-    Environ un quart de lieue. Cela fait une demi-heure à pied... Evidemment en voiture...

-    Non. Je veux marcher. Nous irons ce tantôt ?

Madame ayant annoncé qu’elle avait plusieurs lettres à écrire, les filles d'honneur avaient quartier libre. Charlotte explora la bourse remise par sa marraine. N'y ayant fait que des prélèvements légers - des gants, et une écharpe ! -, elle était encore suffisamment pleine pour que l'écu destiné à la devineresse n'y soit pas trop sensible. On pourrait même au retour, si la fatigue se faisait sentir, s'offrir un fiacre à 10 sols l'heure[3]. Et vers les trois heures, Charlotte flanquée de Marie partait pour sa première sortie dans Paris sans autre mentor que sa camériste. Et à pied ! Jusque-là Mlle de Theobon l'avait conduite dans des boutiques et aussi, à sa demande, chez des libraires. Dans son couvent, Charlotte avait en effet pris le goût de la lecture. Et maintenant, chaudement enveloppée dans son manteau fourré qui la défendait contre le vent coulis qui régnait par les rues, réintégrée dans ses chaussures de pensionnaire, elle savourait le bonheur d'aller ainsi le nez au vent et de se plonger dans l'activité de la capitale qui ne s'endormait jamais beaucoup, même à la nuit close. Venait alors le temps des plaisirs plus ou moins défendus, des tripots, des voleurs et des filles de joie. Nombre de ces rues où s’attardait parfois la boue de la dernière pluie, mais qui vibraient de couleurs et de vie, se changeaient en coupe-gorge et la nouvelle venue savait déjà qu’il valait mieux ne s’y aventurer qu’en voiture et avec une escorte de valets de préférence.

Elles allèrent d’un si bon pas qu’en vingt minutes elles eurent atteint la Villeneuve-sur-Gravois, ce quartier qui se bâtissait en hauteur sur les remblaiements du tout nouveau boulevard proche de la majestueuse porte Saint-Denis élevée sur l’emplacement de l’ancien rempart de Louis XIII. Notre-Dame de Bonne-Nouvelle régnait sur ce quartier peu dense dont la pointe de deux rues - La Lune et Bonne-Nouvelle - s’avançait en proue de navire au-dessus du boulevard. Un boulanger était installé là, répandant autour de lui une délicieuse odeur de pain chaud. Charlotte en acheta deux petits à la femme qui les vendait et lui demanda où habitait la dame Mauvoisin.

D’avenant, le visage de la boulangère se ferma :

-    C’est la deuxième maison à main gauche dans cette rue mais ça m’étonnerait que vous la trouviez au logis.

-    Pourquoi ?

-    J’en sais rien. C’est juste un conseil. Et puis ce n’est pas un endroit pour une jolie demoiselle comme vous !...

-    Oh, je veux seulement lui parler.

Elle avait été bien élevée. Elle se retint de conseiller à cette femme de se mêler de ce qui la regardait, paya ses petits pains, en donna un à Marie et, mordant dans le sien, elle se dirigea vers le lieu indiqué. C’était une assez belle demeure entourée d'un jardin clos de murs... Une porte munie d'un guichet y donnait accès et Charlotte actionna énergiquement le heurtoir de bronze. Au bout d'un instant, le guichet s’ouvrit et la tête d'une femme apparut :

-    Qu'est-ce que vous voulez ?

-    Voir la dame Mauvoisin. On m'a dit que...

Le volet se referma mais la porte s’ouvrit sur une matrone qui était sans doute une domestique... plutôt sale, qui la regardait d’un air terrifié et s'apprêtait à ouvrir la bouche pour dire quelque chose quand un homme parut dans le couloir d'où partait un escalier :

-    Par ici, Madame, fit-il d'un ton revêche. Votre servante restera avec moi !

Et il introduisit incontinent la jeune visiteuse dans une pièce entièrement tendue de velours noir et qui eût été obscure sans le chandelier à cinq branches posé sur une table recouverte du même tissu et côtoyant une grosse boule de verre posée sur un trépied. Le reste du mobilier se composait de trois sièges tendus de tissu rouge - un fauteuil derrière la table et deux chaises devant - et d'une armoire à plusieurs compartiments.

On lui désigna l'une des deux chaises où on la laissa seule pendant quelques instants, puis l'un des rideaux bougea mais au lieu de la devineresse qu’elle attendait, ce fut un autre homme, jeune celui-là, qui en sortit et vint s’asseoir à sa place.

-    Voulez-vous me dire ce que vous faites là, Mademoiselle de Fontenac ? S’enquit-il calmement.

Avec stupeur Charlotte reconnut le policier rencontré près de la chapelle désaffectée la nuit de sa fuite, mais le ton qu’il employa lui déplut et elle retrouva sa combativité :

-    Il me semble que ce serait à vous de m'apprendre pourquoi je vous trouve dans la maison de Mme Mauvoisin ?

Il eut un rire bref :

-    « Madame Mauvoisin » ? Que de cérémonies pour une criminelle plus connue sous le nom de la Voisin. Vous la connaissez bien... Vous êtes venue la consulter combien de fois ?

