Olivier resta silencieux, la main toujours posée sur la pierre. Finalement il regarda Mathieu, lut dans ses yeux une prière sincère :

- En ce cas, j'accepte... mais seulement la chambrette qui me rappellera ma cellule du Temple. J'y vivrai en reprenant la longue litanie des prières quotidiennes dont nous avons presque perdu l'habitude et je ne gênerai pas Rémi : je ferai en sorte qu'il puisse oublier ma présence.

- Vous agirez à votre guise... mais, quel qu'en soit votre désir, je vous demande, en grâce, de ne pas bouger d'ici, de ne pas chercher à entrer dans Paris avant quelque temps, insista Mathieu. Tel que je connais le Roi, les entrées et sorties de la ville vont être surveillées après l'esclandre d'hier. Souvenez-vous qu'on a crié aux Templiers... et que vous en avez encore trop l'air...

- Soyez tranquille ! Je vous dois bien cela...

C'est ainsi qu'Olivier entra dans le Clos de Montreuil.

Au début, et ainsi qu'il l'avait promis, il ne bougea de la cellule près de l'atelier que pour aller au ruisseau se laver et méditer sur un avenir qui lui apparaissait bien sombre. Il pouvait rester à cet endroit pendant des heures, dans le vent aigre de l'automne et sous un soleil parcimonieux qui dorait les feuilles des arbres avant qu'elles ne tombent. Si généreuse que soit l'hospitalité de Mathieu et des siens, il ne pouvait envisager d'arrêter là sa vie et mener une existence d'ermite bien nourri sans rien faire d'autre que prier et réfléchir. Autant entrer sous un faux nom dans le premier monastère venu. Or, cette vie conventuelle à l'état pur, sans le panache et l'excitation des armes glorieusement portées au nom du Christ Roi, il n'en avait jamais voulu. Ce qu'il voulait, c'était le Temple, et le Temple n'existait plus, même si demeuraient debout ses quelque deux mille commanderies vidées dorénavant de leur substance qui était la sienne et dont il avait la sensation qu'elle s'écoulait de lui comme son sang d'une blessure. Alors, une étrange tentation lui vint : quitter son asile, franchir les portes de Paris et s'en aller frapper à celle de L'Enclos pour réclamer sa part des malheurs de l'Ordre. Ce serait sans doute se livrer aux bourreaux puisque dans les caves des prisons on interrogeait, on torturait les chevaliers pour leur faire avouer des turpitudes incroyables, mais au moins rejoindrait-il frère Clément et partagerait-il son sort. La couronne du martyre remplacerait le heaume et comme ne s'y refléterait plus jamais le soleil des batailles...

Celait Rémi qui lui apportait sa nourriture. En silence la plupart du temps, parce qu'il craignait de troubler les sombres pensées de leur hôte mais surtout parce que celui-ci l'impressionnait. Et bien davantage encore dans son dénuement présent qu'à l'époque où sur un chantier ou dans sa maison il venait voir Mathieu, sous le grand manteau blanc à la croix rouge. Peut-être en raison de ce que l'homme s'y révélait mieux que sous l'aspect uniforme imposé par la Règle. Rasé désormais et les cheveux allongeant peu à peu, Olivier était aux yeux de l'artiste plus beau que le roi Philippe le Bel, et Rémi retrouvait son envie de fixer dans la pierre ou dans le bois ce visage maigre et fier à l'ossature parfaite. De son côté Olivier éprouvait un respect nouveau pour l'artiste dont il avait promis de ne jamais gêner le travail, et de cette espèce de révérence mutuelle aurait pu naître une distance toujours plus grande si en arrivant un matin à son atelier plus tôt que d'habitude alors qu'il s'était absenté deux jours, Rémi avait surpris l'ancien Templier debout devant la statue, les yeux emplis d'émerveillement et ses longues mains caressant le grain de la pierre.

Rémi s'était figé pour ne pas le troubler mais Olivier sentit sa présence, rougit un peu et se détourna pour se retirer en murmurant :

- Pardonnez-moi d'être entré chez vous mais j'admire tant votre œuvre que l'envie de la revoir a été la plus forte..

- Je vous en prie, restez ! Non seulement votre présence ne me dérange pas mais j'en serais heureux. Je n'osais pas vous la demander par crainte de troubler vos oraisons…

- Mes oraisons ?... Je prie beaucoup moins que vous ne le croyez parce que j'ai l'impression que Dieu est chaque jour plus loin de moi. C'est peut-être à cause de cela que cette image m'attire, pour la raison qu'elle est elle-même une prière et plus belle, plus forte que je ne saurais en dire.

- Avec votre permission vous êtes trop seul, messire ! Alors que vous étiez accoutumé à un compagnon...

- C'est vrai. Frère Hervé me manque. Nous avons tout partagé durant des années et j'ignore s'il est encore en vie, s'il a été accueilli par son frère...

Tout en parlant, Olivier s'était déplacé, approché d'une tablette sur laquelle était un petit monceau de glaise. Il y posa un doigt précautionneux, puis le fit glisser sans appuyer en une sorte de caresse...

