Au matin de son arrivée, donc, Charlotte choisit d’aller visiter le jardin qu’elle avait seulement aperçu depuis les fenêtres. Elle adorait les plantes, les fleurs, les arbres, et ses meilleures heures au couvent avaient été celles passées dans l’enclos à regarder pousser et s’épanouir selon les saisons perce-neige et ellébores, primevères, violettes, giroflées et pivoines mais surtout les roses. Sans oublier les herbes médicinales dont l’infirmerie faisait grande consommation. Le plus souvent en compagnie de son amie Victoire des Essarts qui partageait cette attirance.

Au Palais-Royal, le jardin ne ressemblait guère à celui des Ursulines. Récemment redessiné par le déjà célèbre Le Nôtre, il étalait noblement ses parterres de broderies autour des deux bassins qu’animaient des jets d’eau lorsque les princes s’y promenaient. De part et d’autre, une longue allée d’ormes abritant des bancs de pierre invitait à un moment de détente ou de rêverie. C’est sur l’un d’eux que Charlotte choisit de s’asseoir après avoir effectué le tour complet. Il faisait doux ce matin et un clair soleil s’insinuait entre la tendre verdure des feuilles nouvelles en train de poindre. Elle y était depuis un petit moment quand elle vit venir à elle cette Fontanges dont elle avait fait connaissance dans la nuit de façon tellement inattendue.

-    Me permettez-vous de m’asseoir auprès de vous ? demanda celle-ci avec un air de timidité qui lui allait bien. Je suis vraiment désolée de vous avoir dérangée dans votre sommeil. Je ne l’ai pas fait exprès...

-    J’en suis persuadée, dit Charlotte en lui rendant son sourire. Vous ne pouviez pas deviner qu’on avait installé un lit dans ce cabinet. Mais prenez place, je vous en prie, ajouta-t-elle en resserrant ses jupes contre elle. On a dû vous dire que j'étais entrée au Palais-Royal de façon un peu fortuite, amenée par ma tante la comtesse de Brécourt que vous connaissez peut-être ?

-    Non. Il n'y a pas très longtemps que je suis au service de Madame et on ne me parle pas beaucoup. Avant que Mme la marquise de Montespan ne m’invite chez elle, je m'ennuyais parce que j’étais souvent seule...

-    Seule ? Dans ce palais plein de monde ?

-    Il y a du monde, oui, mais il est parfois si méchant !

-    Méchant ? Pas Madame tout de même ?

-    Non. Elle a été bonne pour moi. Même, elle a empêché les autres de se moquer de moi.

Charlotte ouvrit de grands yeux :

-    Qui pourrait avoir envie de se moquer ? Vous êtes belle à miracle.

-    Oui, mais je ne suis pas au fait des usages d'ici. Je viens d'une campagne d'Auvergne et je ne sais pas de quoi on parle quand il est question de livres, de théâtre, ou des bruits de la Ville et de la Cour. Les autres filles me trouvent gauche, sotte parce que je ne sais rien de ce qui les amuse. Alors j'ai regretté ma campagne. C'est beau chez moi, vous savez ?

Et peut-être parce qu’elle s'était tue trop longtemps, elle se mit à évoquer pour cette inconnue son vieux Cropières, la vaste maison méritant à peine le nom de château, tapie au fond d'un vallon près du bourg de Rauhlac. De hauts toits d'ardoise et une courte tour carrée marquaient seuls la seigneurie de cette demeure où elle était née et elle trouva pour la décrire des mots simples et touchants mais devint presque lyrique en évoquant les bois de châtaigniers, les eaux vives, les nuages changeants de son plateau cantalien et les petits bergers des champs paternels.

-    Et chez vous, comment est-ce ? demanda-t-elle en forme de conclusion.

-    Je n’ai pas de chez moi. Tant qu’a vécu mon père je vivais dans une belle demeure de Saint-Germain mais dès sa mort j’ai été mise pensionnaire chez les Dames Ursulines et l’on m’a fait savoir que je devais me préparer à y passer le reste de ma vie.

-    Et vous ne le souhaitez pas ?

-    Evidemment non ! Je veux seulement une vie comme les autres : me marier, avoir des enfants ! Vivre enfin, mais ma mère ne le veut pas. C’est pourquoi je suis réfugiée chez Madame. Et je suis bien contente !

La jeune Angélique prit un air boudeur :

-    Pas moi ! Et j’espère ne plus revenir ici ! C’est tellement mieux à Clagny, chez Mme de Montespan ! Tout est fabuleux ! Les salons, les meubles, les toilettes, les jardins !...

Charlotte émit un sifflement aussi peu protocolaire que possible :

-    Vous me paraissez difficile, Mademoiselle de Fontanges ! Ici ce n’est pas mal non plus il me semble et l’on m’a dit que le château de Saint-Cloud, où nous passerons la belle saison, est une merveille !

-    Ce n’est pas pareil ! Là-bas on m’a habillée comme une princesse... et puis il y a le Roi à qui j'ai été présentée ! Asséna-t-elle avec une autorité et un air de tête qui se voulaient superbes.

-    Ah ! Evidemment ! Et comment est Sa Majesté ?

