— Grand merci, Madame la Duchesse. Comme j’ai décidé de prendre mes repas au Battoir, rue Fromenteau, j’aurai ainsi les coudées plus libres et pourrai me rendre au Val-de-Grâce sans avoir à franchir les corps de garde.



On régla les derniers détails. La Porte remit à Marie les nouveaux codes et les adresses nécessaires qu’elle pouvait encore ignorer, reçut d’elle une lettre pour son intendant de la rue Saint-Thomas-du-Louvre puis une, beaucoup plus longue, destinée à la Reine, et l’on se sépara enchantés l’un de l’autre. Marie surtout qui à présent allait vivre d’espoir. Elle était chargée particulièrement du courrier avec l’ancien ambassadeur Mirabel, retranché à Bruxelles, et, naturellement, le Cardinal-Infant. Avec l’Angleterre elle avait son propre messager qui n’avait d’ailleurs aucun besoin de se cacher puisque chacun savait les relations d’amitié déjà anciennes entretenues par la Duchesse avec le roi Charles et la reine Henriette-Marie. Ce qui n’était pas le cas des lettres d’Anne d’Autriche ! La Porte les remettait à un dénommé Auger, appartenant au personnel de l’ambassade à Paris, qui se chargeait de les transmettre à qui de droit. Quant à la Lorraine, depuis que le Duc, pratiquement expulsé par Louis XIII, avait cherché refuge chez les princes allemands, il devenait plus difficile à atteindre. Ce qui ne veut pas dire que Marie n’y parvenait pas. Son petit réseau était assez bien organisé.

Renonçant à ses amours champêtres – non sans un certain regret mais il était plus prudent d’abandonner son beau berger en espérant qu’il finirait par croire avoir vraiment eu affaire à une fée –, elle se réinstalla à Tours pour la plus grande joie de l’Archevêque et le plus grand dépit des dames de la ville qu’elle continuait à éclipser. Ainsi de cette représentation du Cid que les comédiens parisiens vinrent donner à la demande des Echevins et en l’honneur de la visite de Monsieur. Car il avait fini par venir voir « les dames du lieu », comme il disait : en réalité pour les beaux yeux d’une jolie fille dont il était tombé amoureux.

Le Cid était à la mode comme, curieusement, tout ce qui était espagnol : les manteaux, les chapeaux, le noir, les mantilles, etc.., peut-être justement parce que l’on était en guerre avec Philippe IV. On avait joué Le Cid au Louvre et au Palais-Cardinal bien que Richelieu éprouvât envers l’auteur, Pierre de Corneille, une confraternelle jalousie puisqu’il était auteur lui-même. Il couvrait de fleurs le père de Rodrigue mais renâclait à le faire entrer à l’Académie française toute fraîchement créée.

Marie parut au spectacle en robe de satin doré, parée de quelques-uns de ses plus beaux diamants. Le jeune Craft, arrivé la veille, l’accompagnait avec un air de dévotion qui exaspéra les autres femmes moins somptueusement parées. De quel droit, à trente-six ans, se permettait-elle d’être plus envoûtante que toutes les autres réunies ?

Monsieur, qui au fond n’avait cessé d’être son complice que depuis peu, lui fit l’honneur de venir la saluer et lui promit de lui rendre visite le lendemain. Ce qu’il ne manqua pas, quitte à écrire ce soir-là à l’un de ses familiers que cette visite avait été la plus courte qu’il eût jamais faite et que ni lui ni les dames de la ville ne seraient tristes si Marie voulait bien retourner dans sa campagne…

Elle n’y retourna pas, voulant se trouver au plus près des événements même si Tours était à cinquante lieues de Paris. On y était, en tout cas, plus vite informé qu’à Couzières et les nouvelles étaient passionnantes. Car si la guerre avait débuté à l’avantage des Français, elle se mit à tourner si mal que la chute de Corbie aux mains des Espagnols leur ouvrit la route de Paris. Corbie était la dernière place forte. Et l’on vit alors refluer vers la Loire, cherchant un refuge, ceux qu’épouvantait l’idée de voir la soldatesque de Philippe IV piller leurs biens et occuper leurs maisons. Un instant la Reine – Régente de France cependant, ce qui rend sa conduite inadmissible – put croire que le pays allait tomber aux mains de son frère et cachait mal sa joie. Marie ne la cachait pas du tout, dans sa maison du moins où, recevant le cher Montaigu, elle leva son verre à la défaite d’un Roi incapable et d’un Ministre détestable ainsi qu’à son prochain retour à Paris.

À sa surprise, l’Anglais ne s’associa pas à ce toast :

— Une invasion génère trop de cruautés, trop de misère pour qu’il y ait lieu de s’en réjouir, Marie. Vous devriez, chère tête folle, oublier les intérêts de Madame de Chevreuse. Quant à la Reine, malgré la respectueuse amitié que je lui voue, je réprouve son attitude : elle est reine de France et cela oblige…

— Mais jadis, avant de se séparer d’elle dans les Pyrénées, son père lui a fait promettre de s’opposer à toute guerre entre leurs pays et surtout, quelles que soient les circonstances, de rester étroitement liée à sa famille. Cela aussi oblige !

