— Lâchez-le ou je vous tue ! siffla-t-elle entre ses dents serrées.

Sous la morsure de l’acier, Holland desserra l’étau, laissant choir Craft qui se mit à tousser en se raclant la gorge :

— Vous le défendez ? fit Holland avec une sombre amertume.

— Non mais nous ne sommes pas dans les bas-fonds de Londres et je ne suis pas une fille publique que l’on se dispute à coups de poing ! Si vous voulez vous battre, que ce soit de la façon qui sied à des gentilshommes : l’épée à la main.

L’instant suivant c’était chose faite : les deux hommes s’affrontaient avec une furie suant la haine. Ils étaient à peu près de force égale. Sans cesser de se battre, Craft lança après une passe particulièrement chaude :

— Bravo ! Que n’avez-vous montré tant de brio face aux Ecossais au lieu de fuir devant tel un lièvre poursuivi par les chiens !

— Ils étaient dix mille et nous seulement trois. C’eût été un massacre…

— Si vous le dites ! fit l’autre pas convaincu, mais qui presque simultanément s’écroulait, un pouce de fer dans le côté…

Marie avec un cri voulut se porter à son secours, mais Holland l’en empêcha :

— Mes gens vont prendre soin de lui, dit-il en désignant un long bachot qui avait abordé pendant le duel. Vous, je vous emmène !

Elle n’eut pas le temps de demander où. Déjà il l’enlevait de terre comme si elle n’eût rien pesé, prenait sa course vers le logis de la Duchesse. Elle n’avait pas besoin d’autres explications. Son cœur chantait de bonheur et son corps ne demandait qu’à en faire autant. Avec un soupir, elle glissa ses bras autour du cou d’Henry et se laissa emporter vers ce paradis qu’elle avait cru perdu à jamais.

Holland traversa la maison comme une tempête sous l’œil ensommeillé des serviteurs en criant :

— Que l’on ne nous dérange sous aucun prétexte !

La porte de la chambre claqua, repoussée par lui d’un coup de talon. Puis, avec une douceur inhabituelle chez lui, il laissa Marie glisser à terre mais sans la lâcher et, alors seulement, prit ses lèvres pour un baiser si long, si profond que, bouleversée, elle eut l’impression qu’il cherchait son âme…

Elle défaillait quand avec une hâte fébrile il la déshabilla, arrachant ce qui ne cédait pas assez vite à son impatience, puis il la porta sur le lit autour duquel il rassembla tous les candélabres de la chambre :

— Que fais-tu là ? Tu veux que nous brûlions ensemble ?

— Je veux te voir ! Dieu que tu es belle ! Le temps n’a aucune prise sur toi…

Tout en parlant, il se dévêtait rapidement avant de la rejoindre :

— Aucun brasier ne brûle plus que moi depuis que je t’ai revue.

— Pourquoi, dans ce cas, ce jeu stupide que tu as mené depuis mon arrivée ?

— Tu m’avais repoussé. Je voulais te le faire payer… et aussi tenter de me déprendre de toi mais c’était impossible car nulle femme au monde ne te ressemble !

Il s’empara d’elle sans ajouter un mot et Marie éblouie laissa s’épanouir en elle les jouissances à la limite de la douleur que lui seul savait lui offrir. La passion qu’elle croyait éteinte et qu’elle avait tant recherchée dans d’autres bras reprenait possession d’elle avec une éblouissante intensité.

Quand la vague ardente leur laissa un instant de répit, elle entendit Henry chuchoter :

— Tu comprends à présent pourquoi j’ai fui, à Kelso ? Car ce n’était rien d’autre qu’une fuite dont tu es la cause. Engager le combat, c’était aller à une mort certaine, que d’aucuns diraient glorieuse et moi stupide. Je ne voulais pas mourir sans t’avoir reprise. Tu vois, Marie, je t’aurai aimée jusqu’au déshonneur ! Tu es mon enfer et mon paradis…

Durant quatre jours et autant de nuits les deux amants vécurent enfermés, ne laissant approcher leur refuge que pour la nécessaire nourriture et quelques ablutions qu’ils traitaient comme autant de prétextes à de nouvelles caresses. Autour d’eux tout était silence. La Reine, la Cour, le monde entier, ils les avaient oubliés…

Mais à l’aube du cinquième jour, la vie réelle reprit ses droits avec l’arrivée de l’abbé du Dorat qui, depuis des mois, s’efforçait d’amener Madame de Chevreuse à composition. Il revenait de Paris pour la énième fois. À son dernier départ, il avait pu emporter ce qu’il était persuadé être une victoire. Marie, en effet, un peu lasse d’une vie qui s’étriquait depuis que la guerre occupait le roi Charles, avait fini par « reconnaître sincèrement la mauvaise conduite qu’elle avait prise dans le passé et s’en repentait de tout son cœur »… Ce n’était pas très explicite mais à Paris on avait bien voulu s’en contenter : ce que l’Abbé venait annoncer à la Duchesse c’était, enfin, la permission de rentrer.

Tandis que Holland s’esquivait par la porte de la cuisine en promettant de revenir à la nuit dose, Marie recevait l’Abbé avec toute la dignité dont elle était capable :

— Ainsi donc, lui dit-elle, Sa Majesté et Monsieur le Cardinal reconnaissent le bien-fondé de mes demandes ?

— On ne m’en a pas dit autant mais la lettre que voici vous en apprendra davantage. Elle est de la main du Cardinal.

— Voyons sa prose.

