Cependant, pour l’aînée un mariage digne d’elle était envisageable : il s’agissait de son cousin Louis de Bretagne, frère de Madame de Montbazon. Marie alors fit preuve d’une dureté de cœur que l’on a peine à lui pardonner : non seulement elle s’opposa au mariage, mais elle pressa sa fille d’entrer au couvent le plus tôt possible. C’était surtout pour ne pas être obligée de la doter et de payer les frais d’un mariage. Docile, la jeune fille – elle avait vingt ans – s’inclina. Restaient les trois autres, âgées de treize à sept ans. Marie souhaita qu’elles entrent à l’abbaye Saint-Antoine et écrivit en ce sens au Cardinal qui refusa, alléguant qu’avec trois rejetons de la Duchesse la vie y deviendrait impossible. Ne sachant plus à quel saint se vouer, le pauvre Claude réussit tout de même à caser les deux plus âgées à Issy où elles prirent le voile sans plus tarder… et sans qu’on leur eût demandé leur avis. La jeune Charlotte, elle, resta auprès de son père…

À ce propos, Chevreuse fit savoir à sa femme qu’elle devait renoncer à faire venir Anna et Herminie de Lénoncourt. La première venait de mourir et quant à la « cousine », touchée par le sort des filles, elle s’était attachée à Charlotte auprès de laquelle Claude entendait qu’elle reste.

Marie en pleura de fureur, de déception aussi : elle croyait tellement qu’Herminie l’aimait ! La lettre de Claude exprimait le contraire. Quant à Anna, elle était auprès de Marie depuis toujours. Celle-ci ne l’avait pas vue vieillir et l’idée qu’elle pût mourir ne l’effleurait même pas. Peut-être parce que, comme Peran, elle était faite de ce granit breton capable de défier les siècles. Mais la réalité cruelle était là… et à nouveau Marie pleura… mais de chagrin.

Sur ces entrefaites, Londres s’apprêtait à recevoir Marie de Médicis avec un enthousiasme mitigé. Elle était la mère d’Henriette-Marie et encore plus catholique qu’elle, ce qui n’était pas peu dire.

Certes c’était avec sa dernière fille qu’elle avait entretenu les relations les plus affectueuses, mais si elle venait en Angleterre ce n’était pas vraiment par choix délibéré. Les gens de Bruxelles en avaient plus qu’assez d’elle, de son caractère impossible, de son train de vie délirant, des factures qu’elle ne payait jamais. En outre, si le Cardinal-Infant et l’Espagne avaient augmenté jusqu’à vingt-mille livres par mois la pension qu’on lui accordait, les revers subis durant la guerre contre la France avaient fini par soulever la colère contre la mère de Louis XIII : il était scandaleux de devoir l’entretenir quand l’argent se faisait rare et, après quelques tractations, on la poussa doucement vers la Hollande d’abord où le prince d’Orange lui fit honneur mais ne la garda pas longtemps, et le 4 novembre Charles Ier venait à Gravesend accueillir une belle-mère secouée par une traversée de sept jours agrémentée d’une tempête qui avait failli l’envoyer par le fond. La veille, il avait accusé Madame de Chevreuse, en termes assez vifs, d’avoir fait venir cette ruineuse mégère. Celle-ci n’y étant pour rien n’eut guère de peine à se défendre, aidée en cela par Henriette-Marie.

Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, Charles offrit à la voyageuse l’orgueilleuse satisfaction d’une entrée solennelle à Londres et la conduisit en personne au palais Saint James où la Reine avait aménagé pour sa mère un bel appartement tendu de tapisseries précieuses et orné de meubles italiens. On lui apprit en même temps qu’elle recevrait une pension de cent livres par jour, ce qu’elle jugea mesquin étant donné le nombre de personnes qu’elle traînait en permanence à sa suite.

De son côté l’ambassadeur de France, Monsieur de Bellière, vint lui faire une visite cérémonieuse mais qui n’eut pas de suivante. Il avait reçu en effet des directives très précises de Louis XIII : « Voyez-la chez elle et dites-lui que vous êtes trop assuré du respect que je lui porte pour ne pas le trouver bon mais après cela vous n’y retournerez plus ! » On n’est pas plus clair !

Marie, naturellement, accourut pour saluer sa marraine et en reçut l’accueil aigre-doux habituel. Sans s’émouvoir : elle la connaissait trop. Elle découvrit vite que la vieille Reine comptait sur elle pour l’aider à réaliser son projet le plus cher : rentrer en France et jouer, auprès du Dauphin Louis, les grands-mères gâteaux afin de prendre emprise sur son esprit le plus tôt possible. Ne disait-on pas que la santé de Louis XIII était pire que jamais et que celle du Cardinal ne valait guère mieux ? La Reine Mère voyait s’ouvrir devant elle un avenir doré sur tranche dans son beau palais du Luxembourg retrouvé !

Marie se garda bien de lui expliquer qu’elle avait suffisamment à faire pour sa propre situation et aucune envie de s’encombrer de la sienne, mais à la rigueur elle pourrait peut-être s’atteler à ce char-là s’il se trouvait pour lui une quelconque ouverture favorable. Or, il fut rapidement évident qu’il n’en était rien : le retour de la Reine Mère, débattu – à peine ! – en Conseil des ministres déboucha sur une unanimité : la France avait suffisamment souffert de ses manigances pour que l’on envisage de l’y ramener. Quant à son entretien, le royaume ne l’envisagerait qu’à une seule condition : son retour à Florence comme on le lui avait proposé maintes fois.

