N’ayant nulle envie de la voir envahir ses salons, elle choisit de la recevoir dans le vestibule afin de ne laisser aucune équivoque sur le ton réel de leurs relations, mais elle n’eut pas le loisir d’ouvrir la bouche pour demander à l’intruse ce qu’elle venait faire chez elle. Déjà, la baronne s’écriait :

-    Où est Charlotte ? Puisque ces imbéciles ont été incapables de la trouver je viens la chercher ! Qu’on me l’amène, je n’ai pas de temps à perdre,…

-    Moi non plus. Alors autant que vous le sachiez une bonne fois, elle n’est pas ici et vous pouvez repartir !

Le joli visage de poupée que la maturité commençait à orner d’un double menton se crispa de fureur :

-    Pas sans elle ! Je sais qu'elle est chez vous et je vous conseille de cesser ce jeu qui pourrait vous coûter fort cher !

Debout sur la dernière marche du grand escalier, les bras croisés sur sa poitrine, la comtesse s’esclaffa :

-    N’essayez pas de m’intimider. Vous me connaissez suffisamment pour savoir que c'est au-dessus de vos moyens. En outre vous devriez accorder quelque confiance à la horde que vous avez eu l’audace de m’expédier. Ils n’ont pas trouvé ma nièce pour l’excellente raison qu’elle n’y est pas ! Rentrez chez vous et n’en parlons plus !

-    Vous ne vous en tirerez pas de la sorte. Si elle n’est pas ici, c’est qu'elle est dans votre hôtel de Paris ou - pourquoi pas ? - à Brécourt.

Claire haussa les épaules :

-    Ridicule ! Voulez-vous me dire ce que pourrait faire une enfant de quinze ans seule dans un hôtel fermé ou dans un château féodal glacial battu par les vents de mer ? Le remède serait pire que le mal, car ce serait changer de prison.

-    Je ne vous crois pas ! Vous la cachez quelque part et je vous donne ma parole que je mettrai la main dessus. Ce sera effectivement pour changer de prison car c’est au Carmel que je l’enfermerai ! Je suis sa mère, vous l’oubliez un peu vite !

-    Ne l’oubliez-vous pas vous-même ?... Afin de vous assurer la fortune de mon frère pour en faire hommage à ce bellâtre prétentieux qui pourrait être votre fils et que vous vous disposez à épouser ? Etrange mère, en vérité ! Jamais vous n’avez su ce que c’était et il serait fort étonnant que vous le découvriez à présent qu’il est trop tard !

-    Je n’ai que faire de votre opinion. J’entends faire de ma fille ce que je veux !

-    Au risque de la réduire au désespoir, mais que vous importe n’est-ce pas ? Elle n’est pas faite pour le couvent et Dieu ne s’intéresse pas aux « vocations » forcées. Charlotte se mariera...

-    Pas sans dot ! Grinça Marie-Jeanne.

-    J’y pourvoirai, rassurez-vous ! Et mon fils m'approuvera.

-    Vous la doteriez ? Vous ?

-    Je viens de vous le dire !

-    C'est vrai que vous êtes riche !

L’amère expression de cupidité qui transparaissait fit grimacer Mme de Brécourt :

-    Vous l’êtes aussi. Ou plutôt vous l'êtes encore jusqu’à ce que votre bel ami vous réduise à la misère. Ce à quoi il ne manquera pas, vous pouvez en être sûre. A présent faites-moi la grâce de vous retirer. J'en ai terminé !

-    Oh, vous n'en avez pas fini avec moi ! Je sais où porter ma plainte !

-    Et je sais, moi, comment vous le faire regretter ! Je vous donne le bonsoir !

Achevant de descendre son escalier, la comtesse obligea son ennemie - c'était bien le terme qui convenait ! - à s'écarter sans ajouter un mot et passa dans le premier salon en prenant soin de refermer la porte derrière elle. Quelques instants plus tard, le roulement d'une voiture lui apprit que sa visiteuse importune s'en allait.

Celle-ci n'avait pas franchi les grilles que Marguerite rejoignait sa maîtresse. Et, naturellement, elle n'avait pas perdu un mot de l'algarade :

-    Qu’entendait-elle par « je sais où porter ma plainte » ?

-    Rien ! Simple formule destinée à m’impressionner.

-    Si j’étais vous j’en serais moins sûre ! C’est une vipère que cette femme. Il convient de s’en méfier.

-    Je n’ai jamais dit le contraire mais je te rappelle qu'elle n’est pas reçue à la Cour où elle s’est arrangée pour déplaire à tout le monde. Après sa nuit passée avec le Roi, elle s’est vue au sommet de l'Olympe et en vingt-quatre heures elle avait réussi à offenser la Reine, qu’elle s’était autorisée à traiter avec désinvolture, et à se mettre à dos la redoutable Montespan. Le jour suivant elle était renvoyée dans ses foyers...

-    Oui, mais il y a cette nouvelle « amie » du Roi...

-    La Maintenon ? Qu'elle lui fasse bon visage est toujours possible mais je ne pense pas qu'elle aurait la sottise de plaider sa cause auprès du Roi. Notre Sire a la mémoire longue tu sais et le souvenir qu'il en garde ne doit pas être des meilleurs...

-    Sait-on jamais avec lui ?