Une sorte d’extase se peignit sur le visage de la jeune fille tandis qu’elle joignait ses mains et levait les yeux vers le ciel telle une sainte attendant une apparition.

-    Oh ! C'est le plus bel homme de la terre ! Il brille comme le soleil tant son habit porte de pierres précieuses ! Mais il pourrait ne porter qu’un petit habit : à son regard impérieux on sait tout de suite qu’il est le maître ! Et ce regard il l’a posé sur moi ! Il a même pris un moment ma main dans la sienne et j’ai cru défaillir !

-    A ce point ? Émit Charlotte, qui pensait que c’était peut-être un peu beaucoup.

-    Oh oui ! Bien plus même !... Il a promis que nous nous reverrions bientôt ! C’est pourquoi, ajouta-t-elle soudain boudeuse, je suis fort étonnée que Mme de Montespan ne m’ait pas gardée chez elle. Enfin ! J’ai bon espoir d’y retourner un jour prochain puisque le Roi a promis !

Elle se leva sur ces derniers mots :

-    Je crois que je vais rentrer ! Je sens un peu de frais !

Elle quitta Charlotte sur un petit salut et retourna vers l’entrée du palais, laissant sa confidente d’un instant partagée entre la compassion et l’envie de rire. Mlle de Theobon avait raison, Angélique de Fontanges était sans doute la plus jolie fille qui soit mais c'était une vraie bécasse ! Etonnamment frileuse pour qui avait passé sa vie dans les montagnes d’Auvergne et au milieu des moutons ! En reprenant sa promenade à travers les jardins, Charlotte se promit de lui montrer à l’avenir plus d’intérêt puisque c’était ce dont elle semblait manquer le plus. Ainsi elles se sentiraient moins seules l’une et l’autre...

Elle se disposait à rentrer à son tour quand elle vit venir l’un des pages de Madame, un jeune Allemand nommé Wendt qui l’avait saluée quand les princes allaient à table et avec qui elle avait échangé un sourire. Avec un accent à couper au couteau, il lui remit une lettre que l’on venait d’apporter pour elle, salua, sourit à nouveau et s’éclipsa. Reconnaissant l’écriture de sa tante, Charlotte se hâta de l’ouvrir...

A son retour à Prunoy, Claire de Brécourt trouva sa maisonnée en révolution, ses jardiniers déjà occupés à effacer, sur le sable des allées, le passage d’une troupe à cheval et Marguerite au comble de l’excitation. Laissant à peine le temps à sa maîtresse de descendre de carrosse, elle clama :

-    Est-ce que Madame la comtesse se rend compte ! Les gendarmes du Roi ici, fouillant la maison, posant des questions sur ceci ou sur cela ?

-    Ne serait-ce pas sur Charlotte ? Il fallait bien nous attendre à quelque chose de ce genre. Ont-ils fait des dégâts ?

-    Non. Nous y avons veillé, Marguerite et moi, déclara Robin, le majordome, et nous n’avons pas eu trop de mal parce que si ces gens venaient au nom du Roi, ils n’avaient aucun ordre écrit à présenter. Ils se sont contentés de regarder partout mais sans rien abîmer et sans rien déranger. Ça, ils ont ouvert toutes les portes pour regarder ce qu’il y avait derrière et ils ont interrogé tout le monde sans obtenir une autre réponse que : on n’a pas vu Mlle de Fontenac depuis six mois. Et quand je leur ai rappelé que Madame était des dames de la Reine, ils ont eu l’air surpris et n’ont pas insisté.

-    Allons, le mal n’est pas grand et je vous remercie tous de votre attitude et de votre fidélité. L’absence de mandat prouve à l’évidence que ces gens ont dû être envoyés grâce à une complaisance de leur chef... Au fait, savez-vous son nom?

-    Un certain capitaine Langlumée, mais ce n’est pas lui qui m’en a informé : c’est l’un de ses hommes... Bizarre, non ?

-    Oui, mais facile à comprendre : ils n’avaient aucun pouvoir réel et leur intervention a dû être obtenue d’une façon aussi peu officielle que possible ! Je verrai cela demain en allant chez la Reine...

Elle devinait sans peine d’où venait le coup. Ce Langlumée devait faire partie des « relations » de sa belle-sœur mais il convenait d’être prudente et de ne pas prendre l’affaire à la légère, même si le Roi n’en savait rien. Ce qui signifiait que les relations nouées par la mère de Charlotte avec la nouvelle marquise de Maintenon étaient peut-être plus efficaces que l’on ne pouvait s’y attendre...

La confirmation lui vint une heure plus tard en la personne de Marie-Jeanne elle-même dont la voiture stoppa devant le perron du château peu avant l’heure du souper. Laissant à peine au cocher le temps d’arrêter ses chevaux, Mme de Fontenac sauta à terre et se précipita à l’intérieur, relevant à pleines mains une jupe de velours rose et des jupons de dentelle découvrant des petits souliers de même tissu et de même couleur. Sur l’ensemble une ample mante dans une gamme de nuances assortie mais beaucoup plus foncée et fourrée d’hermine dont la vue remonta d’un pouce les sourcils de Mme de Brécourt : avait-on jamais vu une veuve proche de la quarantaine s’habiller de rose comme une jouvencelle ? Il devait y avoir du vrai dans cette histoire de remariage...