En quelques lignes Richelieu faisait savoir à Madame de Chevreuse qu’elle était autorisée à revenir en son château de Dampierre pourvu qu’elle promît d’y demeurer paisiblement et de ne plus cabaler. L’abbé du Dorat avait pour mission de la ramener dans les jours suivants…

Sans le retour tellement inespéré d’Henry, Marie se fût contentée de ce demi-succès et eût ordonné que l’on prépare ses coffres, mais il était là, de nouveau, l’amant tant aimé, et cette fois, elle entendait rester auprès de lui le plus longtemps possible.

— Voilà qui est bien, l’Abbé, et vous me voyez fort heureuse des bonnes dispositions que m’annonce Monsieur le Cardinal. Malheureusement, je ne peux plus quitter Londres…

— Mais pourquoi ?

— Des dettes, l’Abbé ! Des tas de dettes que j’ai dû contracter puisque Monsieur de Chevreuse me laisse manquer du nécessaire..

— Mais, la reine Henriette-Marie et le roi Charles ne veillent-ils pas à votre quotidien ?

— Le Roi est loin et la Reine, malade à la suite de ses dernières couches et aussi d’être séparée de lui, ne se soucie plus de personne. Mes créanciers le savent : ils ne me laisseront pas partir. Il faut payer ou crever !

Déconfit, du Dorat prit congé pour aller référer sur-le-champ de ce nouveau problème, ce qui enchanta Marie. Cela accordait à son bonheur au moins quelques jours et peut-être même davantage une fois que ses dettes seraient payées. On trouverait bien une idée pour retarder encore ce retour qu’elle désirait si ardemment, peu de temps auparavant.

La réponse du Cardinal fut plus rapide qu’elle ne le pensait : il envoyait à Marie l’intendant de Dampierre, Boispillé – dont elle ignorait qu’il était passé au clan du Cardinal ! – avec dix-huit mille livres, quand elle n’en demandait que douze mille. On n’était pas plus généreux ! En outre, celui-ci lui fit savoir qu’elle devrait prendre toutes dispositions pour le voyage de retour que l’on souhaitait aussi agréable qu’il se pourrait. La route de Dieppe était choisie et le gouverneur de ce port comme celui de Rouen recevraient des ordres pour qu’elle fût accueillie avec honneur. De son côté, l’Angleterre mettait à sa disposition l’un de ses vaisseaux les meilleurs. Quant au duc de Chevreuse, il enverrait à Dieppe carrosses et chevaux, ne pouvant se déplacer lui-même à cause d’une cruelle crise de goutte, cette malédiction des grands buveurs.

Décidément, tout allait vite, trop vite même au goût de Marie. Elle voulait continuer à gagner du temps quand Holland lui annonça qu’il devait rejoindre le Roi en Ecosse. On lui donnait, à lui aussi, une nouvelle chance sous peine de perdre tous ses biens.

Devant les larmes qu’elle ne pouvait retenir, il brusqua les adieux :

— Il est mieux que tu repartes, dit-il, ne fût-ce que pour ta propre sûreté. Ce royaume, crois-moi, n’en a pas fini avec la guerre. Le Parlement demandera bientôt des comptes difficiles à rendre. En France tu seras à l’abri.

Un dernier baiser, et il était parti. Marie prévint Boispillé qu’elle partirait au jour fixé. Elle alla faire ses adieux à la Reine. Mais, la veille de son départ, elle fit venir son ancien intendant et, très troublée, lui tendit deux lettres qu’elle venait de recevoir. L’une, anonyme, lui disait que sa perte en France était assurée : on ne l’attirait à Dampierre que pour s’emparer d’elle plus facilement. L’autre émanait du duc de Lorraine en personne :

« Je suis certain, écrivait Charles IV, du dessein qu’a fait le Cardinal de vous offrir toutes choses imaginables pour vous obliger de retourner en France et aussitôt de vous faire périr… Si je croyais pouvoir assez sur votre esprit pour vous détourner de prendre cette résolution, j’irais me jeter à vos pieds pour vous faire connaître votre perte absolue et vous conjurer par tout ce qui peut vous être au monde de plus cher d’éviter ce mal trop cruel, au moins plus insupportable que tout le reste au monde… »

— Vous comprendrez sans peine que je renonce à partir ! Il ne me reste que ma vie mais elle m’est précieuse. Dites à Monsieur le Cardinal que son piège est éventé…

Il fut impossible de l’en faire démordre et Boispillé s’en alla rendre compte, ainsi qu’il venait d’en recevoir l’ordre.

Suivit un nouvel échange de lettres, qui était aussi un nouveau dialogue de sourds. Cependant, Marie, avide de vengeance, reprenait de plus belle ses relations non seulement avec ceux que la rigueur de Richelieu avait chassés de France mais de nouveau avec l’ambassadeur d’Espagne, le marquis de Velada, et celui de Savoie.

Exaspéré, Richelieu finit par céder aux instances du mari abandonné depuis si longtemps : Claude proposait d’aller en personne chercher Marie. Ne serait-ce pas pour elle la meilleure des garanties ? Richelieu ayant accepté, il écrivit à sa femme une longue lettre lui annonçant son arrivée… mais dans laquelle il ne résistait pas à l’envie de lui faire savoir qu’il était las de ses nombreux amants et qu’il souhaitait seulement vivre auprès d’elle et de sa fille Charlotte dans une paix à laquelle il aspirait, n’étant plus d’âge à rien espérer d’autre. « Il serait le 4 mai à Calais pour passer la mer. »