-    C’est votre habitude de poser plusieurs questions en même temps ?

-    Cela peut s’avérer efficace, mais revenons à vous. N’êtes-vous pas un peu jeune pour fréquenter ce genre de femmes?

-    Je ne fréquente pas. Je viens pour la première fois.

-    Qui vous a donné l’adresse et indiqué la Voisin ?

-    Ça ne vous regarde pas !

-    On vous élève bien mal chez les Ursulines de Saint-Germain ! Soupira-t-il, en se carrant plus confortablement dans le fauteuil. Ce genre de réponses n’est pas marqué au coin de la bonne éducation... Surtout quand elle s'adresse à la police du Roi. J'espère que vous en avez conscience et c'est pourquoi je répète : qui vous a envoyée ici ?

-    Un ami !

-    Quel ami ?

-    Il vantait devant moi le talent de Mme Mauvoisin pour déchiffrer l’avenir et je voulais savoir ce que me réserve le mien.

-    A votre âge vous avez le temps d’y penser ! Au fait quel âge avez-vous ?

-    C’est une question que l’on ne pose pas à une dame. C’est très mal élevé !

-    La police l’est souvent. J’ajoute que l’indiscrétion est aussi un de ses travers. Alors, quel âge ? Douze ans ? proposa-t-il guettant une réaction qui ne pouvait que venir. Et, en effet:

-    Quinze ! Et je suis fille noble ! Vous le savez ! J’ai donc droit à votre respect !

Il se leva et s’inclina à demi, une étincelle moqueuse dans ses yeux bleus :

-    Mais vous l’avez, ma chère demoiselle, ou plutôt vous l’aurez quand vous m’aurez confié le nom de celui qui vous a envoyée dans ce cloaque !

-    Cloaque ?

-    Dieu du Ciel ! Il faut tout vous expliquer ? Alors, expliquons : hier dimanche, à la sortie de la messe à l’église du quartier, j’ai appréhendé au nom du Roi la femme Mauvoisin suspecte d’un certain nombre de crimes dont je vous épargnerai la liste pour n’en citer qu’un seul : rapt et égorgement d’enfants en bas âge !

-    Quelle horreur ! Gémit Charlotte en cachant sa figure dans ses mains. Comment peut-on faire de telles choses ?

-    Cela ne devrait pas vous surprendre, continua le policier impitoyable. Rappelez-vous la vieille chapelle de l’autre soir... et tenez !

Il se leva, alla tirer un des rideaux qui faisaient le tour de la pièce, découvrant un portrait accroché au mur : celui d’une femme d’une quarantaine d’années, assez jolie en dépit d’un aspect lourd et commun. Elle était bizarrement vêtue d’une espèce de dalmatique pourpre constellée d’aigles d’or aux ailes déployées et retombant sur une robe de taffetas vert ornée de dentelle. Une sorte de turban dissimulait ses cheveux.

Charlotte étouffa un cri sous ses mains jointes :

-    Mon Dieu ! Mais c'est...

-    La Voisin qui l’autre nuit accompagnait une riche cliente. Et vous vous souviendrez peut-être que je vous ai fait jurer d’oublier ce que vous veniez de voir ? D’où ma surprise en vous voyant venir...

-    Je ne savais pas que c’était elle, chevrota Charlotte. Sinon jamais je n’aurais essayé de l’approcher. On m’avait seulement dit que ses prédictions étaient remarquables...

-    Vous ne voulez toujours pas me dire qui est ce « on »? Insista son tourmenteur avec infiniment de douceur.

Les nerfs à bout, elle éclata en sanglots :

-    Est-ce que je le sais ? Hier j’ai entendu un jeune gentilhomme de Monsieur vanter ses talents de devineresse à un ami et je me suis enhardie à lui demander son adresse ! Mais je ne sais pas son nom !

Il la laissa pleurer, conscient du soulagement que pouvaient apporter les larmes, puis alla chercher un verre d’eau qu’il lui mit dans les mains et l’aida à le porter à ses lèvres.

-    Calmez-vous à présent ! Et revenons-en à ma recommandation de cette fameuse nuit : oubliez tout cela, les noms et les visages surtout, et tenez-vous à l’écart de ce qui pourrait bien être un gros orage. La Voisin vient de rejoindre à la Bastille deux autres sorcières : la Bosse et la Vigoureux grâce à qui d’ailleurs j’ai pu l’arrêter mais plusieurs personnes de la noblesse sont soupçonnées de pratiques sataniques et même d’empoisonnements. Le Roi va être informé et on ne sait ce que seront ses réactions. Alors retournez auprès de Madame, n’en bougez plus et faites-vous aussi petite que vous pourrez !

Laissant sécher ses larmes, elle le regarda, surprise de la douceur veloutée de cette voix grave qui pouvait être si dure. Il lui sourit - un sourire en coin assez moqueur -, devant son expression d’enfant apeurée, prit un morceau de papier sur la table, griffonna quelques mots et revint le mettre entre les mains de Charlotte :

-    S'il vous arrivait quoi que ce soit ou si vous aviez besoin d'aide, envoyez un mot ou un messager à M. de La Reynie qui est fort ami de votre tante ou alors à moi : je m’appelle Alban Delalande...