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rétroviseur. En montant à bord, il avait recopié l’adresse de sa destination au dos de son billet de train et confie le tout à cet homme qui, en dépit d’un problème de communication devenu flagrant et d’un volant placé du mauvais côté, lui semblait néanmoins de toute confiance.
Le soleil perçait enfin les nuages et ses rayons irradiaient la Tamise, étirant les eaux du fleuve en un long ruban argenté. Traversant le pont de Westminster, Mathias découvrait les contours de l’abbaye sur la rive opposée. Sur le trottoir, une jeune femme adossée au parapet, micro en main, récitait son texte face à une caméra.
– Près de quatre cent mille de nos compatriotes auraient franchi la Manche pour venir s’installer en Angleterre.
Le taxi dépassa la journaliste et la voiture s’engouffra dans le cœur de la ville.
*
Derrière son comptoir, un vieux monsieur, anglais, rangeait quelques papiers dans un cartable au cuir craquelé par l’usure du temps. Il regarda autour de lui et inspira profondément avant de se remettre à la tâche. Il actionna discrètement le mécanisme d’ouverture de la caisse enregistreuse et écouta le tintement délicat de la petite clochette quand s’ouvrait le chariot à monnaie.
– Dieu que ce bruit va me manquer, dit-il.
Sa main passa sous l’antique machine et repoussa un ressort, libérant de ses rails le tiroir-caisse. Il le posa sur un tabouret non loin de lui. Il se pencha pour récupérer, au fond de l’enclave, un petit livre à la couverture rouge défraîchie. Le roman était signé P.G. Wodehouse. Le vieux monsieur anglais, qui répondait au nom de John Glover, huma le livre et le serra tout contre lui. Il en fit défiler quelques pages, avec une attention qui frisait la tendresse. Puis il le plaça en évidence sur la seule étagère qui n’était pas bâchée et retourna derrière son comptoir. Il referma son cartable et attendit ainsi les bras croisés.
– Tout va bien monsieur Glover ? demanda Antoine en regardant sa montre.
– Mieux friserait l’indécence, répondit le vieux libraire.
– Il ne devrait plus tarder.
– À mon âge, le retard d’un rendez-vous devenu inévitable ne peut être qu’une bonne nouvelle, reprit Glover d’un ton posé.
Un taxi se rangeait le long du trottoir. La porte de la librairie s’ouvrit et Mathias se jeta dans les bras de son ami. Antoine toussota et indiqua, d’un regard appuyé, le vieux monsieur qui l’attendait au fond de la libraire, à dix pas de lui.
– Ah oui, je comprends mieux maintenant le sens que tu donnes au mot « petit », chuchota Mathias en regardant autour de lui.
Le vieux libraire se dressa et tendit une main franche à Mathias.
– Monsieur Popinot je présume ? dit-il dans un français presque parfait.
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– Appelez-moi Mathias.
– Je suis très heureux de vous accueillir ici, monsieur Popinot. Vous aurez probablement un peu de mal à vous repérer au début, les lieux peuvent sembler petits, mais l’âme de cette librairie est immense.
– Monsieur Glover, mon nom n’est pas du tout Popinot.
John Glover tendit le vieux cartable à Mathias et l’ouvrit devant lui.
– Vous trouverez dans la poche centrale tous les documents signés par le no-taire. Manipulez la fermeture Éclair avec une certaine précaution, depuis son soixante-dixième anniversaire, elle est devenue étrangement capricieuse.
Mathias prit la sacoche et remercia son hôte.
– Monsieur Popinot, puis-je vous demander une faveur, oh une toute petite faveur de rien du tout, mais qui me comblerait de joie ?
– Avec grand plaisir monsieur Glover, répondit Mathias hésitant, mais per-mettez-moi d’insister, mon nom n’est pas Popinot.
– Comme vous voudrez, reprit le libraire d’un ton avenant. Pourriez-vous me demander si, par le plus grand des hasards, je ne disposerais pas dans mes rayons d’un exemplaire de Inimitable Jeeves.
Mathias se retourna vers Antoine, cherchant dans le regard de son ami un semblant d’explication. Antoine se contenta de hausser les épaules. Mathias toussota et regarda John Glover le plus sérieusement du monde.
– Monsieur Glover, auriez-vous par le plus grand des hasards un livre dont le titre serait Inimitable Jeeves, s’il vous plaît ?
Le libraire se dirigea d’un pas décidé vers l’étagère qui n’était pas bâchée, y prit le seul exemplaire qu’elle contenait et le tendit fièrement à Mathias.
– Comme vous le constaterez, le prix indiqué sur la couverture est d’une demi-couronne ; cette monnaie n’ayant hélas plus cours, et afin que cette transaction se fasse entre gentlemen, j’ai calculé que la somme actuelle de cinquante pence ferait parfaitement l’affaire, si vous en êtes d’accord, bien sûr !
Décontenancé, Mathias accepta la proposition, Glover lui remit le livre, Antoine dépanna son ami de cinquante pence et le libraire décida qu’il était temps de faire visiter les lieux au nouveau gérant.
