Elle attendit le soir pour déplier la lettre cachée sous le rabat de cuir. Elle la lut, fit rouler dans ses doigts la petite clé d’une consigne que son père y avait jointe.

À la mort de son premier mari, Yvonne revendit la laverie qu’elle avait rachetée au prix d’heures de travail hebdomadaires qu’aucun membre de la section syndicale à laquelle elle appartenait n’aurait crues possibles. Elle embarqua à Calais sur un ferry

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qui traversait la Manche et arriva à Londres par une après-midi d’été, avec une valise pour tout bagage.

Elle se rendit devant la façade blanche d’un grand bâtiment dans le quartier de South Kensington. Agenouillée au pied d’un arbre qui ombrageait un rond-point, elle creusa un trou dans la terre avec ses mains. Elle y déposa une carte d’identité jaunie, tachée de sang séché, et murmura « On y est arrivés ».

Quand un policier lui demanda ce qu’elle faisait, elle se redressa et répondit en pleurant :

– Je suis venue rapporter ses papiers à mon père. Nous ne nous étions pas vus depuis la guerre.


Yvonne reprenait connaissance, elle se releva lentement. Son cœur avait retrouvé un rythme normal. Elle monta l’échelle de meunier et, en arrivant dans la salle, décida de changer de tablier. Alors qu’elle le nouait dans son dos, une jeune femme entra et vint s’installer au comptoir. Elle commanda un alcool, le plus fort qui soit. Yvonne inspecta son allure, lui servit un verre d’eau minérale et vint s’asseoir à côté d’elle.

Enya avait émigré l’an dernier. Elle avait trouvé un travail dans un bar de So-ho. La vie ici était si chère qu’elle avait dû partager un studio avec trois étudiants qui, comme elle, faisaient de petits boulots par-ci, par-là. Enya n’étudiait plus depuis longtemps.

Le restaurateur sud-africain qui l’employait ayant eu le mal du pays, il avait fermé boutique. Depuis, un travail dans une boulangerie le matin, un poste à la caisse d’un fast-food à l’heure du déjeuner et des distributions de prospectus en fin de journée lui avaient permis de vivre. Sans papiers, son lot était la précarité. En deux semaines, elle venait de perdre tous ses emplois. Elle demanda à Yvonne si elle n’avait rien pour elle, elle servait bien en salle et n’avait pas peur du travail.

– Et c’est en commandant à boire au comptoir que tu fais tes démarches pour trouver un job de serveuse ? demanda la patronne.

Yvonne n’avait pas les moyens d’embaucher qui que ce soit, mais elle promit à la jeune fille d’interroger les commerçants du quartier. Si quelque chose se présentait, elle le lui ferait savoir. Enya n’aurait qu’à repasser de temps en temps. Voulant compléter la liste de ses qualités, Enya ajouta qu’elle avait aussi travaillé dans une laverie.

Yvonne se retourna pour la regarder. Elle resta silencieuse quelques secondes et annonça à Enya que, jusqu’à des temps meilleurs, elle pouvait venir prendre ici un repas de temps en temps ; il n’y aurait pas d’addition, à condition qu’elle ne le dise à personne. La jeune femme ne savait comment la remercier, Yvonne lui dit de ne surtout pas le faire et elle retourna à ses fourneaux.


*


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En début de soirée, Antoine était attablé dans la salle en compagnie de McKenzie qui ne cessait de dévorer Yvonne des yeux. Il prit son portable pour envoyer un texto à Mathias : Merci de t’occuper des enfants. Est-ce que tout va bien ?

Il reçut aussitôt une réponse : Tout est OK. Enfants ont dîné, brossage de dents en cours, au lit dans 10 minutes.

Quelques instants plus tard, Antoine reçut un second message : Travaille aussi tard que tu veux, m’occupe de tout.

La lumière venait de s’éteindre dans la salle de cinéma de Fulham et le film commençait. Mathias coupa son portable, et plongea la main dans le sachet de pop-corn qu’Audrey lui tendait.


*


Sophie ouvrit la porte du réfrigérateur pour en examiner le contenu. Sur la clayette du haut, elle trouva des tomates bien rouges, alignées en ordre si parfait qu’elles ressemblaient à un bataillon de soldats d’une armée de l’Empire. Des tranches de viandes froides empilées parfaitement dans un papier cellophane cô-

toyaient un plateau de fromages, un bocal de cornichons et un ramequin de mayon-naise.

Les enfants dormaient à l’étage. Chacun avait eu droit à son histoire et à son câlin.

À onze heures, la clé tourna dans la serrure, Sophie se retourna pour voir Mathias sur le pas de la porte, un sourire béat au milieu du visage.

– Tu t’en tires bien, Antoine n’est pas encore la, dit Sophie en l’accueillant.

Mathias déposa son portefeuille dans le vide-poches à l’entrée de la maison. Il alla s’asseoir auprès d’elle, l’embrassa sur la joue et lui demanda comment s’était passée la soirée.

