– Ben si, je t’empêche de bander !

– Tu vois, tu recommences ! Tu me demandes de te parler de moi et quoi que je fasse ou que je dise, la conversation revient à toi. C’est une maladie incurable. Alors vas-y, ne perdons plus de temps, parle-moi de ce qui te tracasse ! hurla Antoine.

– Tu veux bien ?

– C’est toi qui paies le taxi !

– Tu crois que j’ai manqué de courage avec Audrey ? demanda Mathias.

– Donne-moi ton portefeuille !

– Pourquoi ?

– On a dit que tu payais le taxi, non ? Alors donne-moi ton portefeuille !

Mathias s’exécuta, Antoine l’ouvrit et prit, sous le rabat, la petite photo où Valentine souriait.

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– Ce n’est pas de courage dont tu as manqué, mais de discernement ! Tourne la page, une bonne fois pour toutes, dit Antoine en réglant le chauffeur avec l’argent de Mathias.

Il remit la photo à sa place et sortit du taxi qui venait d’arriver à destination.


*


Quand Antoine et Mathias regagnèrent la maison, ils entendirent un râle répé-

titif. Antoine, qui n’avait pas étudié l’architecture pendant dix ans pour rien, identifia aussitôt le bruit d’une tuyère percée dont l’air chaud s’échappait. Son diagnostic était fait, la chaudière était en train de rendre l’âme. Mathias lui fit remarquer que le bruit ne venait pas du sous-sol mais du salon. Dépassant de l’extrémité du canapé, une paire de chaussettes bougeait en rythme parfait avec le ronflement qui les avait inquiétés. Danièle, étendue de tout son long, dormait paisiblement.

Danièle partie, les deux amis débouchèrent une bouteille de bordeaux avant d’aller s’installer à leur tour dans le canapé.

– Qu’est-ce qu’on est bien chez soi ! exulta Mathias en étendant les jambes.

Et, comme Antoine regardait les pieds qu’il avait posés sur la table basse, il ajouta :

– Règle 124, on fait ce qu’on veut !

La semaine qui s’écoula fut celle de bien des efforts. Mathias faisait tout ce qu’il pouvait pour se concentrer sur son travail et uniquement sur son travail. Quand il trouva dans le courrier de la librairie un prospectus qui annonçait la parution de la nouvelle collection des Lagarde et Michard, il ne put ignorer un certain pincement au cœur. Il jeta le catalogue dans la corbeille à papier mais le soir, en la vidant, il le récu-péra pour le ranger sous la caisse.


*


Tous les jours, en se rendant à son bureau, Antoine passait devant la boutique de Sophie. Pourquoi ses pas le conduisaient-ils de ce côté du trottoir alors que son bureau était en face ? Il n’en savait rien et aurait même juré ne pas s’en rendre compte. Et quand Sophie découvrait Antoine figé devant sa vitrine, elle détournait les yeux.


*

– 185 –


Les travaux devaient commencer bientôt. Yvonne, aidée d’Enya, mettait un peu d’ordre dans le restaurant, multipliant les allers-retours entre le bar et la cave.

Un matin, Enya déplaça une caisse de château-labegorce-zédé, Yvonne la supplia de la reposer. Ces bouteilles étaient très particulières.


*


Un jour, au tableau noir de la salle de classe, la maîtresse avait tracé à la craie l’énoncé du devoir de géographie. Emily copiait sur le cahier de Louis, qui, lui, le regard tourné vers la fenêtre, rêvait à des terres africaines.


*


Un matin, alors qu’il se rendait à la banque, Mathias crut reconnaître la silhouette d’Antoine qui traversait le carrefour. Il accéléra pour le rattraper, et ralentit le pas. Antoine venait de s’arrêter devant un magasin de layettes ; il hésitait, regardait à gauche puis à droite, et poussa la porte de la boutique.

Caché derrière un réverbère, Mathias l’observait à travers la vitrine.

Il vit Antoine passer de rayonnage en rayonnage, effleurant de la main les piles de vêtements pour bébés. La vendeuse s’adressait à lui, d’un signe de la main il lui faisait comprendre qu’il se contentait de regarder. Deux petits chaussons avaient attiré son attention. Il les prit sur l’étagère et les regarda sous toutes les coutures.

Puis il en enfila un à l’index, l’autre au majeur.

Au milieu des peluches, Antoine rejouait sur la paume de sa main gauche la danse des petits pains. Quand il surprit le regard amusé de la vendeuse, il rougit et reposa les chaussons sur l’étagère. Mathias abandonna son réverbère et s’éloigna dans la rue.


