— Je sais. Il a agi ainsi dans le seul but de préserver ceux qui vivaient avec lui. En particulier cet étrange Basilio. Et un peu sur mon conseil. Quand on ne sait rien on n’a rien à dire lorsqu’on vous questionne. Je suis allé le chercher après avoir reçu sa lettre et c’est moi qui l’ai emmené…

— Où ?

— Chez Monsieur de Tréville qui n’avait jamais admis sa condamnation. Et comme Malleville, incapable de rester enfermé où que ce soit, fût-ce dans l’une de vos demeures, désirait par-dessus tout combattre encore pour le Roi…

— Le Roi qui allait l’envoyer à l’échafaud ? Tête de mule !

— Si vous voulez… mais c’est sa façon d’être et on ne le changera pas. Notre capitaine l’a fait engager sous un nom d’emprunt, dans la compagnie de Chevau-Légers que le maréchal de Châtillon était en train de constituer et à cette heure il doit être en train d’en découdre contre l’Espagnol…

— En d’autres termes il cherche à se faire tuer ? murmura Marie, saisie de tristesse. Vous voyez, mon ami, c’est quand on sait qu’on ne les reverra peut-être jamais que l’on sent le prix que l’on attache aux gens ! J’aimais beaucoup Gabriel !

— Quelle chance il a ! Mais pourquoi en parler comme s’il n’était déjà plus ? Vous le reverrez un jour ?

— Là où je vais ? Il m’étonnerait fort. Car c’est en Espagne que je me rends, cher Aramitz, et ne sais quand j’en reviendrai ni même si j’en reviendrai. À ce propos, il faut que je me mette à la recherche d’un guide qui me mène au-delà des montagnes. Un guide sûr, si possible, qui n’aille pas m’égorger au détour d’un rocher…

— Et où comptez-vous le trouver ? fit Aramitz avec un sourire ironique. Dans ce parc ?

Marie eut un geste d’impuissance qui trahissait sa lassitude :

— Je ne sais pas. À l’auberge peut-être…

— Et pourquoi pas sur la place publique ? Confiez-moi ce soin, voulez-vous ?

— Oh ! avec bonheur ! Vous me soulagez d’un poids énorme.

— Et moi je suis heureux de pouvoir vous servir ! En attendant, venez dîner avec moi ! Ensuite je me mettrai en quête !

Il en fut ainsi. Peran montra une joie discrète de leur rencontre. En bon Breton, tous ces gens du Sud au milieu de qui l’on ne cessait d’évoluer ne lui inspiraient pas confiance. Aramitz c’était autre chose : ils avaient combattu ensemble. Dès l’instant où il se mêlait de l’entreprise, ses craintes s’évanouissaient.

L’ancien Mousquetaire disparut la majeure partie de l’après-midi mais à son retour il était satisfait : il avait trouvé un Basque qui en épousant une fille de Campan, s’était acquis un petit bien dans le pays. Moyennant deux cents pistoles, il se faisait fort de conduire les voyageurs à bon port.

On fêta l’heureuse nouvelle au souper tout en préparant la journée du lendemain. Afin de ne pas éveiller les soupçons, la Duchesse partirait dans la matinée, dès que Malbati serait rentré : Marie avait l’intention de lui dire que, réflexion faite, elle préférait les eaux de Barèges et qu’elle s’y rendait. Elle savait qu’il la suivrait, croyant toujours la fable de la blessure, mais au lieu de prendre la route qui y menait elle remonterait la haute vallée de l’Adour, à peu près sûre qu’il n’y verrait que du feu. Aramitz la rejoindrait avec le guide en pleine montagne, à un point convenu. Cela fait, chacun se retira dans sa chambre : celle de Marie était voisine de celle du futur abbé et, au seuil, elle le retint, certaine de ne pas se tromper sur l’expression de ses regards durant le repas…

— Vous n’êtes pas encore ordonné, que je sache ? murmura-t-elle presque dans ses cheveux tandis qu’il baisait sa main avec une ardeur fort explicite.

— Non… mais le serais-je que cela ne changerait rien à ce que j’éprouve pour vous… et depuis si longtemps !

— Ce qui veut dire que nous n’en avons que trop perdu ? Alors il faut se hâter de réparer cette erreur, ajouta-t-elle en l’entraînant à sa suite.

L’instant suivant, elle était dans ses bras.

Ce fut une nuit si délicieuse que Marie ne devait jamais l’oublier. Elle avait la chaleur des choses rares et d’autant plus précieuses. Pour Henri d’Aramitz elle était la dernière avant son entrée dans les ordres et, lui qui avait tant aimé les femmes, qui avait tant désiré celle-ci, il sut en faire une sorte d’œuvre d’art toute en douceur, en tendresse :

— Vous êtes mon adieu à ma jeunesse, dit-il à Marie au moment de la quitter peu avant l’aube.

Remuée jusqu’au fond de l’âme et au bord des larmes, elle voulut savoir :

— Pourquoi ? Mais pourquoi ? Vous êtes encore si jeune !

— L’âge ne fait rien à l’affaire. Quand Dieu appelle, il faut répondre quelle que soit l’heure. Il a besoin de serviteurs en pleine force et lui offrir un vieillard cacochyme serait un bien pauvre présent !

