– Moi aussi je vais y aller, il est temps que j’ouvre la librairie, dit Mathias en se levant. Ne touche pas à cette addition, c’est moi qui t’invite.

– Tu as quelqu’un d’autre ? demanda Antoine.

– Tu peux préciser ce que tu veux dire exactement par « quelqu’un d’autre » ?

Parce que là, je te jure que tu m’inquiètes !

Antoine prit l’addition des mains de Mathias et la remplaça par la contravention qu’il lui avait remise dans la cuisine.

– Rien, oublie tout, c’était ridicule, dit Antoine d’une voix triste.

– Hier soir, j’avais besoin de prendre l’air, l’atmosphère dans la maison était un peu lourde. Qu’est-ce qui ne va pas, Antoine ? Tu fais une tête de cent pieds de long depuis hier.

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– J’ai reçu un mail de Karine, elle ne peut pas prendre son fils pendant les vacances de Pâques. Le pire, c’est qu’elle veut que j’explique à Louis pourquoi elle n’a pas le choix, et moi, je ne sais même pas comment lui annoncer la nouvelle.

– À elle, qu’est-ce que tu as dit ?

– Karine sauve le monde, que veux-tu que je lui dise ? Louis va être effondré, et c’est à moi de me débrouiller avec ça, continua Antoine, la voix tremblante.

Mathias se rassit auprès d’Antoine. Il posa son bras sur l’épaule de son ami et le serra contre lui.

– J’ai une idée, dit-il. Et si pendant les vacances de Pâques, nous emmenions les enfants chasser les fantômes en Écosse ? J’ai lu tout un article sur un périple organisé, avec visite des vieux châteaux hantés.

– Tu ne crois pas qu’ils sont encore un peu jeunes, ils risquent d’avoir peur, non ?

– C’est toi qui vas avoir la trouille de ta vie.

– Et tu pourrais te libérer, avec ta librairie ?

– La clientèle se fait rare pendant les congés scolaires, je fermerai cinq jours, ce ne sera pas la fin du monde.

– Qu’est-ce que tu en sais pour ta clientèle, tu n’as jamais été là à cette période de l’année ?

– Je le sais, c’est tout. Je m’occupe des billets et des réservations d’hôtel. Et puis ce soir, ce sera toi qui annonceras la nouvelle aux enfants.

Il regarda Antoine, le temps de s’assurer que son ami avait retrouvé le sourire.

– Ah ! j’oubliais un détail important. Si nous croisons vraiment un fantôme, c’est toi qui t’en occupes, mon anglais n’est pas encore au point ! À tout à l’heure !

Mathias reposa le P.V. sur la table et repartit pour de bon cette fois vers sa librairie.


*


Quand Antoine révéla au cours du dîner, sous le regard complice de Mathias, la destination qu’ils avaient choisie pour leurs vacances, Emily et Louis furent si heureux qu’ils commencèrent d’établir aussitôt l’inventaire des équipements à emporter afin d’affronter tous les dangers possibles. L’apogée de ce moment de bonheur eut lieu quand Antoine posa devant eux deux appareils photo jetables, équipés chacun d’un flash spécial pour éclairer les suaires.

Les enfants couchés, Antoine entra dans la chambre de son fils et alla s’allonger sur le lit à côté de lui.

Antoine était très embêté, il fallait qu’il partage avec Louis un problème qui le préoccupait : sa maman ne pourrait pas venir avec eux en Écosse. Il avait juré de ne

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rien dire, mais tant pis : la vérité, c’est qu’elle avait une peur bleue des fantômes. Ce ne serait pas très gentil de lui imposer un tel voyage. Louis réfléchit à la question un instant et accorda que ce ne serait effectivement pas très gentil. Alors ensemble, ils se promirent, pour se faire pardonner de l’abandonner cette fois-ci, que Louis passerait tout le mois d’août avec elle au bord de la mer. Antoine raconta l’histoire du soir et quand la respiration paisible du petit garçon donna toute raison de croire qu’il avait trouvé le sommeil, son papa ressortit sur la pointe des pieds.

Alors qu’Antoine refermait doucement la porte, il entendit son fils lui demander d’une voix à peine audible si, au mois d’août, sa maman reviendrait vraiment d’Afrique.


*


La semaine de Mathias et d’Antoine passa à toute vitesse, celle des deux enfants qui décomptaient les jours les séparant encore des châteaux écossais, beaucoup plus lentement. La vie dans la maison avait désormais inventé ses repères. Et même si Mathias sortait souvent le soir, pour prendre l’air dans le jardin, son téléphone portable collé à l’oreille, Antoine se gardait bien de lui poser la moindre question.

Le samedi fut une vraie journée de printemps, et tous décidèrent de partir en balade autour du lac de Hyde Park. Sophie, qui les avait rejoints, essaya sans succès d’apprivoiser un héron. Au grand bonheur des enfants, le volatile s’éloignait d’elle dès qu’elle s’en approchait et revenait dès qu’elle s’en éloignait.

