Une autre voix répéta ses paroles, celle de Geoffroi de Charnay, presque dans les mêmes termes... mais les deux autres dignitaires s'efforcèrent de les faire taire. Ceux-là avaient envie de vivre, fût-ce dans la pire prison.

- Mon Dieu ! gémit Mathieu, qu'ont-ils fait ? Ils vont être déclarés relaps et comme tels, chassés de l'Eglise et livrés à la justice du Roi !

En effet le tribunal, au milieu du vacarme suscité par la protestation du Grand Maître, remettait en hâte les prisonniers au Prévôt et rentrait promptement dans Notre-Dame pour délibérer. La foule s'écoula derrière eux à l'exception de quelques hommes parmi lesquels Olivier reconnut plusieurs de ceux qui venaient la nuit à Montreuil ou qui appartenaient au chantier de la cathédrale. A l'évidence ils venaient aux ordres.

- Que faisons-nous ? demanda l'un d'eux. Rentrons-nous à Montreuil pour réfléchir ?

- Sûrement pas. C'est à Philippe de décider à présent et il va décider vite. Nous ne devons pas quitter Paris. Passez le mot : on se retrouve à la maison de la rue du Plâtre pour ceux qui n'ont pas d'arme et les autres aux cabanes du port Saint-Landry... le Prévôt a filé droit au Palais. Je vais l'y attendre pour essayer de savoir. Toi, Rémi tu vas chercher ta tante, tu la ramènes à l'hôtel de Nesle... sans oublier de prendre la clef et tu nous rejoins.

- Et moi ? réclama Olivier.

- Me suivez, s'il vous plaît !


Le chemin n'était pas long qui menait du parvis aux portes du Palais ouvrant non plus sur la Seine comme au temps de Saint Louis mais, par une plus vaste entrée sur la grande cour du Mai, juste en face de la rue de la Draperie et à la jonction des rues de la Barillerie et de la Cour-le Roi. Ployebaut en effet s'était précipité aux pieds du Roi. L'attente de Mathieu et d'Olivier dura un moment, mais quand le Prévôt reparut il était dans une telle agitation que le bâtisseur dut l'arrêter presque de force pour pouvoir lui parler avant qu'il ne remonte à cheval.

- Alors ? demanda-t-il. Qu'a-t-on décidé ?

S'il avait été dans son état normal, Ployebaut eût envoyé promener l'insolent qui osait l'interroger - et sur quel ton ! -, lui le Prévôt de Paris, mais Mathieu n'était pas n'importe qui et l'on se connaissait de longue date... Ployebaut à cet instant n'était pas lui-même : son œil était hagard.

- Le feu ! jeta-t-il. Dès ce soir, les deux Templiers seront huilés et je dois faire élever le bûcher dans l'île aux Juifs afin que notre sire Philippe puisse assister à l'exécution depuis le Palais... Je me demande comment le peuple va prendre ça... s'il n'y aura pas d'agitation. On est venu dire au Roi que la rétractation du Grand Maître a fait grosse impression... Laissez-moi passer maintenant ! J'ai beaucoup à faire !

Aidé de Mathieu, il escalada son cheval et n'entendit pas le « Moi aussi » que murmura le maître d'œuvre, mais Olivier, lui, entendit :

- Qu'avez-vous en tête, Maître Mathieu ? Vous avez compris ? « Il » va les tuer ce soir même et je ne vois pas qui pourrait l'en empêcher...

- Nous peut-être, les hommes de la pierre et du bois, qui sommes bien plus nombreux que vous ne l'imaginez... et si Dieu comme je l'espère daigne nous assister ! Venez ! Il n'y a pas une minute à perdre.

Olivier suivit sans plus rien dire mais avec dans le cœur quelque chose qui ressemblait à de la joie : sous ses yeux le paisible Mathieu, l'homme entre les mains duquel toute pierre devenait prière en s'élançant vers le ciel afin de prendre sa place parmi ses sœurs, était en train de se muer en chef de guerre. Il n'y avait pas à se tromper sur sa voix devenue brève, son œil plein d'éclairs : il s'apprêtait bel et bien à s'attaquer aux troupes royales, à entrer en rébellion ouverte contre le redoutable Philippe pour lui arracher celui qu'il appelait « Maître Jacques » avec tant de vénération, à tout sacrifier peut-être... et c'était rudement excitant après une si longue période d'inaction !

Après avoir repris l'unique cheval laissé par Rémi et sur le large dos duquel ils grimpèrent tous deux, on rentra à Montreuil mais pas pour y rester. En quelques phrases rapides, Mathieu donna ce qui n'était rien d'autre que des ordres : dès le retour de Rémi, les femmes devraient prendre place dans le chariot avec ce qu'elles avaient de plus précieux mais sans bagages excessifs qui attireraient l'attention. Le garçon les conduirait à Saint-Maurice où le véhicule serait laissé aux moines comme on en avait l'habitude quand, aux beaux jours, on allait faire une promenade en barque. Celle que l'on empruntait le plus souvent leur ferait descendre la Seine jusqu'à Passiacum où Rémi les installerait dans la maison de Bertrade...

Comprenant que l'heure était grave et que toute discussion serait du temps perdu, aucune n'éleva d'objection, mon toutefois Juliane qui osa :

- Notre chère maison va donc être abandonnée ?

