Les trois filles s'installèrent sur le lit en se couvrant de leur mieux avec les couvertures et entamèrent une attente suffisamment longue pour que Charlotte se rendorme tandis que les deux autres restaient aux aguets. Ce fut seulement après trois heures du matin que le pas royal précipita Louise hors du cabinet. Comme elle avait laissé la porte entrebâillée, on put entendre :

-    Un carrosse de la Cour viendra prendre Mlle de Fontanges vers midi. Veillez, Mademoiselle, à ce qu'elle soit prête !

-    Aux ordres de Votre Majesté !

L’instant suivant elle rejoignait Lydie et Charlotte, complètement réveillée cette fois :

-    Eh bien, soupira-t-elle, j’ai l’impression que ce soir vous rejoindrez la chambre des filles d’honneur, Fontenac !

Cependant, Louis XIV allait retrouver son escorte. Mais en traversant le corps de logis principal, il eut la surprise de voir en face de lui Monsieur son frère plus bouillant encore d’indignation que de fièvre et qui, enveloppé de deux robes de chambre, d’une pelisse fourrée, coiffé d’un bonnet de nuit et soutenu par son médecin se dressait sur son passage tel le génie de la vengeance :

-    Vous ici, Sire mon frère ? Et à cette heure de la nuit ? Prendriez-vous ma maison pour un bordel ?

Hors de lui, la fureur le faisait bégayer. Malheureusement, son accoutrement le rendait plutôt comique. Le Roi eut un bref éclat de rire mais se reprit vite :

-    Votre maison ? fit-il soudain cassant. Vous oubliez mon frère que ce palais vous est seulement prêté et qu’il m’appartient toujours. Il ferait beau voir que je ne sois pas libre de mes mouvements dans une demeure qui est mienne...

De rouge Monsieur vira au blanc cependant qu’un éclair traversait ses yeux noirs :

-    Le fait d’être votre frère m'ôte-t-il tout droit à la moindre considération ?

-    Nullement... mais quand vous aurez à vous plaindre arrangez-vous pour n’être pas risible !

Et sur cette flèche cruelle, Louis alla rejoindre son escorte et reprit au galop le chemin de Saint-Germain. Quelques heures plus tard, Angélique de Fontanges, rayonnante de joie et d’orgueil, faisait ses adieux à Madame ainsi qu’à ses compagnes et montait dans la voiture que lui envoyait celui qui était à présent son amant...

CHAPITRE III

UN FÂCHEUX PORTRAIT…

Entre la maison de Monsieur et celle de Madame, les contacts n'étaient pas fréquents. L’un habitait une aile du palais, l’autre celle d’en face. On se rejoignait pour le souper, pour les réceptions particulières ou pour des divertissements communs dans le corps de logis central, lieu de rencontre naturel. Parfois aussi dans les jardins lorsque le temps le permettait. Charlotte pour sa part y descendait fréquemment quelle que soit la couleur du ciel. Elle allait s’asseoir sur la margelle du premier bassin pour donner du pain aux oiseaux ou, d’autres fois, prenait place sur un banc avec un livre. Elle avait découvert un volume des fables de M. de La Fontaine chez un libraire du Palais de la Cité où l’avait conduite Lydie de Theobon et s’en délectait.

Ce matin-là, délivrée de son service et profitant d’un rayon de soleil, elle s'enveloppa de sa mante fourrée, prit son livre, descendit pour s'installer sur son banc favori qu’elle eut le désagrément de trouver occupé : deux jeunes gens qui ne pouvaient être que des proches de Monsieur si l’on en jugeait le nombre des rubans de leurs justaucorps

- bleus pour l’un et rouges pour l'autre - s'y entretenaient avec animation.

Voyant qu'ils lui tournaient le dos, elle eut soudain envie de savoir de quoi ils pouvaient parler et s'approcha discrètement en restant prudemment à l'abri d'une statue.

-    Tu y es vraiment allé, marquis ? Pourquoi donc ?

-    Pour qu’elle me dise la bonne aventure, pardi ! Il y a des choses que j'avais besoin de savoir et avant même d'ouvrir la bouche j'ai entendu tout ce que je désirais apprendre. C'est une affreuse matrone mais c'est une fameuse devineresse. Crois-moi, tu devrais la consulter, ajouta-t-il en donnant une petite tape sur l'épaule de son compagnon. Elle est pas-sion-nante !

Il possédait une voix haut perchée, des gestes précieux et chacun de ses mouvements dégageait une onde de parfum ambré. Son ami semblait plus calme - un peu moins de rubans aussi - et s’exprimait dans un registre moins aigu.

-    Je n’en vois pas la nécessité, fit-il. Et puis je ne sais pas si ce genre de visite est bien prudent. D’Assigny en parlait l’autre soir chez Mme de Soissons. Il en disait merveilles et surtout qu’elle procure des poudres pour l’amour...

-    C’est bien, l’amour, non ?

-    ... mais aussi pour se débarrasser facilement des gêneurs. Et moi personne ne me gêne !

-    Moi non plus, mais je suppose qu’il n'en est question que lorsqu’on lui demande. Encore une fois, elle peut te dévoiler ton avenir... Le mien sera superbe et c'est ce que je voulais savoir ! Nous rentrons à présent ?

