– Je vous mets deux couverts pour ce soir ? demanda-t-elle.
– Trois peut-être ? répondit Antoine en regardant Emily appliquée sur son cahier au fond de la salle.
Mais à peine avait-il achevé sa phrase que la maman d’Emily entrait, essoufflée, dans le bistrot. Elle se dirigea vers sa fille, l’embrassa en s’excusant de son retard, une réunion au consulat l’avait retenue. Elle lui demanda si elle avait terminé ses devoirs ; la petite fille acquiesça, toute fière. Antoine et Yvonne la regardaient depuis le comptoir.
– Merci, dit Valentine.
– Je t’en prie, répondirent en chœur Yvonne et Antoine.
Emily rangea son cartable et prit sa mère par la main. Depuis le pas de la porte, la petite fille et sa maman se retournèrent et les saluèrent tous les deux.
Paris
– 9 –
Mathias reposa le cadre sur le comptoir de sa cuisine. Il en effleura le verre du bout des doigts, comme pour caresser les cheveux de sa fille. Sur la photo, Emily tenait sa mère d’une main, et de l’autre lui faisait un signe d’au revoir. C’était au jardin du Luxembourg, trois ans plus tôt. La veille du jour où Valentine, sa femme, le quittait pour partir s’installer à Londres avec sa fille.
Debout derrière la table à repasser, Mathias approcha sa main de la semelle du fer pour s’assurer qu’elle était à la bonne température. Entre les chemises qu’il dé-
froissait au rythme d’une par quart d’heure, s’inséra un petit paquet enrobé de papier d’aluminium qu’il repassa avec encore plus d’attention. Il reposa le fer sur son socle, débrancha la prise et déplia la feuille d’aluminium, découvrant un croque-monsieur fumant. Il le fit glisser sur une assiette et emporta son repas vers le canapé du salon en attrapant au passage son journal sur la table basse.
Londres
Si en ce début de soirée le bar du restaurant était animé, la salle était loin d’afficher complet. Sophie, la jeune fleuriste, qui tenait un magasin à côté du restaurant, entra les bras chargés d’un énorme bouquet. Ravissante dans sa blouse blanche, elle arrangea les lys dans un vase posé sur le comptoir. La patronne lui désigna d’un signe discret Antoine et Louis. Sophie se dirigea vers leur table. Elle embrassa Louis et déclina l’invitation d’Antoine à se joindre à eux ; elle avait encore du rangement à faire dans sa boutique et devait partir très tôt le lendemain au marché aux fleurs de Columbia Road. Yvonne appela Louis pour qu’il vienne se choisir une glace dans le congélateur. Le petit garçon s’éclipsa.
Antoine prit la lettre dans son veston et la remit discrètement à Sophie. Elle la déplia et commença à la lire, visiblement satisfaite. Tout en poursuivant sa lecture, elle tira une chaise à elle et s’assit. Elle rendit la première page à Antoine.
– Tu peux commencer par : « Mon amour » ?
– Tu veux que je lui dise « mon amour » ? répondit Antoine, dubitatif.
– Oui, pourquoi ?
– Pour rien !
– Qu’est-ce qui te gêne ? questionna Sophie.
– Je trouve que c’est un peu trop.
– Trop quoi ?
– Trop, trop !
– Je ne comprends pas. Je l’aime d’amour, je l’appelle « mon amour » ! insista Sophie, convaincue.
Antoine prit son stylo et en ôta le capuchon.
– C’est toi qui aimes, c’est toi qui décides ! Mais enfin…
– Enfin quoi ?
– 10 –
– S’il était là, tu l’aimerais peut-être un peu moins.
– Tu fais chier, Antoine. Pourquoi tu dis toujours des choses comme ça ?
– Parce que c’est comme ça ! Quand les gens vous voient tous les jours, ils vous regardent moins… voire plus du tout au bout d’un certain temps.
Sophie le dévisagea, visiblement agacée. Antoine reprit la feuille et s’exécuta.
– Très bien, nous disons donc : « Mon amour »…
Il éventa la feuille pour que l’encre sèche et la remit à Sophie. Elle embrassa Antoine sur la joue, se leva et envoya un baiser de la main à Yvonne, affairée derrière son bar. Alors qu’elle franchissait le pas de la porte, Antoine la rappela.
– Excuse-moi pour tout à l’heure.
Sophie sourit et sortit.
Le portable d’Antoine sonna, le numéro de Mathias s’affichait sur l’écran.
– Où es-tu ? demanda Antoine.
– Dans mon canapé.
– Tu as une petite voix, je me trompe ?
– Non, non, répondit Mathias en triturant les oreilles d’une girafe en peluche.
– Je suis allé chercher ta fille à l’école tout à l’heure.
– Je sais, elle me l’a dit, je viens de raccrocher avec elle. Il faut que je la rappelle, d’ailleurs.
– Elle te manque à ce point-là ? demanda Antoine.
– Encore plus quand je viens de raccrocher avec elle, répondit Mathias avec une pointe de tristesse dans la voix.
