Entendant clapoter l’eau, le garçon avait cessé de jouer et se leva pour scruter la rivière où il distingua une tête. Marie s’était souvent baignée à cet endroit et savait qu’il y avait là un étroit croissant de sable formant une petite plage. En l’approchant, elle se releva d’un coup de reins et se tint debout, à trois pas du berger. Elle avait vu que c’était un jeune paysan blond que la stupeur de cette femme nue surgissant de l’eau rendait muet :

— N’aie pas peur ! chuchota-t-elle.

— Oh… j’n’ai point peur ! Vous êtes belle comme une fée !

— Peut-être en suis-je une ! Je viens à toi parce que tu me plais… Aime-moi !

Il ne se le fît pas dire deux fois. Il la saisit dans ses bras et Marie anticipa le plaisir. Il était fort et elle gémit sous son étreinte tout en baisant ses lèvres imberbes puis ils se laissèrent tomber dans l’herbe et Marie se sentit revivre, d’autant que ce garçon, s’il était un peu brutal, n’était pas maladroit. Ils firent l’amour par trois fois avant que Marie ne se libère enfin. Il se plaignit :

— Déjà ! Vous… vous reviendrez ?

— Demain peut-être… à condition que tu ne parles de moi à personne !

— Sur ma croix de baptême je jure…

Elle repartit comme elle était venue, prenant soin d’utiliser les ombres afin qu’il ne pût voir où elle touchait terre. Il y avait longtemps qu’elle ne s’était sentie aussi délicieusement détendue et, rentrée dans sa chambre, elle sécha ses cheveux et s’endormit à peine sa tête eut-elle touché l’oreiller.

Le lendemain, il fit un temps affreux. Les orages succédaient aux orages et, profitant d’une brève éclaircie pour faire quelques pas, Marie vit que son gentil berger et ses chèvres étaient rentrés à l’abri. Elle pensa qu’il ferait meilleur le jour suivant mais le soir même, sous une pluie battante et au milieu des éclairs et du tonnerre, Pierre de La Porte trempé comme une soupe ainsi que son cheval atterrissait au château. Marie, du coup, oublia ses amours champêtres : enfin des nouvelles !

Elles étaient de nature à secouer la plus épaisse des torpeurs et Marie les reçut avec une joie qu’elle se garda de montrer : la France venait de déclarer la guerre à l’Espagne à la suite d’un incident déclenché par Madrid en pleine connaissance de cause : les troupes du Roi Très Catholique avaient capturé l’Archevêque Electeur de Trêves qui était sous la protection du Roi Très Chrétien. Autrement dit Louis XIII. Celui-ci régla quelques affaires pendantes dans le Milanais puis envoya une déclaration d’hostilités en bonne et due forme.

— Madame la Duchesse imagine sans peine ce que peut être l’état d’esprit, à ce jour, de Sa Majesté la Reine, conclut La Porte en étouffant un bâillement. Elle écrit d’ailleurs dans cette lettre que j’avais ordre de remettre en mains propres..

— Voilà qui est fait ! Allez vous restaurer et vous reposer, mon ami. Mademoiselle de Lénoncourt va prendre soin de vous et nous aurons largement le temps de parler demain, ajouta-t-elle en faisant sauter le cachet de cire.

Ce qu’elle y lut la transporta de joie. Anne, après avoir exprimé sa « douleur » de voir son époux s’en prendre à son frère, n’employait aucun détour pour annoncer dans quel camp elle se rangeait :

« Je n’ai plus rien à espérer d’un époux détesté qui ne m’approche même plus alors que j’ai tout à espérer des armes de mon pays tant pour le service de Dieu que pour mon propre avenir. Aussi, vais-je avoir plus que jamais besoin de vous, ma chère Marie, et de votre réseau dévoué grâce auquel nos amis qui sont aussi ceux de la Sainte Eglise pourront être tenus au courant des projets impies du Cardinal. Car, c’est lui, comme bien vous le pensez, qui est la cause de tout mal… »

Il y avait trois pages ainsi, ce qui fit mieux comprendre à Marie pourquoi la Reine avait jugé bon d’envoyer La Porte en personne. Cette lettre était un vrai brûlot. Que le messager fût pris, et c’était l’échafaud, précédé d’une solide menace de torture. Quant à la Reine, elle risquait non seulement pour elle la répudiation mais peut-être l’emprisonnement dans une forteresse lointaine présentant plus de garanties pour une si bonne chrétienne que le plus sévère des couvents. En bref, tout cela signifiait l’extrême importance du rôle charnière que la Duchesse était appelée à jouer et surtout l’éclat de sa position auprès d’Anne après une victoire espagnole qu’il fallait obtenir à tout prix !

Sa lecture achevée, Marie replia la longue épître, balançant un instant sur ce qu’elle allait en faire : la jeter au feu ou la garder ? À la réflexion elle choisit de la conserver. C’était dangereux sans doute mais, d’autre part, cette preuve incontestable des intentions hostiles d’une reine de France envers le pays dont elle portait la couronne pouvait valoir son pesant d’or au cas où les choses ne tourneraient pas comme prévu et où l’on jugerait utile de laisser la duchesse de Chevreuse s’enliser dans les brumes de l’oubli ou même d’en faire un bouc émissaire… En conclusion, la lettre fut soigneusement rangée dans le petit coffre de fer où Marie gardait ses papiers les plus précieux.