Pendant qu’Emily distribuait sans compter son paquet de biscuits, émiettés pour la bonne cause, aux oies du Canada, Louis avait pour mission de sauver les canards mandarins d’une indigestion certaine, en courant derrière eux. Et tout au long de la promenade, Sophie et Antoine marchaient côte à côte, Mathias les suivait quelques pas derrière.

– Alors, l’homme aux lettres, où en est-il de ses sentiments ? demanda Antoine.

– C’est compliqué, répondit Sophie.

– Tu connais des histoires d’amour simples, toi ?… Tu peux me l’avouer, tu sais, tu es ma meilleure amie, je ne te jugerai pas. Il est marié ?

– Divorcé !

– Alors qu’est-ce qui le retient ?

– Ses souvenirs, j’imagine.

– C’est une lâcheté parmi d’autres. Un pas en arrière, un pas en avant, on confond excuses et prétextes et on se donne de bonnes raisons de s’interdire de vivre le présent.

– Venant de toi, rétorqua Sophie, c’est un avis un peu sévère, tu ne crois pas ?

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– Je te trouve injuste. J’exerce un métier que j’aime, j’élève mon fils, le départ de sa mère remonte à cinq ans, j’estime avoir fait ce qu’il fallait pour tourner le dos au passé.

– En vivant avec ton meilleur ami ou en étant amoureux d’une éponge ? reprit Sophie en riant.

– Arrête avec ça, n’en fais pas une légende.

– Tu es mon meilleur ami, alors j’ai le droit de tout te dire. Regarde-moi droit dans les yeux et ose me dire que tu peux dormir tranquille sans que ta cuisine soit rangée ?

Antoine ébouriffa les cheveux de Sophie.

– Tu es une vraie garce !

– Non, mais toi tu es un vrai maniaque !

Mathias ralentit le pas. Estimant qu’il était à bonne distance, il cacha son portable au creux de sa main et composa un message qu’il envoya aussitôt.

Sophie s’accrocha au bras d’Antoine.

– Je nous donne trente secondes avant que Mathias rapplique.

– Qu’est-ce que tu racontes, il est jaloux ?

– De notre amitié ? Bien sûr, reprit Sophie, tu ne l’avais pas remarqué ? Quand il était à Paris et qu’il m’appelait le soir pour prendre de mes nouvelles…

– Il t’appelait le soir pour prendre de tes nouvelles ? demanda Antoine en lui coupant la parole.

– Oui, deux, trois fois par semaine, je te disais donc que quand il me téléphonait pour prendre de mes nouvelles…

– Il t’appelait vraiment tous les deux jours ? l’interrompit à nouveau Antoine.

– Je peux terminer ma phrase ?

Antoine acquiesça d’un hochement de tête. Sophie reprit.

– Si je lui disais que je ne pouvais pas lui parler parce que j’étais déjà en ligne avec toi, il rappelait toutes les dix minutes pour savoir si nous avions raccroché.

– Mais c’est absurde, tu es certaine de ce que tu dis ?

– Tu ne me crois pas ? Si je pose ma tête sur ton épaule, je te parie qu’il nous rejoint dans moins de deux secondes.

– Mais enfin c’est ridicule, chuchota Antoine, pourquoi serait-il jaloux de notre amitié ?

– Parce que en amitié aussi on peut être exclusif, et tu as tout à fait raison, c’est complètement ridicule.

Antoine gratta la terre du bout de sa chaussure.

– Tu crois qu’il voit quelqu’un à Londres ? demanda-t-il.

– Tu veux dire un psy ?

– Non… une femme !

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– Il ne m’a rien dit !

– Il ne t’a rien dit ou tu ne veux pas m’avouer qu’il t’a dit quelque chose ?

– De toute façon, s’il avait rencontré quelqu’un ce serait une bonne nouvelle, non ?

– Bien sûr ! Je serais fou de joie pour lui, conclut Antoine.

Sophie le regarda, consternée. Ils s’arrêtèrent devant un petit kiosque ambu-lant. Louis et Emily optèrent pour des glaces, Antoine pour une crêpe et Sophie commanda une gaufre. Antoine chercha Mathias, qui marchait quelques pas plus loin, les yeux rivés à l’écran de son téléphone.

– Pose la tête sur mon épaule pour voir, dit-il a Sophie en se retournant.

Elle sourit et fit ce qu’Antoine lui avait demandé.

Mathias se campa devant eux.

– Bon, eh bien puisque je vois que tout le monde se fiche complètement que je sois là ou pas, je vais vous laisser tous les deux ! Si les enfants vous gênent, n’hésitez pas à les jeter dans le lac. Je pars travailler, au moins ça me donnera l’impression d’exister !

– Tu vas travailler un samedi après-midi ? Ta librairie est fermée, reprit Antoine.

– Il y a une vente aux enchères de vieux livres, je l’ai lu dans le journal ce matin.

– Tu fais dans le commerce de livres anciens maintenant ?

– Bon, écoute-moi Antoine, si un jour Christie’s met en vente des vieilles équerres ou des vieux compas, je te ferai un dessin ! Et si par le plus grand des hasards vous vous rendiez compte que je n’étais pas à table ce soir, c’est que je serais certainement resté à la nocturne.

Mathias embrassa sa fille, fit un signe à Louis et s’éclipsa sans même saluer Sophie.