-    Ma foi non. Je suis bien et je reste !

Voyant se lever le garçon aux rubans bleus, Charlotte exécuta un mouvement tournant autour de sa statue pour ne pas être surprise en train d’écouter, le laissa prendre du champ puis courut pour le rattraper : il venait de dire des choses si passionnantes qu’elle n’hésita pas à l’interpeller :

-    Monsieur !... Monsieur !

Il s’arrêta, retourna majestueusement sa longue silhouette qu’une perruque brune très frisée grandissait davantage :

-    Qu'est-ce ? Émit-il en cherchant parmi les dentelles de sa cravate un face-à-main dont il chaussa un nez presque grec. Est-ce moi que vous interpellez ainsi, jeune dame ?

-    Oui, Monsieur et je vous en demande excuses. Je suis Charlotte de Fontenac, fille d’honneur de Madame...

Il s’inclina, une jambe en avant tandis que son chapeau noir orné de plumes bleues exécutait quelques mouvements de voltige selon le rite de la bienséance :

-    Charmé !... Adhémar de Saint-Forgeat, gentilhomme de Monsieur, pour vous servir... Si vous me disiez en quoi... ?

-    J’y viens... mais d’abord il me faut demander votre pardon une fois de plus, pour l’indiscrétion involontaire que j’ai commise. Je vous explique : je viens souvent lire sur ce banc où vous étiez il y a un instant. Je vous ai vu trop tard et, sans le vouloir, j’ai entendu quelques-uns de vos propos. Je les ai trouvés si passionnants que j’ai continué à écouter. Ce n’est pas convenable mais je ne suis ici que depuis peu et j’aurais grand besoin de savoir ce que l’avenir me réserve et...

-    Vous voudriez consulter ma devineresse ?

-    Voilà !

Un sourire en demi-lune se peignit sur le visage du jeune homme :

-    C’est trop naturel... et d’ailleurs ce n’est pas un secret. Cette femme est fort connue à Paris. Le meilleur monde se succède chez elle...

-    Est-ce que... Est-ce qu’elle est chère ?

-    Un écu... mais cela le vaut. Davantage évidemment si on lui demande un... service particulier.

-    Oh non ! Je souhaite seulement qu’elle me dise la bonne aventure. A vous entendre, j'ai cru que l’on pouvait lui faire confiance ?

-    Tout à fait ! s'écria le jeune homme - il ne devait guère avoir plus de vingt ans ! -, visiblement ravi d’avoir fait une adepte. Eh bien, sachez qu’elle se nomme Catherine Mauvoisin, dite la Voisin, et qu’elle habite une belle maison rue Beauregard près de l’église Notre-Dame de Bonne-Nouvelle dans le quartier de la Villeneuve-sur-Gravois... Connaissez-vous Paris ?

-    Non ! Je vivais à Saint-Germain jusqu’à présent et ne suis jamais venue au Palais-Royal avant mon entrée chez Madame !

-    Ah !... Eh bien c'est, comme son nom l’indique, un quartier assez neuf où gîtent volontiers des menuisiers. Il s’y trouve des maisons cossues avec parfois un jardin, dont celle de la Voisin... Je vous y mènerais volontiers, ajouta-t-il après un court silence, si je ne devais demain accompagner Monsieur qui se rend pour quelques jours à son château de Villers-Cotterêts.

La grimace qu’il fit sur les derniers mots laissa entendre que ce voyage ne l’enchantait pas. Compatissante, Charlotte demanda :

-    Vous êtes obligé d’y aller ?

-    J’ai l’honneur d’être l’un des proches de Son Altesse Royale sans lesquels elle ne saurait se déplacer, mais le château où elle a fait exécuter des travaux est... à peine habitable en cette saison et je m’enrhume si facilement ! fit-il en extrayant de sa manche un mouchoir orné de dentelle qu’il agita devant son visage comme pour chasser les mouches.

La mine piteuse de ce grand garçon si visiblement en bonne santé amusa Charlotte mais elle n’en montra rien. C’eût été maladroit. Tout au contraire, elle dit gentiment :

-    Je vous promets de prier pour que le temps vous soit clément et que vous ne restiez pas trop longtemps !

-    Ah, vous êtes bonne ! Soupira-t-il avec âme. Soyez assurée qu'au retour je vous reverrai avec plaisir !... Croyez-moi bien votre serviteur, ajouta-t-il en renouvelant son salut.

Et il s'éloigna d'un pas dansant rendu possible par le fait que lui, au moins, ne portait pas de talons trop hauts. Charlotte le regarda disparaître dans le palais côté Monsieur, regagna à son tour le côté Madame et la chambre qu’elle partageait désormais avec Lydie de Theobon, qui d’ailleurs n'y était pas. Elle en profita pour appeler Marie sa camériste qu'elle savait parisienne et lui demanda si elle connaissait l'église Notre-Dame de Bonne-Nouvelle. Celle-ci répondit par l'affirmative mais sans cacher sa surprise :

-    Vous voulez y aller ?

-    Oui. Est-ce loin d'ici ?