– Pense à la chance qu’elle aura plus tard d’être totalement bilingue et félicite-toi. Elle est magnifique et heureuse.
– Je sais tout ça, c’est son père qui l’est moins.
– Tu as des problèmes ?
– Je crois que je vais finir par me faire virer.
– Raison de plus pour venir t’installer ici, près d’elle.
– Et de quoi vivrais-je ?
– Il y a des librairies à Londres et ce n’est pas le travail qui manque.
– Elles ne sont pas un peu anglaises tes librairies ?
– Mon voisin prend sa retraite. Sa librairie est en plein cœur du quartier fran-
çais, et il cherche un gérant pour le remplacer.
Antoine reconnut que l’endroit était bien plus modeste que celui où travaillait Mathias à Paris, mais il serait son propre patron, ce qui en Angleterre n’était pas un crime… Les lieux étaient pleins de charme, même s’ils avaient besoin d’être rafraîchis.
– Il y aurait beaucoup de travaux ?
– Ça c’est de mon domaine, répondit Antoine.
– 11 –
– Et combien coûterait la gérance ?
Le propriétaire cherchait avant tout à éviter que sa librairie ne se transforme en une sandwicherie. Il se contenterait d’un petit pourcentage sur les résultats.
– Comment tu définis « petit » exactement ? questionna Mathias.
– Petit ! Petit comme… la distance qu’il y aurait entre ton lieu de travail et l’école de ta fille.
– Je ne pourrai jamais vivre à l’étranger.
– Pourquoi ? Tu crois que la vie sera plus belle à Paris quand le tramway sera fini ? Ici le gazon ne pousse pas qu’entre les rails, il y a des parcs partout… Tiens, ce matin, j’ai donné à manger à des écureuils dans mon jardin.
– Tu as des journées chargées !
– Tu t’habituerais très bien à Londres, il y a une énergie incroyable, les gens sont aimables, et puis quand je te parle du quartier français, on se croirait vraiment à Paris… mais sans les Parisiens.
Et Antoine fit une liste exhaustive de tous les commerces français installés autour du lycée.
– Tu peux même acheter L’Équipe et prendre ton café crème en terrasse sans quitter Bute Street.
– Tu exagères !
– À ton avis, pourquoi les Londoniens ont baptisé la rue « Frog Alley » ? Mathias, ta fille vit ici, et ton meilleur ami aussi. Et puis tu n’arrêtes pas de dire que la vie est stressante à Paris.
Gêné par le bruit qui venait de la rue, Mathias avança jusqu’à sa fenêtre ; un automobiliste fulminait contre les éboueurs.
– Ne quitte pas une seconde, demanda Mathias en penchant la tête dehors.
Il hurla à l’automobiliste qu’à défaut de respecter le voisinage, ce dernier pourrait au moins avoir un peu de considération pour des gens qui avaient un travail difficile. À sa portière, le conducteur vociféra une bordée d’injures. La benne finit par se ranger sur le bas-côté et la voiture s’enfuit dans un crissement de pneus.
– Qu’est-ce que c’était ? demanda Antoine.
– Rien ! Qu’est-ce que tu disais sur Londres ?
– 12 –
II
Londres, quelques mois plus tard
Le printemps était au rendez-vous. Et si, en ces premiers jours d’avril, le soleil se cachait encore derrière les nuages, la température ne laissait aucun doute sur l’avènement de la saison. Le quartier de South Kensington était en pleine efferves-cence. Les étals des marchands de quatre saisons regorgeaient de fruits et légumes joliment disposés, la boutique de fleurs de Sophie ne désemplissait pas et la terrasse du restaurant d’Yvonne rouvrirait bientôt. Antoine croulait sous le travail. Cette après-midi, il avait reporté deux rendez-vous pour suivre l’avancement des travaux de peinture d’une ravissante petite librairie à la pointe de Bute Street.
Les étagères du French Bookshop étaient protégées par des bâches en plastique et les peintres achevaient les dernières finitions. Antoine regarda sa montre, inquiet, et se tourna vers son collaborateur.
– Ils n’auront jamais fini ce soir !
Sophie entra dans la librairie.
– Je repasserai plus tard déposer mon bouquet, la peinture aime les fleurs mais la réciproque n’est pas vraie.
– Au train où vont les choses, repasse demain, répondit Antoine.
Sophie s’approcha de lui.
– Il va être fou de joie, alors même s’il reste une échelle et deux pots d’enduit par-ci, par-là, ce n’est pas très grave.
– Ce ne sera beau que quand tout sera fini.
– Tu es maniaque. Bon, je vais fermer le magasin et je viens vous donner un coup de main. À quelle heure arrive-t-il ?
– Je n’en sais rien ; tu le connais, il a changé quatre fois d’horaire.
*
Assis à l’arrière d’un taxi, une valise à ses pieds, un colis sous le bras, Mathias ne comprenait rien aux propos que lui tenait le chauffeur. Par politesse, il lui répondait par une série de oui et de non hasardeux, tâchant d’interpréter son regard dans le
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