Croyez aussi que vous serez mon plus beau souvenir…

Et il s’esquiva sans faire plus de bruit qu’un chat Marie ne se rendormit pas : elle voulait garder présente à sa mémoire chaque minute qu’elle venait de vivre…



Le milieu de la matinée la trouva à cheval, remontant vers les sources de l’Adour entre un Malbati un peu surpris de se retrouver en route alors qu’il venait juste de rentrer et un Peran plus silencieux que jamais. À travers les pâturages en terrasses, le chemin devenait grandiose à mesure qu’il montait vers les cimes. Si obnubilé qu’il fût par son étrange compagnon, Malbati finit par réagir :

— Etes-vous sûr, Monseigneur, d’être sur la bonne route ? Barèges n’est pas si haut pour ce que j’en sais ?

— Nous allons pas à Barèges mais là-haut au col d’Aspin. C’est à cet endroit que nous rejoindrons le guide et les mulets qui me feront franchir les Pyrénées…

— Franchir les Pyrénées ?

— C’est là aussi que je vous dirai qui je suis. Plus un mot à présent, s’il vous plaît !

Au col, on s’arrêta pour passer la nuit dans une sorte de grange comme cela était arrivé souvent durant le voyage. Fatiguée par le parcours et une nuit trop bien employée, Marie s’enveloppa dans son manteau et tomba dans un profond sommeil mais l’aurore la trouva debout, suivant du regard la progression de deux hommes, l’un à cheval l’autre à dos de mulet tenant en bride deux autres bêtes. En se retournant, elle vit Malbati qui se dirigeait vers elle.

— Voilà le guide ! dit-elle, c’est ici que nous nous quittons. Je peux vous dire à présent que je suis la duchesse de Chevreuse qui a dû fuir ceux qui voulaient l’arrêter bien qu’elle n’eût rien fait contre le service du Roi ni celui du Cardinal. Je suis victime d’une machination et je préfère aller attendre hors des frontières que l’on me rende justice. Voyez-vous, je préfère me jeter au feu plutôt qu’en prison…

Eperdu, il la regardait sans rien trouver à dire. Elle reprit :

— Vous pourrez raconter tout cela quand vous rentrerez. Et voici deux lettres que je vous confie : l’une est pour le prince de Marcillac, l’autre pour l’Archevêque de Tours. Maintenant, laissez-moi vous offrir ceci en dédommagement de vos peines…

Elle tendait un rouleau de pistoles que Malbati refusa avec dignité.

— Oh non ! Certainement pas… Je n’ai voulu que vous aider…

— Dans ce cas, acceptez au moins cela !

Et, lui jetant ses bras autour du cou, elle lui donna un baiser qui le fit trembler… puis s’avança vers ceux qui prenaient pied sur le plateau. Le guide était un petit homme brun, sec comme un cep de vigne, avec des cheveux noirs, un visage dur et buriné mais sous le bonnet noir qui bâchait sa tête des yeux aussi bleus que le ciel.

— Voilà Sébastien ! présenta Aramitz. Vous pouvez avoir entière confiance en lui… Il me reste, Monsieur le Duc, à vous souhaiter bon voyage et, surtout, prompt retour parmi nous.

Il l’aida à enfourcher son mulet puis, reculant de trois pas, s’inclina profondément en balayant l’herbe rase des plumes noires de son chapeau. S’efforçant de cacher son émotion, Marie lui répondit d’un sourire, craignant que le tremblement de sa voix ne la trahît. À cet instant, ce parfait gentilhomme lui était infiniment cher…

Elle et Peran suivirent le guide qui, déjà, s’engageait dans le chemin accidenté des sommets que le soleil levant enveloppait de sa belle lumière neuve. Côte à côte, Aramitz et Malbati regardèrent s’éloigner le petit groupe jusqu’à ce qu’il fût à peine visible. Alors seulement, ils se disposèrent à redescendre vers Bagnères, emmenant avec eux les chevaux.

Quelques heures plus tard, en prenant pied sur le sol espagnol, Marie poussa un soupir qui était à la fois de soulagement et de regret. Elle quittait peut-être pour toujours à peu près tout ce qu’elle aimait. Elle n’avait revu ni son époux ni ses enfants, ni son délicieux Dampierre ni tous ceux qui lui étaient chers. En échange il lui fallait aller droit devant elle à la rencontre d’un destin dont elle ignorait s’il lui serait favorable ou désastreux… puisqu’elle n’avait pas non plus revu Basilio ! À celui-ci, elle en voulait un peu. Son devoir n’était-il pas de la rejoindre dans son exil ? Ce n’était qu’un ingrat plus attaché à son agréable retraite qu’à celle à qui il la devait !

Cette pensée lui arracha des larmes que, d’un geste furieux, elle essuya d’un revers de manche !



Le pire – mais elle ne le sut que bien plus tard – était qu’aucun ordre d’arrestation n’avait été lancé contre elle, ainsi que le Roi l’assura à son fidèle Chevreuse quand, au château de Conflans, il vint à ses genoux implorer une fois de plus sa clémence.

— Il faut, dit le souverain, qu’elle ait obéi à un faux bruit…

— Monsieur le Cardinal peut-être ?

— On ne se saisit pas d’une duchesse de Chevreuse sans un ordre de moi. En vérité je ne sais ce qui s’est passé.