Marie de Hautefort aurait-elle pu répondre à cette question ? S’était-elle trompée de couleur en envoyant le livre rouge… ou avait-elle saisi cette occasion unique de se débarrasser – de débarrasser la Reine ! – d’une amie de plus en plus compromettante donc encombrante ? Surtout à un moment singulièrement délicat. L’Aurore, en effet, ayant mesuré le fond du gouffre où Anne d’Autriche avait manqué se perdre, s’était mis en tête de donner un héritier au royaume par tous les moyens avec la complicité involontaire du Roi et celle, entièrement lucide, de Louise de La Fayette que Louis visitait souvent au parloir de son couvent. Dans la trame délicate qu’elle tissait, elle redoutait par-dessus tout les foucades et les « grandes idées » de Madame de Chevreuse. La jeune fille avait donc saisi cette occasion inespérée de l’expédier beaucoup plus loin que Tours[19]. En choisissant l’Espagne, la Duchesse était allée dans le sens de ses espérances : on ne la reverrait pas avant longtemps !
Sur le versant espagnol des Pyrénées, Marie, Peran et leurs mulets furent reçus par les religieux de l’Hospital avec la charité dont ils étaient coutumiers, mais on ne fit que se reposer chez eux deux nuits et un jour. La Duchesse avait hâte maintenant de retrouver des terres moins austères. De là on gagna San Esteban, une petite ville fortifiée où l’on put remplacer les mulets par des chevaux, après quoi l’on poursuivit sur Saragosse, la capitale de l’Aragon.
Marie s’y fit reconnaître du Gouverneur, prit logis dans la meilleure hostellerie de la ville et se remit à écrire. Chose étrange, sa première lettre fut pour Richelieu afin de lui expliquer sa conduite. À sa façon. Depuis l’emprisonnement du marquis de Châteauneuf, elle s’était efforcée de vivre honnêtement en prenant grand soin d’éviter tout ce qui pourrait déplaire. Or, elle avait été prévenue qu’on allait l’arrêter pour répondre « de choses à quoi elle n’avait jamais pensé en lui disant que l’on avait en mains la vérité ». Cela lui avait fait imaginer qu’on la voulait perdre et elle était partie droit devant elle pour éviter la honte.
Elle écrivit aussi à son cher Archevêque pour lui dire qu’elle était bien arrivée et comptait se rendre à Madrid. Enfin, elle traça quelques lignes à l’intention de Boispillé, l’intendant de Chevreuse, pour lui donner de ses nouvelles et lui demander plusieurs objets.
La réponse, si on pouvait l’appeler ainsi, fut décevante ; en tout et pour tout, Marie reçut ce message : « Nous ne faisons point de réponse en Espagne. »
Elle en fut désagréablement affectée : ces mots lui faisaient comprendre – enfin ! – qu’elle était en pays ennemi et, comme telle, coupée de toutes ses sources d’information comme de ravitaillement. Il lui restait l’or qu’elle avait pu emporter, ses bijoux… et l’espoir dans la munificence de ceux qu’elle venait rejoindre. Or, même si elle pouvait se prévaloir de l’amitié d’Anne d’Autriche, même si elle avait connu jadis la reine d’Espagne, même si elle avait fait tout son possible pour œuvrer pour la cause espagnole, elle n’en risquait pas moins d’être prise pour une espionne plus que pour une victime de Richelieu, donc de ne pas recevoir l’accueil chaleureux qu’elle espérait.
De Saragosse encore, elle écrivit au roi Philippe IV, à la Reine, pour leur demander les moyens de se rendre auprès d’eux et pendant quelques jours vécut une pénible attente. Et puis, elle crut voir le ciel s’ouvrir : le Roi lui envoya un carrosse et des gens pour la servir en l’invitant à venir rejoindre sa Cour.
À Madrid, Madame de Chevreuse fut reçue comme devait l’être la plus proche amie de la reine de France. On lui fit des présents importants, on la logea aux abords du palais… et le bruit courut même que le roi Philippe IV s’était montré sensible à son charme. Ce que les espions du Cardinal se hâtèrent de lui rapporter et Louis XIII, un beau matin, vint annoncer à sa femme que son amie avait couché avec son frère. Ce qui la choqua beaucoup… mais choqua encore plus Marie quand la nouvelle lui revint. Elle devait déclarer plus tard à Madame de Motteville que le Roi ne lui avait jamais dit de douceurs sauf une seule fois en passant… Ce qui ne saurait indiquer les prémices d’une brûlante passion mais on ne prête qu’aux riches : Philippe IV était connu pour sa sensualité. Quant à Marie, sa réputation était solidement ancrée. La conclusion allait de soi.