On devine aisément l’explosion de fureur dont Marie fut le témoin à la fois « compréhensif » et impavide. Elle avait, pour sa part, reçu le jour même une lettre d’un Richelieu toujours aussi fermement assis sur ses positions. La contrition ou pas de retour : « Si vous êtes innocente, votre sûreté dépendra de vous-même et si la légèreté de l’esprit humain, pour ne pas dire celle du sexe, vous a fait relâcher à quelque chose dont Sa Majesté ait sujet de se plaindre vous trouverez en sa bonté ce que vous pouvez attendre et que vous devez désirer. » Le Cardinal ajoutait « que l’entêtement n’avait jamais servi à rien et qu’il était stupide de se condamner soi-même à l’exil quand en échange de quelques mots d’écrit il serait si facile de retrouver tout ce qu’on avait perdu »…

Cette fois Marie fit attendre sa réponse. Elle voulait réfléchir, et surtout l’agréable paysage de la cour de Londres se couvrait de noirs nuages.



Charles Ier avait pris lui-même les armes et marchait vers les Ecossais commandés par Alexandre Leslie, un homme de guerre confirmé. Pendant ce temps, sa femme accouchait d’une petite Catherine qui ne vécut pas, mais avant cette épreuve, elle avait arraché à son mari le commandement de la Cavalerie au bénéfice du cher Holland qui n’y connaissait pas grand-chose tandis que le commandement général allait au comte d’Arundel qui ne valait guère mieux. Le résultat fut piteux : devant Kelso, Holland qui, en fait de cavalerie, commandait trois mille fantassins et seulement trois cents cavaliers, se trouva en face d’une armée deux fois supérieure. Il n’essaya même pas de combattre et battit en retraite le plus simplement du monde. C’était peut-être la sagesse ; ce n’était pas faire preuve d’une bravoure folle et Charles Ier qui, de son côté, avait rencontré Leslie sans beaucoup de dommages mit un terme à ces premières hostilités qui avaient tourné à l’avantage d’une Ecosse qui entendait se régir seule à l’avenir.

Holland rentra à Londres se faire consoler par la Reine. Sa retraite précipitée l’avait couvert de ridicule et Marie pensa en mourir de honte. Se pouvait-il que, depuis des années, elle, Marie de Rohan, eût aimé passionnément un lâche… et même l’aimât encore ? La réponse allait lui être donnée sans tarder.

Un soir où il y avait concert chez la Reine, Marie qui souffrait depuis le début de l’après-midi d’une légère migraine que la musique n’arrangeait pas prit le bras de William Craft pour rentrer chez elle par les jardins. Le temps de septembre était encore doux mais une fraîcheur dans l’air annonçait déjà l’automne. Après la touffeur des salons illuminés de bougies et irrespirables de parfums mélangés, elle se sentit mieux. Ils marchèrent à pas lents le long de la Tamise dont le satin noir reflétait un mince croissant de lune. Fidèle à son habitude, William parlait de son amour dont, à l’entendre, chaque jour qui passait augmentait l’intensité :

— Je vous voudrais toute à moi dans une demeure enfouie sous les arbres et les fleurs, dans un lieu si bien caché que nul ne pourrait nous y venir chercher. Marie ! Merveilleuse Marie ! Dites-moi qu’un jour vous me rejoindrez afin de réaliser ce rêve…

— Tu peux toujours rêver, mais tout seul ! gronda une voix qui semblait sortir d’un buisson.

Et soudain, Holland fut là. Entièrement vêtu de noir, il se confondait avec la nuit, mais la faible lumière tira un éclat de l’épée qu’il tenait à la main. Marie serra plus fort le bras de son cavalier tandis que son cœur se mettait à battre la chamade. Craft, lui, ne s’émut pas.

— Comment l’entendez-vous ? laissa-t-il tomber avec dédain en couvrant de sa main celle de Marie pour la rassurer, mais elle n’avait pas peur.

Au contraire, elle se sentait frémir d’une excitation qu’elle n’avait pas connue depuis longtemps.

— C’est élémentaire. Cette femme est à moi et je viens la reprendre comme…

L’éclat de rire de Craft lui coupa la parole :

— Vous ? La reprendre ? Encore faudrait-il qu’elle le souhaite ! Vous êtes un lâche, Mylord, et chacun le sait ici. Cette belle dame ainsi que les autres, et comme j’ai l’immense bonheur d’être son amant, ce n’est pas le triste héros de Kelso…

Il n’en dit pas plus. Holland, grinçant des dents, venait de se jeter sur lui les mains en avant après avoir laissé tomber sa rapière, prêt à l’étrangler. Il était de taille plus élevée, plus fort que William qui faisait de vains efforts pour desserrer la poigne de fer. Marie que l’assaut avait fait tomber se releva et, ne sachant comment les séparer, saisit la dague pendue à la ceinture de Holland et lui en piqua les côtes.