Le lendemain, elle eut un long entretien avec La Porte, les volets clos et Herminie placée en surveillance. Marie était sans nouvelles depuis trop longtemps pour n’avoir pas une foule de questions à poser sur ce qui se passait à Paris et en particulier au Louvre. L’entourage de la Reine d’abord ! Dont elle ne savait plus grand-chose : la dame d’honneur était à présent la marquise de Senecey, née Marguerite de La Rochefoucauld, donc suffisamment dévouée à la Reine pour n’être pas gênante, mais le maître d’œuvre de ce qu’il fallait bien appeler la conspiration, c’était incontestablement « Madame » de Hautefort. L’intime confidente, le plus solide rempart d’Anne d’Autriche qu’elle avait prise en quelque sorte sous sa protection, même et surtout contre son époux. Son éclatante beauté lui valait de garder sur Louis XIII une influence indéniable, encore qu’elle ne lui eût jamais cédé, qu’elle le maltraitât parfois et qu’il fût à présent très épris de Mademoiselle de La Fayette qui ne lui cédait pas davantage :

— Cependant, il ne fait aucun doute qu’elle lui rende son amour avec autant d’intensité mais elle est d’une extrême piété, cruellement partagée entre le Roi et Dieu. Le combat qu’elle mène contre elle-même inspire à tous une vraie compassion, à commencer par la Reine. Et à l’exception de Monsieur le Cardinal. Je sais de source sûre qu’il pèse sur le confesseur de la jeune fille pour l’amener en son pouvoir.

— Il est trop tentant pour lui d’en faire sa créature. Il est capable de la pousser dans le lit du Roi ! lança Marie méprisante. Joli prêtre en vérité !

— Il n’y parviendra pas. L’âme de cette jeune fille, à sa manière douce et timide, est aussi bien trempée que celle de l’Aurore ! Elle se déchirera le cœur plutôt que d’amener celui qu’elle aime à commettre le péché à cause d’elle. En outre, elle est fille d’honneur de la Reine qu’elle aurait horreur de trahir.

— Qui avons-nous chez ces demoiselles ?

— Mademoiselle de Pons qui se verrait volontiers duchesse de Guise, Mademoiselle de Chavigny, Mademoiselle de Chémerault évidemment…

— Toujours l’espionne du Cardinal ?

— Toujours ! Une petite nouvelle : Mademoiselle de l’lsle, protégée de Madame la duchesse de Vendôme chez qui elle a été élevée.

— Cette chère cousine ! Elle assistait à mon mariage, vous savez, et c’est la meilleure créature de la terre. César de Vendôme qui court les jeunes garçons ne la méritait pas[16]. Le voit-on à la Cour ?

— Non. Depuis qu’on lui a permis de revenir d’Angleterre, il n’en est pas moins exilé sur ses terres : il vit à Chenonceaux, souvent avec son fils aîné Mercœur, tandis que le plus jeune, le duc de Beaufort, s’illustre aux armées. C’est un superbe cavalier… et il est l’amant de votre belle-mère…

— Monsieur le Gouverneur de Paris, mon auguste père, serait-il cocu, une fois de plus ?

— Avec éclat. Madame de Montbazon ne cache pas la passion que Beaufort lui inspire.

— J’aimerais le connaître, murmura Marie d’un ton où perçait un regret. Et bien sûr, il en est très épris ?

— En apparence, oui… mais il est évident pour qui sait regarder qu’il aime la Reine. Lorsqu’il vient la saluer, il a pour elle le même regard que, jadis, le malheureux duc de Buckingham.

— Et elle ?

— Elle l’accueille toujours avec grâce… un peu plus peut-être que d’autres seigneurs. Quant au Roi, lui, il ne cache pas qu’en dépit d’une bravoure éclatante, promise sans doute à la légende, il n’est pas loin de le détester. Que vous apprendre encore ? Le Capitaine des Gardes est Monsieur de Guitaut dont l’épouse fait partie du cercle le plus étroit de Sa Majesté auquel se joint souvent votre belle-sœur Madame de Guéménée. Elle vient chaque jour rendre compte à la Reine des potins de la place Royale…

— Cette chère Anne ! soupira Marie soudain mélancolique. Elle a le bavardage dans le sang… sauf avec moi. Je n’en ai plus de nouvelles depuis une éternité. Il ne fait pas bon être loin du soleil de la Cour, mon cher La Porte ! ajouta-t-elle avec amertume.

— Allons, Madame la Duchesse, vous auriez tort de désespérer. Les événements que nous vivons peuvent vous ramener plus vite peut-être que vous ne le pensez. Et à propos de ces événements, je voudrais vous demander une faveur.

— Si elle est en mon pouvoir…

— Me donner une chambre à l’hôtel de Chevreuse. Le Louvre où je garde tout ce qui sert à la correspondance secrète : les cachets, les encres sympathiques, les grilles des codes, le Louvre n’est plus sûr et si Monseigneur le Duc n’y voit pas d’inconvénient…

— Mon époux ne quitte guère Dampierre pour ce que j’en sais et je peux lui écrire pour l’avertir : je lui dirai que l’on fait des travaux là où vous logez et que je vous accorde l’hospitalité, eu égard à la proximité du Louvre.