— Non, pas cela. Dès l’instant où elle a épousé Louis XIII, elle devenait française et malheureusement elle ne l’a jamais compris !

— Quel rabat-joie vous faites, mon ami ! s’insurgea Marie. Mille tonnerres, il me semble que depuis des années vous travaillez dans le même camp que nous ? Alors que signifie cette soudaine crise de vertu ?

— Moi c’est différent. Je travaille pour l’Angleterre mais je refuse de travailler pour l’Espagne !

— C’est stupide ! Votre Reine est une fille du roi Henri IV comme celle d’Espagne !

— Certes, mais l’idée ne lui viendrait pas d’agir contre son époux et pas davantage à la reine Isabelle contre le roi Philippe. Pour une femme, la couronne est parfois un poids écrasant mais c’est aussi une auréole. Garder des liens familiaux est une chose, trahir en est une autre. Surtout quand on bafoue les serments prêtés devant Dieu au jour de ses noces.

Mais Marie se contenta de hausser les épaules avec dédain :

— Vous devenez ennuyeux comme un frère prêcheur, mon cher. Que ne prenez-vous l’habit !

— Prêcher ne me tente pas mais servir Dieu, oui. Et je me sens de plus en plus attiré vers Lui.

Cependant, la joie des conspiratrices fut de courte durée. Le Roi et le Cardinal suscitèrent un véritable sursaut national. De toute part on s’enrôla ; Paris prit les armes et même Monsieur, agissant pour une fois en prince français, leva des troupes à ses frais et dans son apanage, ce qui lui valut le commandement de l’armée de Picardie… qu’exerçaient en réalité, quoique avec les formes de respect dues à son rang, les maréchaux de La Force et de Châtillon… Mais du moins il avait le titre et il était content.

Le Roi combattant en première ligne, coude à coude avec ses soldats, et Richelieu présent sur le champ de bataille, ce qui était d’une grave imprudence puisque leur mort conjointe aurait livré la France à l’ennemi, l’invasion fut rejetée, Corbie délivrée et, en Bourgogne où les Impériaux avaient pris Saint-Jean-de-Losne, un renfort de mille hommes et une crue de la Saône sauvèrent en même temps les frontières de l’Est.

C’en était fini du cauchemar mais la gloire enveloppant le Roi et le Cardinal réveilla les mauvais instincts de Monsieur et de son cousin, le comte de Soissons. Jugeant que le détestable Cardinal leur faisait trop d’ombre et s’estimant mal récompensés de leur bel effort, tous deux complotèrent l’assassinat de leur ennemi : le meurtre devait se passer après le Conseil d’où Richelieu sortait habituellement seul. Monsieur donnant lui-même le signal, on l’entourerait et on le poignarderait. Par deux fois celui-ci fit manquer l’occasion, son peu d’audace le retenant toujours au moment décisif. Ensuite, s’imaginant que le complot était éventé, les deux princes[17] prirent la fuite et allèrent se réfugier à Sedan d’où, en compagnie de la Reine Mère aussitôt accourue, ils voulurent lancer un manifeste réclamant la paix avec l’Espagne et la révolte du peuple contre Richelieu. Louis XIII et son Ministre qui ignoraient tout du complot ne laissaient pas de s’interroger sur cette double fuite inattendue. Alors qu’il pouvait reprendre sa place auprès de son frère, l’incroyable Altesse était de nouveau à l’étranger ?… Mais avec lui, n’est-ce pas, il fallait ne s’étonner de rien.



Tandis que Marie s’adonnait, avec plus d’ardeur que jamais, au jeu délicieux de la conspiration à grande échelle, il lui fallut bien s’apercevoir qu’elle commençait à manquer d’argent. Aussi écrivit-elle à son époux pour lui en demander. Couvert de dettes de son côté, Chevreuse répondit que non seulement il n’en avait pas mais qu’il comptait sur elle pour lui en procurer. Qu’attendait-elle pour demander pardon de ses fautes, mettre son orgueil sous ses pieds et revenir à la Cour, cette corne d’abondance pour qui savait s’en servir ?

Furieuse, Marie demanda conseil à l’un de ses… amis : le Lieutenant criminel de Tours, Monsieur de Saint-Julien. Il était beau mais fort imbu de sa personne. L’oracle qu’il rendit n’avait rien d’apaisant mais Marie se hâta de le mettre en pratique : elle entama une action en séparation de biens, réclamant le règlement de ses dettes, une somme de 500 000 livres, deux pensions de 100 000 livres plus des pensions de 6 000 livres pour ses filles – toujours à l’abbaye de Jouarre – et l’hôtel de Chevreuse en libre propriété, étant donné que son époux n’avait jamais payé les 300 000 livres représentant l’achat de l’ex-hôtel de Luynes. Procès qu’elle gagna grâce à l’intervention discrète de la Reine. Claude fut prié de payer les 500 000 livres, mais les pensions furent réduites à 8 000 et 6 000 livres. L’hôtel de Chevreuse revenait à la Duchesse qui devait, en contrepartie, rembourser à son époux les travaux qu’il y avait effectués. Quant aux dettes, le Parlement laissait le couple s’en débrouiller comme il l’entendrait.