*


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À l’heure du déjeuner, McKenzie quitta discrètement l’agence et courut jusqu’à la station de South Kensington. Il sauta dans un taxi et demanda au chauffeur de le conduire sur St James Street. Il régla sa course, vérifia que personne ne l’avait suivi, et entra de belle humeur dans l’échoppe d’Archibald Lexington, tailleur agréé auprès de Sa Majesté. Un court passage dans la cabine d’essayage, puis il monta sur une petite estrade réservée à cet usage et laissa Sir Archibald faire les retouches nécessaires au costume qu’il lui avait commandé. En se regardant dans le grand miroir, il se dit qu’il avait bien fait. La semaine prochaine, quand aurait lieu l’inauguration de la future salle du restaurant d’Yvonne, il serait encore plus séduisant que d’habitude, voire irrésistible.


*


En milieu d’après-midi, John Glover quitta son cottage pour se rendre au village. Il emprunta la rue principale, poussa la porte du maître verrier, et présenta son ticket. Sa commande était prête. L’apprenti qui l’avait accueilli s’éclipsa un instant et revint tenant un paquet dans les mains. John ôta délicatement le papier qui l’entourait, découvrant une photographie encadrée. En dédicace, on pouvait lire :

« Pour ma chère Yvonne, avec toute mon amitié, Eric Cantona. » John remercia d’un signe de la main les artisans qui œuvraient dans l’atelier et emporta le cadre ; ce soir il l’accrocherait dans la grande chambre du premier étage.


*


Et ce même soir, pendant que Mathias préparait le dîner, Antoine regardait la télévision en compagnie des enfants. Emily prit la télécommande et commença de faire défiler les chaînes. Essuyant un verre, Mathias reconnut la voix de la journaliste qui parlait de la communauté française installée en Angleterre. Il releva la tête et vit les barrettes du volume glisser à la gauche du visage d’Audrey. Antoine avait récupéré la télécommande des mains d’Emily.


*


À Paris, dans les studios d’une chaîne de télévision, le directeur de l’information sortait d’une réunion de bouclage et s’entretenait avec une jeune journaliste. Après son départ, un technicien entra dans la pièce.

– 187 –


– Alors ? dit Nathan, ça y est, c’est officiel, tu as ton émission ?

Audrey acquiesça d’un signe de tête.

– Je te raccompagne ?

Et Audrey répondit oui de la même façon.


*


Au milieu de la nuit, pendant que Sophie relisait des lettres, seule au fond de son arrière-boutique, Yvonne confiait à Enya, qui s’était assise au bout de son lit, quelques secrets de sa vie et la recette de sa crème caramel.

– 188 –


XIX

Le regard dans le vide, Mathias tournait sa cuillère dans son bol de café. Antoine s’assit à côté de lui et la lui ôta des mains.

– Tu as mal dormi ? demanda-t-il.

Louis descendait de sa chambre et vint s’asseoir à table.

– Qu’est-ce qu’elle fait encore ma fille ? On va être en retard à l’école.

– Elle arrive de suite, répondit Louis.

– On ne dit pas « de suite » mais « tout de suite », le reprit Mathias en haussant la voix.

Il leva la tête et vit Emily qui glissait sur la rampe de l’escalier.

– Descends de là immédiatement, hurla Mathias en se levant d’un bond.

Le visage renfrogné, la petite fille alla se réfugier sur le canapé du salon.

– J’en ai marre de toi ! continua de crier son père, tu viens à table immédiatement !

La lèvre tremblotante, Emily obéit et vint s’asseoir sur sa chaise.

– Tu es pourrie gâtée, il faut te répéter les choses cent fois, mes phrases n’arrivent plus jusqu’à ton cerveau ? continua Mathias.

Interloqué, Louis regarda son père, qui lui conseilla de se faire le plus discret possible.

– Et ne me regarde pas sur ce ton ! enchaîna Mathias qui ne décolérait pas. Tu es punie ! Ce soir quand tu rentres… devoirs, dîner et tu monteras te coucher sans télé, c’est clair ?

La petite fille ne répondit pas.

– Est-ce que c’est clair ? insista Mathias en haussant encore le ton.

– Oui papa, balbutia Emily, les yeux pleins de larmes.

Louis prit son cartable, fusilla Mathias du regard et entraîna sa copine vers l’entrée. Antoine ne dit mot et prit les clés de la voiture dans le vide-poches.

Après avoir déposé les enfants, Antoine gara l’Austin Healey devant la librairie.

Au moment où Mathias descendait de la voiture, il le rattrapa par le bras.

– Je veux bien comprendre que tu ne te sentes pas bien en ce moment, mais tu y as été un peu fort avec ta fille ce matin.

– Quand je l’ai vue enjamber la rambarde, j’ai eu peur, une peur bleue si tu veux savoir.

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– Ce n’est pas parce que toi tu as le vertige que tu dois l’empêcher de marcher !

– Ça te va bien de dire ça, toi qui mets un pull à ton fils dès que tu as froid…

J’ai vraiment crié à ce point-là ?

– Non, tu as vraiment hurlé à ce point-là ! Promets-moi quelque chose, va prendre l’air, retourne dans le parc cette après-midi, tu en as besoin !

Antoine lui donna une tape amicale sur l’épaule et se dirigea vers ses bureaux.