-    Et en admettant même qu'elle y parvienne ? Charlotte est désormais sous la protection de Madame que le Roi apprécie énormément parce qu'elle lui parle vrai et qu’elle partage sa passion pour la chasse et la table ! Ce qu'il n'a encore jamais rencontré chez une jeune femme. Il y regarderait à deux fois avant de contrarier sa belle-sœur parce qu'il la sait très capable d'exploser ! Rassure-toi ! Je sais Charlotte à l'abri et je vais lui écrire pour lui dire où nous en sommes. Elle se sentira mieux ! Et moi, demain, je reprends mon service auprès de la Reine...

La lettre, en effet, fit grand plaisir à Charlotte... Après l’avoir relue, elle la plia soigneusement et la rangea dans le sac poussé sous son lit où elle serrait ses affaires, son installation dans le cabinet des filles d’honneur où celles-ci pouvaient entrer gardant un côté provisoire. On l’avait bien munie d’un coffre pour ses vêtements, mais la serrure n’avait pas de clef. Comme le lui avait expliqué Mlle des Adrets chargée de la bonne marche de l’appartement de ces demoiselles, c’était déjà une chance d’avoir un lit dans une pièce séparée. Son arrivée impromptue aurait pu lui valoir un matelas et une couverture dans l’une des chambres...

Le reste de la journée se passa sans incident. Ce ne fut pas le cas de la nuit suivante.

Par extraordinaire, ce soir-là, tout le monde s'était couché de bonne heure au palais où il n’y avait pas eu de grand couvert. Monsieur avait pris froid. Il toussait à fendre l’âme et, retranché dans son lit sous la surveillance de son médecin Jean Esprit, buvait force tisanes sucrées au miel et, entre chaque tasse, consultait son miroir à main pour voir si la fièvre qui lui rougissait le nez et faisait pleurer ses yeux ne commençait pas à céder. Madame, elle, qui avait soupé chez elle et en avait profité pour se faire servir une énorme choucroute accompagnée de saucisses variées, jambons, cervelas et autres charcuteries qu'elle se faisait envoyer d’Heidelberg, subissait les contrecoups de sa gourmandise - ce chef-d’œuvre ayant été précédé d’une tourte au gibier et suivi de quenelles de foie, de fromage de Munster et d’un assortiment de pâtisseries et de confitures. En dépit - ou à cause - de quelques pintes de bière, elle ne parvenait pas à digérer et comme elle faisait partie de ces déshérités qui n'arrivent pas à vomir, elle s’était réfugiée dans ses draps, une boule d’eau chaude sur son estomac gonflé dans l'espoir d’en activer la fonction. En compagnie aussi de Venningen qui lui lisait, en allemand, de vieilles légendes de son pays.

Il était environ minuit quand une troupe de cavaliers se présenta à l'entrée du Palais-Royal qu'elle prétendit se faire ouvrir au nom du Roi. Les sentinelles tentées de parlementer furent vite réduites au silence. C'était Louis XIV en personne qui, entouré d'une poignée de gardes du corps, arrivait chez son frère mais refusa qu'on le dérange. Ce n'était pas lui qu'il venait voir. D'un pas rapide, Sa Majesté entra dans le palais qu’elle traversa jusqu’à la deuxième cour au-delà de laquelle étaient les jardins dont une série d’arcades les séparaient. A main gauche se trouvait une porte menant à des appartements... dont celui des filles d'honneur.

Charlotte, qui commençait à s’endormir, entendit les coups frappés à ladite porte, sauta à bas de son lit et entrouvrit la sienne. Cela lui permit de saisir l'exclamation étouffée de Mlle des Adrets :

- Sire !

Il y eut des pas rapides et aussitôt après l'irruption dans son logis provisoire de Theobon et des Adrets en bonnet de nuit, robes de chambre et pantoufles. L'une et l'autre tout effarées et, du coup, même pas étonnées de la voir debout. Charlotte souffla :

-    Est-ce que c'est vraiment... le Roi ?

Louise des Adrets fit « oui » de la tête puis murmura comme si elle se parlait à elle-même :

-    Le moyen de lui refuser la porte ?

-    Mais que vient-il faire ?

La candeur de la question arracha un sourire et un haussement d’épaules à Theobon :

-    Il vient voir Fontanges !

-    A cette heure-ci ? Et... depuis Saint-Germain ?

-    Il n’y a pas d’heure pour les braves, ni de distances ! Et ne me regardez pas de cet œil ahuri ! A quinze ans et dans un palais princier on est en âge d’entendre ces choses-là ! Il est venu coucher avec elle et nous voilà dehors !

-    Mais... que vont dire Madame et Monsieur ?

-    Madame je ne sais pas. Ce n’est pas la première fois que Sa Majesté lui... emprunte une de ses filles d’honneur. Je me suis même demandée si elle ne faisait pas exprès de nous choisir plutôt jolies alors qu'elle-même est franchement laide.

Charlotte tombait des nues :

-    Pourquoi le ferait-elle ?

-    Pour lui faire plaisir, la renseigna des Adrets. Elle a de la tendresse pour lui, vous savez. Peut-être un peu trop et on ne peut pas lui donner tort : le Roi est charmant... quand il veut ! C'est un moyen comme un autre de s'attirer son amitié et de le faire venir chez elle... Si on s’asseyait ? Le feu est éteint et on ne peut pas dire qu’il fasse chaud !