notre chère résidence parisienne !

-    Il n’y en a pas ici ?

-    Si, mais elles sont tellement ornées et précieuses que l’on ose à peine y faire du feu. D’ailleurs elles tirent mal !

-    Attendez d’avoir vu Versailles, ricana Louise des Adrets, et pensez à ce que sera notre vie quand dans peu d’années le Roi y aura transporté le gouvernement, la Cour... et nous par-dessus le marché ! C’est immense, sublime, j’en conviens, mais impossible à chauffer convenablement et plein de courants d’air. Mais il paraît que le Roi adore les courants d’air et les fenêtres ouvertes. Même en hiver ! Nous n’en finirons pas alors de regretter Paris !

N’étant pas frileuse - la vie au couvent n’y prédisposait guère -, Charlotte laissa soupirer ses compagnes, toute à son éblouissement. L’intérieur était digne de l’extérieur et faisait honneur au goût de Monsieur ainsi qu’à sa passion des collections. Ce n’étaient partout que marbres, tapisseries, tentures de brocart, soieries et porcelaines de Chine, girandoles et lustres de cristal, miroirs encadrés d’or, cabinets de laque, de lapis-lazuli ou d’écaille, vases précieux et cent autres merveilles. Une partie du mobilier était d’argent, une autre en vermeil, une autre encore de bois rares et les garde-meubles princiers en recelaient tant qu'on pouvait en changer selon les saisons ou le caprice du maître, mais, selon Theobon, le plus précieux était enfermé dans trois cabinets attenants à la chambre de Monsieur : dans le premier les plus beaux tableaux du Titien, de Véronèse ou de Van Dyck et autres. Dans le second les objets rares de céramique, de cristal de roche, de pierres fines venus d’Extrême-Orient, de Perse ou des Indes. Enfin, le troisième renfermait les joyaux préférés du prince, mais personne n’était admis dans ce musée privé à moins que Monsieur ne s'en fît le guide.

Madame avait observé avec amusement l’effet produit sur sa nouvelle fille d'honneur en parcourant cette demeure de conte de fées. Elle-même se souvenait encore de son propre ahurissement quand, petite princesse allemande un rien campagnarde, elle avait découvert le luxe déployé à la cour du Grand Roi. Ce qui ne l'avait pas empêchée de mener sa vie selon ses goûts à elle, n'acceptant de se parer que lorsque les circonstances l'exigeaient et qu'elle eût pu déplaire à son séduisant beau-frère :

-    Vous prendrez vite l'habitude de tout ceci petite, lui dit-elle, j'y suis bien arrivée, moi !

-    C'est que Votre Altesse était déjà princesse...

-    Etre princesse à Heidelberg ou dans ce pays-ci ce n'est pas pareil, au contraire ! Je veux bien admettre cependant que notre Saint-Cloud a de quoi surprendre. Même le Roi hélas !

-    Pourquoi ? Est-ce que ce palais ne lui plaît pas ? Nous venons pourtant de voir l'appartement qui lui est réservé...

-    Sans doute, mais il ne s’y sent pas tout à fait chez lui. Et notre Sire n’aime pas qu'on le dépasse en faste. L’été dernier, quand Monsieur lui a fait les honneurs de Saint-Cloud achevé, il n’a pratiquement rien dit durant la visite. Sauf à moi, après avoir contemplé les peintures de la grande galerie aux vingt-six fenêtres que vous venez de voir et qui sont dues à Mignard, un peintre qu’il ne connaissait pas. Il m’a dit d’un ton mécontent : « Je souhaite fort, Madame, que les peintures de ma galerie de Versailles répondent à la beauté de celles-ci ! » Et durant les trois jours de son séjour, il a visiblement boudé.

-    Tant pis pour lui ! L’important est de savoir si Madame, elle, aime sa maison ?

-    Oh oui ! Beaucoup, je l’avoue... encore qu’il ne me soit pas permis de chasser dans cette belle forêt que vous voyez là-haut. Contrairement à son frère, Monsieur déteste la chasse et il est formellement interdit de tuer quelque animal que ce soit sur ses terres. Il aime les animaux autant que les arbres, les fleurs, les eaux vives, les jardins... Un Bourbon qui ne chasse pas ! Qui a jamais vu chose semblable ?

Le ton familier de la princesse encouragea Charlotte à donner son opinion :

-    C’est bien, je pense ! C’est comme si Monsieur voulait recréer le Paradis. Adam et Eve n’y chassaient pas il me semble ?

-    Une grave erreur ! S’ils avaient tué le maudit serpent, nous n’en serions pas là. Après tout... ce serait peut-être dommage !

Même s'il n'y faisait pas très chaud - un inconvénient que les jours suivant allaient corriger -, la vie, selon Charlotte, était plus agréable à Saint-Cloud qu'au Palais-Royal où l'on n'était jamais sûre de passer une bonne nuit. Paris, débordant de vie, était bruyant et le Palais-Royal, son centre nerveux, l'était plus encore. Il n'y avait guère que le quartier des étudiants, la Montagne Sainte-Geneviève, pour lui faire concurrence. A Saint-Cloud, en dehors des bals et des concerts, c'était la Nature qui avait le dernier mot et l'on pouvait s'éveiller au chant des oiseaux. En outre, les entourages de Monsieur et de Madame s'y mêlaient plus facilement. C'est ainsi que Charlotte noua des relations plus fréquentes avec celui qu’elle surnommait l’homme aux rubans bleus.