Il était tôt le matin mais le Roi avait fait annoncer par toute la ville que, devant Notre-Dame, les dignitaires du Temple allaient enfin recevoir leur jugement. Aussi les rues étaient pleines d'un monde qui se partageait en deux : ceux qui allaient vers L'Enclos pour assister à la sortie des prisonniers avec l'intention de les accompagner et ceux qui se dirigeaient directement vers le parvis de la Cathédrale.
Mathieu et les siens furent de ceux-là. L'atmosphère de Paris était inhabituelle. Echoppes et boutiques étaient fermées. Tout le monde était dans la rue comme pour une fête. Ce que l'on se préparait à voir était un spectacle comme un autre et le peuple adorait les spectacles. Tous, depuis les joyeuses « entrées » royales jusqu'aux exécutions capitales en passant par les « mystères » joués sur les places et les tours des baladins et autres bateleurs qui se produisaient au coin des rues. Rien de la sorte ce matin-là : ce que l'on allait voir, avec une curiosité cruelle, c'était ce que près de sept années de prison avaient fait de ces superbes seigneurs qu'étaient le Grand Maître et les plus notoires de ses frères. Sans les plaindre toutefois : ils avaient avoué de si affreuses pratiques, des actions si haïssables qu'on les apparentait plutôt à des sorciers assez vils pour fouler aux pieds la Croix, cracher dessus et adorer une tête d'idole qui ne pouvait être que celle de Satan. Celui-là seulement, le Maudit, avait pu les faire tellement riches ! A ce sujet les avis étaient partagés : certains prétendaient que dans leurs maisons fortes on avait trouvé des monceaux d'or, d'autres que, prévenus par le Diable, ils avaient enfoui leurs richesses dans les entrailles de la terre.
Tout en conduisant prudemment son cheval à la suite de Mathieu que l'on connaissait bien et que beaucoup saluaient, Olivier écoutait, regardait, notait les malveillances, les propos stupides qui ne lui inspiraient que mépris. Une sorte de soulagement plein d'attente l'habitait : enfin il allait revoir frère Clément en espérant que les cachots n'eussent pas trop amoindri son énergie. Il allait surtout savoir où il serait conduit après la sentence afin de pouvoir réaliser ce dont il rêvait depuis si longtemps : l'arracher à ses gardiens. Chose impossible tant qu'il serait retenu dans le donjon mais plus accessible peut-être dans une quelconque forteresse de province... Si rude que fût la tâche, elle ne lui faisait pas peur, bien au contraire ! Enfin, il allait pouvoir accrocher sa vie à la plus noble des causes ! Même les joies – certaines ! - éprouvées lorsqu'il avait découvert que ses mains pouvaient créer des « images » n'étaient rien auprès de cette espérance.
Quand on fut à la place de Grève, on vit que le nouveau pont Notre-Dame - un bel ouvrage de charpente ! - qui avait remplacé un an plus tôt la vieille « Planche Mibray » était noir d'une foule en marche lente vers les impressionnantes tours blanches de la cathédrale.
- On ne nous laissera jamais passer, dit Mathieu. Il faut y aller à pied comme tout le monde... et jouer des coudes. Nous laisserons les chevaux sous l'auvent du Parloir des Bourgeois...
- Moi aussi ? protesta Bertrade. Je n'ai pas envie d'être piétinée...
- En ce cas, ou bien vous restez avec les bêtes, ou bien Rémi vous mène jusqu'au Grand-Pont mais il vous faudra revenir à travers la Cité jusqu'au Petit-Pont... qui doit être aussi encombré...
- Je reste là ! grogna-t-elle. Il suffit d'attendre que la cérémonie soit terminée !
Les trois hommes partirent donc à pied et s'enfoncèrent dans la foule avec une patience et une obstination qui portèrent leurs fruits. Par la rue de la Lanterne, la rue de la Juiverie et la rue Neuve-Notre-Dame ils traversèrent l'étroit lacis des artères de la Cité jusqu'à ce qu'ils voient la cathédrale se dresser devant eux, sans pouvoir accéder au parvis déjà encombré mais où un large espace vide était délimité par les gardes de la Prévôté. Là ils n'attendirent pas longtemps : une rameur s'élevait plus forte à mesure qu'elle se rapprochait, les prisonniers arrivaient et bientôt le chariot qui les portait débouchait sur la place entouré d'une file dense d'archers... Et le cœur d'Olivier se serra. Ils étaient quatre, quatre vieillards décharnés vêtus de guenilles, enchaînés, qui se cramponnaient de leur mieux aux planches du véhicule. Reconnaissables encore pourtant. Il y avait le Grand Maître, le Précepteur de Normandie, Geoffroy de Charnay, celui d'Aquitaine, Geoffroy de Gonneville et Hugues de Pairaud, Visiteur de France…
Mais le cinquième, Clément de Salernes, Précepteur de Provence, n'y était pas. A moins que, rendu incapable de le tenir debout à la suite des tortures, il fût étendu dans la paille au fond du chariot...
Saisi par une soudaine terreur, Olivier voulut s'élancer vers les prisonniers et s'en assurer, mais la poigne de Mathieu le retint : le maître d'œuvre avait saisi instantanément ce qu'il se passait dans l'esprit de son ami :
- Ne bougez pas ! J'y vais ! Moi, le Prévôt me connaît...