Elle comprit qu’il restait des frontières quand, ayant demandé une charge de « dame du palais », on la lui refusa. Courtoisement sans doute mais on la refusa tout de même. En outre, la cour d’Espagne rigide, gourmée, arrogante, sanglée dans ses fraises et ses vertugadins d’un autre âge, arborant des joyaux fabuleux, quasi barbares, sur des vêtements le plus souvent noirs, ayant sans doute le goût des beaux jardins mais aussi celui des autodafés – il y en avait eu la veille de l’arrivée de Marie et Madrid empestait encore l’affreuse odeur des corps calcinés ! – cette Cour-là ne tarda pas à lui peser. Au point qu’elle finit par ne plus regretter le refus essuyé même si, sur le moment, il l’avait blessée. Vivre avec ces gens était vraiment au-dessus de ses forces et elle n’arrivait pas à comprendre comment la fille du joyeux Henri IV pouvait s’en accommoder. Elle osa, un jour, lui poser la question.
— Toute couronne a son prix, lui répondit Isabelle. Et le Roi est un époux merveilleux. Il fait construire pour moi un palais plus aimable que celui-ci[20]. La vie y sera pleine de charme. Vous verrez !
Mais justement Marie n’avait aucune envie de voir. En mars 1638, la nouvelle arriva comme un éclair dans les ténèbres. Anne d’Autriche était enceinte de trois mois et, cette fois, tout donnait à penser qu’elle mènerait sa grossesse à son terme. La décision de Marie fut prise aussitôt : elle devait quitter l’Espagne au plus vite afin de ne pas aggraver sa position et rester à l’écart de la grande espérance des Français. Elle demanda et obtint – sans peine – son congé, annonçant son désir de gagner l’Angleterre.
Philippe IV fut parfait : il lui donna toutes les facilités nécessaires à son voyage et chargea même l’un de ses gentilshommes, don Domingo de Gonsalvo, de l’accompagner jusqu’à Londres.
Et, par un gris matin d’avril, Marie, son mentor et l’inaltérable Peran s’embarquaient à Santander, Accueillie avec émerveillement par le capitaine du gros trois-mâts marchand qui ne put moins faire que lui offrir sa propre chambre à la poupe du navire, c’est du pont que Marie regarda fondre dans les brumes de soleil les côtes de cette Espagne en qui elle avait mis sans doute trop d’espérances.
Le dimanche 25 avril, elle débarquait à Portsmouth après une traversée éprouvante par un temps affreux. Elle eut la joie de trouver sur le quai le cher Walter Montaigu venu l’attendre en compagnie de Lord Goring, l’un des proches du Roi, avec mission de l’accompagner à Londres. À les revoir Marie se sentit revivre : dans ce pays, elle n’avait que des amis… et même davantage. Derrière les visages aimables de ces deux hommes elle croyait déjà apercevoir l’inoubliable, l’inoublié Henry Holland !… La seule pensée de fouler le même sol que lui, de respirer le même air chargé de pluie lui mettait des frissons dans le dos et des fourmis au bout des doigts.
On la conduisit à Greenwich où la Reine l’attendait dans la demeure neuve dont sa belle-mère avait commencé la construction en place du vieux palais de Placentia et que l’architecte Inigo Jones venait d’achever l’année précédente. C’était une vaste maison blanche ouvrant par de larges fenêtres sur les jardins étendus jusqu’à la Tamise. En dépit du mauvais temps, l’endroit ne manquait pas d’un certain charme maritime : de beaux vaisseaux y jetaient l’ancre et, en y arrivant, Montaigu apprit à Marie que le roi Charles aimait venir respirer l’odeur de goudron et de bois, infiniment plus agréable que les puanteurs de la City.
Henriette-Marie accueillit avec un plaisir évident cette amie d’autrefois qui l’avait connue enfant, s’était trouvée mêlée aux tractations de son mariage et l’avait conduite jusqu’à son époux puis était restée auprès d’elle les premières semaines si difficiles. Marie aussi était heureuse de la revoir, surtout en d’aussi bonnes dispositions pour elle, mais eut peine à cacher sa surprise : en treize ans, Henriette-Marie avait beaucoup changé à son avantage. La frêle – quasi osseuse ! – adolescente n’avait qu’à peine grandi mais s’était étoffée. De charmantes rondeurs, un teint éblouissant offrant un ravissant contraste avec d’immenses yeux noirs, des lèvres bien pleines dissimulant joliment des dents légèrement saillantes, elle était devenue une vraie beauté, partageant désormais avec son mari un amour sans faille conforté par la naissance de quatre enfants : deux fils et deux filles. Marie nota aussi qu’elle s’habillait avec une élégance raffinée : en bleu et or le plus souvent avec des touches de rouge qui lui seyaient à ravir.
Le couple royal ne se séparant pas volontiers, Marie vit le Roi le soir même et le trouva lui aussi à son avantage, dans tout l’épanouissement de sa vigueur naturelle. N’ayant jamais été malade, sauf d’une petite vérole au cours de laquelle sa femme l’avait veillé constamment et qui n’avait pas laissé de traces, sa santé était excellente au contraire de celle de son cousin. Et s’il lui ressemblait un peu par la gravité qui était l’expression habituelle de son visage, il lui arrivait de montrer une grâce et un charme dont Louis XIII était plutôt dépourvu. Il reçut Madame de Chevreuse comme une amie très chère et l’assura de son entier soutien dans la période difficile qu’elle vivait. Puis, la laissant à son installation, lui et Henriette-Marie repartirent pour le palais de Westminster où des affaires importantes attendaient le Roi.
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