- Belle matière ! apprécia-t-il. Si douce ! Je vous ai regardé un jour où vos mains faisaient surgir une forme humaine. J'avais l'impression à cet instant que vous étiez semblable à Dieu tirant Adam d'un peu de terre. Et je vous enviais, moi qui ne sais rien d'autre que prier et combattre...

Rémi le rejoignit, pris d'une idée soudaine :

- Pourquoi n'essayez-vous pas ? Vos mains sont belles, fortes mais sensibles. C'est par la glaise que commence l'apprentissage de l'imagier. La pierre, dure, souvent cassante sous le coup de ciseau malheureux, vient ensuite.

- Que j'essaie ? Moi ?

Il lâcha la terre humide comme si subitement elle lui faisait peur, mais Rémi s'empara de ses doigts pour les y poser à nouveau.

- Faites-moi plaisir ! Maniez cette glaise ! Vous verrez : c'est une joie que vous apprécierez, j'en suis persuadé.

Presque craintif d'abord, Courtenay obéit, enfonça ses doigts, s'empara de la souple matière, cherchant à préciser la vague forme d'animal couché qu'elle évoquait naturellement. Il était malhabile, certes, mais se sentit envahi d'un contentement enfantin... puis brusquement abandonna, découragé... Pourtant, ce qu'il avait fait ressemblait un peu à la croupe d'un lion suivie de l'échine, mais ensuite c'était trop difficile !

- C’est inutile... je n'y arriverai jamais...

- Laissez-moi vous instruire et vous verrez ! Cela sera pour vous une aide pour moins penser à votre ami. A ce sujet, sachez que ma mère a un cousin près de Dammartin dont Moussy n'est pas très éloigné. Je pourrais m'y rendre un jour... et peut-être apprendre des nouvelles quand les choses iront mieux. Ou plutôt moins mal ! ajouta-t-il avec un soupir.


Elles ne s'arrangeaient pas, en effet, ainsi que Mathieu vint l'apprendre le soir même à son hôte. Il y avait forte émotion dans Paris parce que le Grand Maître qui aurait avoué les étranges rites de réception des chevaliers reprochés par l'accusation et comme destinés à les éprouver, tout en repoussant avec énergie la sodomie, venait de renouveler ces aveux devant les docteurs de l'Université transportés au Temple pour l'occasion. Le plus étrange en apparence était qu'il n'avait pas subi la torture mais s'agissant des rites intérieurs de l'Ordre, seul le Pape pouvait juger et condamner. Donc Molay avait été ramené dans sa prison en attendant que des dispositions eussent été prises pour le conduire, avec les autres dignitaires incarcérés à Paris jusqu'en Avignon...

- Dans un sens, dit Mathieu, cela conforte les aveux arrachés à tant de malheureux frères tout en les déviant, ce qui pose une quantité de problèmes. N'importe comment, le procès qui s'annonce sera long, difficile et quand le Pape aura jugé on ne sait trop ce qu'il en résultera et quel sera le sort des dignitaires, de « Maître Jacques » lui-même. La prison ou l'exil, je pense. Les souverains étrangers ne sont pas d'accord et même si le roi Philippe est le plus grand de tous, il doit faire extrêmement attention... Il n'empêche que le danger, pour les Templiers échappés, est plus grand que jamais à cause de la colère du peuple...

- C'est pourquoi je ne resterai pas chez vous plus longtemps. Dieu m'est témoin que je vous ai profonde et grande reconnaissance, mais je dois m'en aller.

- Pour aller où ?

- Pourquoi pas au Temple afin de m'y constituer prisonnier ? fit Olivier d'un ton las. Après tout, il n'y a aucune raison que j'échappe au sort commun et, au moins, je saurai ce qu'il advient de frère Clément.

- Frère Clément est captif avec les autres dignitaires. Il n'a pas été maltraité et devrait être mené au Pape lui aussi...

- Comment le savez-vous ?

- Dans la censive du Temple sont encore logés les maçons dont j'emploie certains. Ils sont, comme moi, fort attentifs au sort des chevaliers. Ils écoutent, surveillent. Cela veut dire qu'en cas de danger extrême, d'une occasion, ils sont prêts à aider. C'est pourquoi vous livrer ne servirait à rien sinon à augmenter le nombre des sans-grade que l'on livre au bourreau pour leur arracher... n'importe quoi susceptible d'apporter de l'eau au moulin de Nogaret et de l'Inquisition. Restez avec nous ! Un jour, je pense vous combattrez à nouveau pour l'Ordre... Et à moins que vous ne souhaitiez rentrer en Provence auprès de votre père, ce qui ne serait pas facile et le mettrait peut-être en danger car c'est chez lui que l'on vous cherchera en premier. Mieux vaut rester ici.

- Oh, j'y ai songé, mais mon père n'est pas en péril immédiat comme l'est frère Clément. Du moins je l'espère.

- Alors écoutez-moi et demeurez chez nous !

- Soit... mais pas sans rien faire ! Pas sans gagner si peu que ce soit le pain que vous me donnez. Apprenez-moi à tailler la pierre afin que je devienne l'un de vos ouvriers ! Je suis fort... et en bonne santé grâce à vous. Rester cloîtré dans l'inaction m'est insupportable. La... la prière ne me suffit plus, ajouta-t-il gêné en détournant la tête.