- Pourquoi abandonnée ? Vous allez visiter près de… Meaux une parente dans les ennuis. Et j'espère bien vous ramener ici quand je serai sûr qu'il n'y a plus rien à craindre. Et vous, ma mère, pas question de rester en arrière quoi que vous en pensiez ! Je veux vous voir chez Bertrade.

Il les embrassa, puis, toujours flanqué d'Olivier réduit à l'état de témoin muet, il repartit. A pied cette fois, on se rendit dans cette maison de la rue au Plâtre où il avait escamoté les deux Templiers après le tumulte du Temple.

Beaucoup de monde circulait encore dans les rues. On l'arrêtait, on causait, on commentait l'événement inouï qui venait de se produire et très certainement, à part les malades, aucun n'irait au lit avant la terrible fin de la tragédie. Ce soir il y aurait une foule énorme sur les bords de la Seine. En attendant, les quelques hommes qui vinrent frapper à la porte n'attirèrent l'attention de personne. Olivier en connaissait quelques-uns : il y avait là Cauvin le Montois, François le Dauphiné, Lucien d'Arras, Joseph d'Argenteuil, Ronan le Breton, tous appartenant à ces compagnons « estrangers » qui mettaient leur savoir au service de tel ou tel chantier d'église ou de cathédrale. Tous travaillant depuis longtemps avec Mathieu et presque tous ayant reçu du Temple leur formation et leur enseignement.

Mathieu leur distribua des armes faciles à dissimuler sous les cottes courtes, comme les dagues ou les frondes, ou sous les cottes plus longues, comme les épées. Olivier, lui, avait repris dans sa cellule celle dont il se servait pour instruire Rémi... Il accepta cependant une dague supplémentaire. Ensuite de quoi on quitta la maison dont tous, en cas de besoin, savaient où trouver la clef et l'on se dispersa dans l'animation des rues pour se rejoindre au port Saint-Landry, au flanc nord de l'île de la Cité.

Portant le nom d'une église romane qui l'avoisinait, le port existait depuis toujours. Il avait été longtemps le seul depuis l'époque où Paris s'appelait Lutèce et où la ville se résumait à la seule Cité. Vite encombré par le trafic et l'agglomération prenant de l'ampleur, il avait été relayé par celui de la Grève créé par le Roi Louis VII, père de Philippe Auguste. Il continuait à servir cependant aux besoins de la Cité et, singulièrement, au déchargement des matériaux apportés par la Seine pendant la construction de Notre-Dame - pas encore achevée à ce jour - qui avait commencé un siècle et demi plus tôt quand le même Louis VII avait posé la première pierre du chef-d'œuvre voulu par l'archevêque Maurice de Sully. Il servait aussi au ravitaillement des chanoines de la cathédrale et d'une partie de la Cité.

En arrivant à la Grève, la petite troupe vit qu'il y avait déjà du monde, mais que la berge était sévèrement gardée par des soldats : on devait à la fin du jour y embarquer les condamnés afin de les conduire au lieu du supplice : l'un des deux îlots à la pointe des jardins du Roi. Sans y prêter autrement attention, on s'engagea sur le pont que l'on commençait à traverser quand Cauvin le Montois, qui était le chef de chantier de Mathieu, jetant un coup d'œil au port dont une partie était cachée par le prieuré de Saint-Denis-de-la-Châtre et par le « Haut Moulin » planté dans le fleuve, s'aperçut qu'il s'y passait quelque chose : des hommes étaient en train d'endosser des sarraus de toile blanche comme en portaient les maçons pour protéger leurs vêtements des éclaboussures du plâtre ou du mortier.

- Qui sont ceux-là ? demanda-t-il au maître. Je ne les connais pas et, en outre, les ordres sont de se faire remarquer le moins possible ! Allons voir !

Ils partirent en courant et le pont franchi, dégringolèrent au port par la pente le long de laquelle on hissait les marchandises lourdes. Là ils se trouvèrent en face d'une douzaine d'hommes abondamment chevelus et barbus qui s'étaient approchés d'une barge vide dans l'intention évidente d'y prendre place.

- Qui êtes-vous ? Que cherchez-vous céans ? aboya Mathieu. Cette bargeest à moi...

L'un des plus grands qui semblait le chef vint à lui, les autres se rangeant derrière :

- Faites excuses, bourgeois, mais nous en avons besoin et nous sommes pressés. Vous feriez aussi bien de ne pas nous gêner !

Le ton comme l'attitude étaient hostiles tout en se voulant patients, mais ni Mathieu ni les siens n'étaient disposes à se laisser impressionner.

- Nous pareillement ! Et d'abord nommez-vous si vous n'êtes pas des malandrins. J'ai nom Mathieu de Montreuil, maître bâtisseur à Notre-Dame.

- Moi, je suis Jean d'Aumont et je vous salue, vous sachant homme de bien, et c'est pourquoi je vous conjure de ne pas vous opposer à...

- Il ne s'opposera pas, dit l'un des faux maçons qui s'était approché. Et même il se pourrait qu'il nous aide ? Nous venons pour...

L'élan d'Olivier qui se précipita sur lui et l'empoigna par les épaules lui coupa la parole. Quelques mots lui avaient suffi pour reconnaître cette voix.