Sans trop de douceur cette fois, il fendit la foule impressionnée à la fois par sa carrure et la qualité de ses vêtements. Grimpé sur un montoir à chevaux de l'Hôtel-Dieu, Olivier vit son chaperon de velours noir voguer jusqu'à la monture du Prévôt de Paris, Jean Ployebaut, qui surveillait d'un œil ennuyé l'approche du tombereau jusqu'au bas des marches, mais eut pour lui une grimace amicale et se pencha sur l'encolure pour lui parler. Un instant plus tard, Mathieu revenait, très sombre. Olivier sentit sa bouche se sécher :
- Il est là, dans la paille ? demanda-t-il.
- Non. Ce matin, on l'a trouvé mort dans sa cellule. Hier Nogaret l'a fait remettre à la torture après qu'un avis anonyme - à moins qu'on ait voulu taire le nom - l'eut dénoncé comme étant l'auteur de la disparition des principaux trésors du Temple. Il vivait encore au moment où on l'a rapporté dans son cachot, mais quand on est venu le chercher pour l'emmener... Dieu a eu pitié je pense, car, selon Ployebaut, il était le seul à n'avoir jamais rien avoué. Et de ce fait il était destiné au bûcher alors que c'est la prison à vie qui attend les autres...
Olivier ferma les yeux, envahi par une douleur dont il n'imaginait qu'elle pût être aussi rude. C'était la même que celle ressentie à Valcroze quand l'immonde Roncelin s'apprêtait à coucher son père sur un gril ardent. Il devait à frère Clément sa vocation, ses plus beaux rêves. D'une voix blanche il demanda :
- On ne sait vraiment pas qui l'a dénoncé ?
- Non...
- Moi, je sais... Ce ne peut être que lui...
- Penseriez-vous à ce Roncelin que j'ai cherché pour vous après l'arrestation ? Il y aura bientôt sept ans et il doit être mort !
- Je jurerais qu'il est vivant... Sa soif de l'or et Satan son maître le tiennent en vie pour semer le malheur et la souffrance !
- Calmez-vous, je vous en prie ! N'attirez pas l'attention...
En fait il n'y avait pas grand-chose à craindre de ce côté, la foule n'ayant d'yeux et d'oreilles que pour ce qui allait commencer. Sur la tribune devant les portails venaient d'apparaître les robes violettes, noires et blanches des inquisiteurs Guillaume de Paris et Bernard Gui, ou rouge lie-de-vin d'un des trois cardinaux de la Commission pontificale. Celle de Jean de Marigny, l'archevêque de Sens, était particulièrement riche : il tenait à se faire remarquer. En face d'eux, les Templiers que l'on avait laissés dans leur chariot afin que la foule puisse mieux les voir.
Elle était silencieuse, la foule. Si quelques malédictions, quelques cris « à mort » s'étaient élevés ici ou là - sans doute des hommes de Nogaret chargés d'entraîner les autres, ils s'éteignirent vite. D'ailleurs le dernier acte de ce grand drame allait se jouer. Du moins tous pensaient que c’était le dernier...
Les prélats s'étant assis, le cardinal de Sainte-Sabine, Arnaud Nouvel, s'avança jusqu'au bord des marches, tenant à la main un épais rouleau de parchemin qu'il déroula. Puis d'une voix nette, face à ces quatre hommes brisés, hébétés, il commença à lire la longue suite des aveux, non seulement de ceux qui étaient présents mais de beaucoup d'autres, morts brûlés ou relâchés plus ou moins estropiés par les tourments :
- ... Entendu le frère Guy Dauphin... le frère Géraud du Passage... le frère...
La liste était longue de ces confessions arrachées au fond d'affreuses caves par le fer ou par le feu. D'autres aussi, données spontanément par peur ou parfois par une étrange contrition. Les prisonniers l'écoutaient sans rien dire, comme s'ils n'entendaient pas, comme si cette litanie effrayante passait au-dessus de leurs têtes. Vint enfin la sentence :
- « ... Les condamnons au mur et au silence pour le reste de leurs jours afin qu'ils obtiennent la rémission de leurs fautes par les larmes du repentir. »
Puis, tandis que le cardinal allait se rasseoir, il se fit un grand silence :
- Quoi, c'est tout ? chuchota Mathieu. Ne nous diront-ils pas en quels châteaux, en quelle abbaye on va les emmener ?
Mais soudain une voix s’éleva, tellement forte, tellement puissante qu'il était difficile de croire qu'elle sortait de la poitrine creuse du Grand Maître. Galvanisé par un sursaut venu des profondeurs mystérieuses qui la suscitaient au plus fort des batailles, Jacques de Molay clamait :
- Je suis coupable, oui... mais pas de ce qu'on m'accuse ! Coupable d'avoir avoué pour sauver ma vie tout ce qu'on a exigé de moi. Coupable d'avoir trahi le Temple dont j'étais le Grand Maître, coupable d'avoir cédé à la peur, aux menaces et aux cajoleries du Pape et du Roi, mais le Temple est pur, le Temple est saint et tout ce qu'on lui reproche est faux et faux aussi les aveux !
"Olivier ou les Trésors Templiers" отзывы
Отзывы читателей о книге "Olivier ou les Trésors Templiers". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Olivier ou les Trésors Templiers" друзьям в соцсетях.