— Le 6, c’est demain ! s’écria la jeune fille. Il n’y a pas de temps à perdre. Ma cousine, ce n’est pas le moment de vous coucher !

D’une main ferme, elle appliqua deux claques supplémentaires sur les joues de la Duchesse avant de lui mettre le flacon de sels sous le nez. Le traitement fut efficace : Marie éternua, ouvrit les yeux puis avala docilement le cordial qu’Herminie portait à ses lèvres. Quelques instants plus tard, bien réveillée elle prenait connaissance de l’avertissement :

— Mes chevaux, ma voiture ! Il faut que j’aille à Tours…

— Pensez-vous que ce soit le moment de faire des visites ?

— Au moins une ! J’ai besoin d’argent et je ne vois qu’une seule personne à qui le demander…

Quand elle arriva à l’Archevêché, on lui dit que Monseigneur était alité depuis cinq jours, souffrant d’un refroidissement, mais avec l’audace d’une familière, elle passa outre, s’engouffra dans la chambre du prélat et vint s’asseoir au bord du lit, compromettant l’équilibre d’un bol de lait de poule que le vieil homme buvait précautionneusement :

— Monseigneur, je suis perdue, souffla-t-elle. Il n’y a que vous dont je puisse attendre secours !

Bertrand d’Eschaux devait approcher de la guérison car, sans s’émouvoir, il acheva son bol et le remit à son domestique avec un geste de la main qui l’éloignait. Puis, se réinstallant dans ses oreillers, il sourit à sa visiteuse :

— Me voilà tout prêt à vous aider, ma chère enfant ! Confiez-moi ce qui vous trouble à ce point.

— Il faut que je quitte la France au plus vite. Demain on doit venir m’arrêter…

— Diable ! émit Monseigneur avec un remarquable manque d’à-propos.

Mais Marie était bien au-delà de la casuistique. En quelques mots elle eut raconté l’affaire du livre d’heures, montra le billet :

— Je dois fuir ! Fuir ! s’écria-t-elle presque en larmes. Je n’ai plus un sou vaillant !

— Cela peut s’arranger. Où comptez-vous aller ? On parlait ces temps-ci de votre départ pour l’Angleterre…

— C’est de ce côté-là que l’on me cherchera en premier. Je veux passer en Espagne. Si je me souviens, vous avez de la famille en Béam ?

— Pas en Béam, au Pays basque : mon neveu, le vicomte d’Eschaux, est sur notre terre familiale à quelque six lieues de Bayonne… mais c’est un très long chemin ?

— Il ne me fait pas moitié aussi peur que les prisons de Son Eminence.

— Partez-vous seule ?

— Non mais je vais voyager déguisée en homme et je prendrai Peran, mon cocher, le seul dont je puisse être sûre…

Un moment plus tard, nantie d’une somme rondelette en or, d’une lettre pour le vicomte d’Eschaux et d’un itinéraire approximatif pour gagner les environs de Bayonne, elle rentrait à Couzières, soupait légèrement puis réunissait ses femmes et ses serviteurs. Avec des larmes dans les yeux, dans la voix aussi, elle leur dit qu’elle était obligée de s’enfuir pour éviter la prison mais qu’elle avait confiance en eux pour faire traîner les choses quand on viendrait les interroger : elle avait seulement besoin de deux jours et demi d’avance. Tous jurèrent de faire pour le mieux. Restait Herminie :

— Je voudrais t’emmener mais tu m’es nécessaire ici, ou plutôt à Tours. Tu iras demain et tu t’enfermeras dans La Massetière en indiquant à Gonin (le majordome) de faire comme si j’étais au logis mais malade et ne pouvant recevoir personne. Tu seras là pour donner de mes nouvelles à ceux qui se présenteront. Je fais pleine confiance à ton imagination…

— Vous voulez me laisser là ? se plaignit la petite, prête à pleurer. Mais je ne veux pas vous quitter, moi !

— Crois-moi : tu me seras plus utile ici… et puis quand je serai parvenue à destination je vous enverrai chercher, toi et Anna.

— Vous dites cela pour me consoler mais je sais bien que je ne vous verrai plus…

Et cette fois de pleurer à gros sanglots qui impatientèrent Anna :

— Si c’est toute la foi que vous accordez à Madame ! Est-ce que je pleure, moi ? fit-elle avec rudesse. Allons, Mademoiselle Herminie, séchez vos larmes, nous ne tarderons pas à rejoindre Madame la Duchesse.

Marie prit le relais :

— Comprends donc que si l’on vous voit à Tours, toi et Anna, on sera persuadé de ma présence. Et si d’aventure l’on vous cherchait noise, appelez-en à Monseigneur : il prendra soin de vous.

Il fallut bien en passer par là. Après avoir ordonné à Peran de se trouver au fond du parc à neuf heures et demie avec deux chevaux dont le sien et un bagage aussi réduit que possible, elle se prépara. Elle n’emportait rien, sinon des rouleaux d’or dans ses poches et ses bijoux.

Cela fait, elle se fit apporter un mélange de suie et de brique pilée finement qu’elle avait déjà employé pour sauver Gabriel et s’en enduisit le visage et le dos des mains, ce qui lui donnait un teint beaucoup plus foncé que le sien. Après quoi elle revêtit un costume d’homme entièrement noir : casaque, chausses, pourpoint, bottes et manteau. Cela fait elle se coiffa d’une perruque blonde qu’elle assujettit au moyen d’une bande de taffetas noir qui lui barrait le front comme si elle avait à cet endroit une blessure…

— Suite d’un duel ! lança-t-elle, toute sa bonne humeur revenue au seuil de cette aventure dangereuse mais qui à présent lui semblait excitante.