Bien que la librairie n’occupât guère plus de soixante-deux mètres carrés – si l’on comptait la surface des bibliothèques bien sûr et la minuscule arrière-boutique –, la visite dura trente bonnes minutes. Pendant tout ce temps, Antoine dut souffler à son meilleur ami les réponses aux questions que lui posait de temps à autre Mr Glover, quand il abandonnait le français pour reprendre sa langue natale. Après lui avoir appris le bon fonctionnement de la caisse enregistreuse, et surtout comment débloquer le tiroir-caisse quand le ressort faisait des siennes, le vieux libraire demanda à Mathias de le raccompagner, tradition oblige. Ce qu’il fit de bonne grâce.
Sur le pas de la porte, et non sans laisser paraître une certaine émotion, une fois n’est pas coutume, Mr Glover prit Mathias dans ses bras et le serra contre lui.
– J’ai passé toute ma vie dans ce lieu, dit-il.
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– J’en prendrai bien soin, vous avez ma parole d’homme, répondit Mathias solennel et sincère.
Le vieux libraire s’approcha de son oreille.
– Je venais d’avoir vingt-cinq ans, je n’ai pas pu les fêter, mon père ayant eu la regrettable idée de mourir le jour de mon anniversaire. Je dois vous confier que son humour m’a toujours échappé. Le lendemain, j’ai dû reprendre sa librairie, elle était anglaise à l’époque. Ce livre que vous tenez dans les mains, c’est le premier que j’ai vendu. Nous en avions deux exemplaires en rayon. J’ai conservé celui-ci, me jurant que je ne m’en séparerais qu’au dernier jour de mon métier de libraire. Comme j’ai aimé ce métier ! Être au milieu des livres, côtoyer tous les jours les personnages qui vivent dans leurs pages… Prenez soin d’eux.
Mr Glover regarda une dernière fois l’ouvrage à la couverture rouge que Mathias tenait dans ses mains et lui dit, le sourire aux lèvres :
– Je suis certain que Jeeves veillera sur vous.
Il salua Mathias et s’éclipsa.
– Qu’est-ce qu’il t’a dit ? demanda Antoine.
– Rien, répondit Mathias, tu peux garder la boutique une seconde ?
Et avant qu’Antoine ne réponde, Mathias s’élança sur le trottoir dans les pas de Mr Glover. Il rattrapa le vieux libraire au bout de Bute Street.
– Que puis-je faire pour vous ? demanda ce dernier.
– Pourquoi m’avez-vous appelé Popinot ?
Glover regarda Mathias avec tendresse.
– Vous devriez prendre au plus vite l’habitude de ne jamais sortir en cette saison sans parapluie. Le temps n’est pas aussi rude qu’on le prétend, mais il arrive que la pluie tombe sans prévenir dans cette ville.
Mr Glover ouvrit son parapluie et s’éloigna.
– J’aurais aimé vous connaître, monsieur Glover. Je suis fier de vous succéder, cria Mathias.
L’homme au parapluie se retourna et sourit à son interlocuteur.
– En cas de problème, vous trouverez au fond du tiroir-caisse le numéro de té-
léphone de la petite maison du Kent où je me retire.
La silhouette élégante du vieux libraire disparut au coin de la rue. La pluie se mit à tomber, Mathias leva les yeux et regarda le ciel voilé. Il entendit dans son dos les pas d’Antoine.
– Qu’est-ce que tu lui voulais ? demanda Antoine.
– Rien, répondit Mathias en lui prenant son parapluie des mains.
Mathias regagna sa librairie, Antoine son bureau, et les deux amis se retrouvè-
rent en fin d’après-midi devant l’école.
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*
Assis au pied du grand arbre qui ombrageait le rond-point, Antoine et Mathias guettaient la cloche qui annoncerait la fin des cours.
– Valentine m’a demandé de récupérer Emily, elle est retenue au consulat, dit Antoine.
– Pourquoi est-ce que mon ex-femme appelle mon meilleur ami pour lui demander de raccompagner ma fille ?
– Parce que personne ne savait à quelle heure tu arriverais.
– Elle est souvent en retard pour aller chercher Emily à l’école ?
– Je te rappelle qu’à l’époque où vous viviez ensemble tu ne rentrais jamais avant huit heures du soir !
– Tu es mon meilleur ami ou le sien ?
– Quand tu dis des choses comme ça je me demande si ce n’est pas toi que je viens chercher à l’école.
Mathias n’écoutait plus Antoine. Du fond de la cour de récréation, une petite fille lui offrait le plus beau sourire du monde. Le cœur battant, il se leva et son visage s’illumina du même sourire. En les regardant, Antoine se dit que seule la vie avait pu imaginer une si jolie ressemblance.
– C’est vrai que tu restes ? demanda la petite fille étouffée de baisers.
– Je t’ai déjà menti ?
– Non, mais il y a un début à tout.
– Tu es certaine que toi, tu ne mens pas sur ton âge ?
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