– Extinction des feux avec une demi-heure de retard sur l’horaire habituel mais c’est le droit des baby-sitters incognito. Louis a un truc qui cloche, il était très contrarié, mais je n’ai rien pu savoir.

– Je vais m’en occuper, dit Mathias.

Sophie récupéra son écharpe accrochée au portemanteau. Elle l’enroula autour de son cou et désigna la cuisine.

– J’ai préparé une assiette pour Antoine, je le connais, il va rentrer le ventre vide.

Mathias s’en approcha et croqua un cornichon. Sophie lui tapa sur la main.

– Pour Antoine j’ai dit ! Tu n’as pas dîné ?

– Pas eu le temps, répondit Mathias, je suis rentré en courant juste après le ci-néma, je ne savais pas que le film durait aussi longtemps.

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– Ça valait le coup, j’espère ? dit Sophie d’un ton narquois.

Mathias regarda l’assiette de viandes froides.

– Il y en a qui ont de la chance !

– Tu as faim ?

– Non, file, je préfère que tu sois partie avant qu’il arrive, sinon il va se douter de quelque chose.

Mathias souleva la cloche à fromages, prit un morceau de gruyère et le mangea sans grand appétit.

– Tu as visité l’étage ? Antoine a tout refait de mon côté. Comment trouves-tu la nouvelle décoration ? demanda-t-il la bouche pleine.

– Symétrique ! répondit Sophie.

– Qu’est-ce que ça veut dire, symétrique ?

– Ça veut dire que vos chambres sont pareilles, même les lampes de chevet sont identiques, c’est ridicule.

– Je ne vois pas ce qu’il y a de ridicule ! rétorqua Mathias, vexé.

– Ce serait bien que quelque part, dans cette maison, « chez toi » veuille dire

« chez toi » et pas « j’habite chez un copain » !

Sophie mit son manteau et sortit dans la rue. La fraîcheur de la nuit la saisit aussitôt, elle frissonna et se mit en marche. Le vent soufflait dans Old Brompton Road. Un renard – la ville en compte beaucoup – l’accompagna sur quelques mètres, à l’abri des grilles du parc d’Onslow Gardens. Dans Bute Street, Sophie vit l’Austin Healey d’Antoine, garée devant ses bureaux. Sa main effleura la carrosserie, elle releva la tête et regarda quelques instants les fenêtres éclairées. Elle resserra son écharpe et continua son chemin.

En entrant dans le studio qu’elle occupait à quelques rues de là, elle n’alluma pas la lumière. Son jean glissa le long de ses jambes, elle le laissa roulé en boule à même le sol, jeta son pull au loin et se faufila aussitôt sous ses draps ; les feuilles du platane qu’elle voyait par la petite lucarne au-dessus de son lit avaient pris une couleur argentée sous la clarté de la lune. Elle se tourna sur le côté, serrant son oreiller contre elle, et attendit que vienne le sommeil.


*


Mathias grimpa les marches et colla son oreille à la porte de la chambre de Louis.

– Tu dors ? chuchota-t-il.

– Oui ! répondit le petit garçon.

Mathias tourna la poignée, un rai de lumière s’élargit jusqu’au lit. Il entra sur la pointe des pieds et s’allongea à côté de lui.

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– Tu veux bien qu’on en parle ? demanda-t-il.

Louis ne répondit pas. Mathias tenta de soulever un pan de la couette, mais l’enfant enfoui au-dessous la retenait fermement.

– T’es pas toujours drôle, tu sais, parfois t’es même un peu lourd !

– Il faut que tu m’en dises un peu plus, mon vieux, reprit Mathias d’une voix douce.

– J’ai pris une punition à cause de toi.

– Qu’est-ce que j’ai fait ?

– À ton avis ?

– C’est à cause du petit mot pour Mme Morel ?

– T’as écrit à beaucoup d’autres maîtresses ? Je peux savoir pourquoi tu dis à la mienne que sa bouche te rend fou ?

– Elle te l’a répété ? C’est moche !

– C’est elle qui est moche !

– Ah non, tu ne peux pas dire ça ! s’insurgea Mathias.

– Ah bon ! Elle est pas moche Séverine la pingouine ?

– Mais c’est qui cette Séverine ? demanda Mathias, inquiet.

– T’es amnésique de la mémoire ou quoi ? reprit Louis furieux en sortant la tête des draps. C’est ma maîtresse ! hurla-t-il.

– Mais non… elle s’appelle Audrey, répliqua Mathias convaincu.

– Tu permets quand même que je sache un peu mieux que toi comment elle s’appelle, ma maîtresse.

Mathias était mortifié, quant à Louis, il s’interrogeait sur l’identité de cette fameuse Audrey.

Son parrain décrivit alors avec moult détails la jeune femme au timbre de voix si joliment éraillé. Louis le regarda, effondré.

– C’est plutôt toi qui dérailles, parce que elle c’est la journaliste qui fait un reportage sur l’école.

Et comme Louis ne disait plus rien, Mathias ajouta :

– Ah merde !

– Ouais, et c’est toi qui nous as mis dedans, je te ferai remarquer ! ajouta Louis.