Certainement davantage que la vie étriquée qu’elle laissait derrière elle…

— Vous êtes méconnaissable ! souffla Herminie émerveillée par le résultat.

— C’est bien ce que j’espère, fit Marie en se pavanant devant son miroir. Et maintenant, je vous dis à toutes « au revoir ». À vous deux, Herminie et Anna, j’ajoute « à bientôt ».

Ayant mis la dernière touche à son déguisement en bouclant un baudrier et un ceinturon de cuir noir soutenant une épée et une dague, elle planta sur sa tête un feutre orné d’une plume discrète, prit des gants épais, son manteau et enfin quitta le château escortée par Herminie armée d’une bougie jusqu’à une porte de service que la jeune fille devait refermer derrière elle.

Là, elle se tourna une dernière fois vers sa cousine :

— Je ne t’embrasse pas pour ne pas te salir mais c’est comme si je l’avais fait. Courage, Herminie ! Je t’écrirai…

Sur ces derniers mots, elle prit sa course à travers le parc obscur avec un bizarre sentiment de liberté, ce qui était étonnant alors qu’une si lourde menace pesait sur elle. Si elle était reconnue, elle serait enchaînée, ramenée de force, enfermée dans un cachot de la Bastille, de Vincennes ou autre prison en attendant un jugement sans doute implacable. À moins qu’on ne l’envoie comme le pauvre Châteauneuf dans une lointaine forteresse, où on l’oublierait tranquillement. Mais c’était bon de se sentir jeune, alerte, et pleine de projets dont une voix intérieure lui soufflait qu’il restait encore beaucoup de temps pour les réaliser.

Naturellement, Peran était à son poste, avec en main leurs deux montures et toujours aussi flegmatique :

— Où allons-nous ? demanda-t-il.

— En Espagne… si Dieu le veut !

Il se signa vivement avant de lui tenir l’étrier pour qu’elle pût monter sans effort.

— Tu as peur ? lui lança-t-elle goguenarde.

Il se contenta de hausser les épaules et d’enfourcher son cheval. Sortis du parc, les deux cavaliers plongèrent dans la nuit en direction du sud…

CHAPITRE XI

L’AVENTURE

On marcha toute la nuit et tout le jour jusqu’à un bourg, Couhé, non loin de Poitiers, où l’on passa la nuit pour repartir à l’aube jusqu’à Ruffec. Là, à l’Auberge du Chêne Vert, Marie arriva recrue de fatigue mais prit seulement deux heures de sommeil, un souper puis repartit. Il fut cependant vite évident pour l’œil pénétrant de Peran qu’elle n’irait plus très loin à cette allure. Non seulement elle mais sa jument qui donnait des signes certains de fatigue. Il le lui dit alors qu’ils faisaient halte à une croisée de chemins. Marie venait de s’apercevoir qu’elle avait oublié à l’auberge les papiers de l’Archevêque. Retourner signifierait allonger encore la route, avec le risque de se faire prendre si on les avait trouvés.

Peran arrêta un paysan qui passait :

— Ce château là-bas ? Qu’est-ce que c’est ?

L’homme ôta son chapeau avant de répondre :

— C’est Verteuil, Monsieur, qui est à Monseigneur le duc de La Rochefoucauld…

Marie eut un cri de joie. Elle allait être sauvée. Elle savait en effet que François y résidait avec sa femme et sa mère. Il ne refuserait pas de l’aider mais il n’était pas question qu’elle se rende près de lui accoutrée comme elle était. Elle prit l’écritoire qu’elle emportait toujours avec elle et rédigea une lettre demandant qu’on lui envoie un carrosse et des chevaux. Peran la laissa dans une hutte et emmena la jument exténuée.



La réponse fut immédiate et au-delà de ses espoirs : Marcillac lui envoya un carrosse attelé de quatre chevaux, lui conseilla d’aller au petit manoir de La Terne situé non loin de là, qui lui appartenait, de s’y installer comme chez elle : il y viendrait la visiter le soir même…

Oh ! le bonheur de se retrouver au calme, dans une aimable demeure pourvue d’une terrasse dominant la Charente. De pouvoir se déshabiller, se laver, dormir enfin en toute tranquillité : n’avait-elle pas reconnu dans le concierge du château Potet, l’un de ses anciens valets, au temps où elle était duchesse de Luynes, et qui pleura de bonheur en la reconnaissant ? Elle possédait le don, plutôt rare, de se faire aimer de ses serviteurs parce qu’elle était pour eux bonne et généreuse.

À la nuit François accourut. Il apportait un sac contenant du linge frais – Peran lui avait raconté leur départ brusqué ! – des vêtements de rechange et, délicate attention d’un amant, un flacon de senteur. Ils soupèrent ensemble dans la chambre de Marie et, naturellement, le grand lit dont les draps sentaient la verveine les accueillit. Ces instants d’amour rendirent toute sa force et tout son courage à la fugitive. Volontiers cynique et railleur, François savait se montrer tendre. Peut-être même n’avait-il jamais aimé autant Marie qu’à cet instant où elle avait besoin de lui et demandait son aide.