— Ce en quoi j’ai eu grand tort, mais jugez plutôt ! Hier vers le milieu de l’après-midi elle m’est venue prendre pour m’emmener visiter les travaux qu’elle fait hâter en son château de La Roselière en vue d’une prochaine visite de Monsieur, frère du Roi !

— Il doit venir ? Comment se fait-il que je l’ignore ?

— Oh ! ne cherchez pas ! Ce n’était qu’un prétexte. Nous devions rentrer avant la nuit or, elle est venue me chercher avec son char de voyage et elle m’a emmenée ainsi à plus de trois lieues…

— La Roselière n’est pas si loin. À peine deux lieues…

— C’est possible ! Toujours est-il qu’à un certain endroit, elle s’est mise à m’insulter…

— Oh !

— À me traiter de criminelle, de vile putain…

— Oh !

— J’en oublie et de pires encore ! À l’entendre j’avais passé ma vie à lui voler ses amants l’un après l’autre…

— Oh ! Il y en avait tellement ?

— Plus que je ne saurais dire ! Quoi qu’il en soit nous nous sommes disputées, un peu battues même et, tout à coup, elle s’est armée d’un poignard dont elle semblait avoir une longue habitude.

— Oh ! Mais quelle horreur !

— Par je ne sais quel miracle, j’ai réussi à ouvrir la portière et à me laisser tomber sur la route. Sans me faire mal grâce au Ciel et je me suis jetée dans les fourrés voisins. Naturellement, elle a fiait arrêter sa voiture, voulant lancer son cocher à ma poursuite, mais une charrette de foin entourée de paysans bouchait son retour. Cela m’a donné le temps de fuir et, de loin, je l’ai vue repartir. Il ne me restait plus qu’à essayer de rentrer par mes propres moyens mais j’étais en robe d’été et sans argent…

— Vous êtes revenue à pied ? s’indigna le saint homme.

— Pas tout à fait. Ma jeune cousine Herminie, que vous connaissez, s’est inquiétée de ne pas me voir revenir. Je dois ajouter qu’elle n’a jamais aimé cette Mareuil. Elle a pris un cheval et s’est mise à ma recherche. Par chance, j’avais pu rejoindre la route qui va de Tours à Vendôme et elle m’a finalement recueillie assise sur un talus, presque épuisée. L’officier qui m’a ouvert la poterne nord pourrait en témoigner, au besoin.

— Mon Dieu ! Ma pauvre enfant ! Mais comment puis-je vous faire oublier cette abomination ? Un verre de vin peut-être ?…

Marie ne put s’empêcher de rire :

— Ma foi je ne dis pas non. Mais surtout, j’aimerais que vous envoyiez chez elle afin qu’elle vienne rendre compte devant vous de sa conduite. Si elle en veut à ma vie, qu’elle me laisse au moins la possibilité de me défendre. Je ne refuserais même pas un duel !

— Un duel ? Oh !

— Pourquoi pas ? Cela s’est déjà fait, vous savez ? J’ai ouï dire que Madame de…

— N’allez pas plus loin, je vous en conjure ! Je ne veux rien savoir et je vais faire en sorte d’arranger cette affreuse histoire d’une façon qui n’offensera pas la morale chrétienne ! Cette petite Présidente si charmante ! Mon Dieu ! Mais est-ce possible…

Laissant son vieil ami dans tous ses états, Marie promit, pour sa part, de se soumettre entièrement à sa volonté et rentra chez elle.

Au bout de quelques jours. Monseigneur d’Eschaux vint lui rendre sa visite en demandant à l’entretenir sans témoins. Ce qu’il avait à dire était plus que surprenant : personne à La Roselière n’avait vu Madame la présidente de Mareuil depuis quatre ou cinq ans. Elle n’y venait jamais, trouvant cette résidence trop campagnarde et plutôt lugubre. Elle y avait effectivement fait exécuter des travaux mais uniquement de soutènement afin d’éviter que la bâtisse ne s’écroule. Celle-ci n’était d’ailleurs gardée que par un intendant âgé, sa femme et le fermier qui s’occupait des terres.

— J’ai pourtant cru la reconnaître, conclut l’Archevêque.

— Il faut croire que vous vous êtes trompé, mon ami, comme tout le monde ici s’est trompé. Avez-vous fait prévenir la vraie Madame de Mareuil ? Car je suppose qu’elle existe ?

— Naturellement elle existe… mais j’ai préféré ne pas lui faire savoir ce qui vient de se passer. Il sera temps de le lui apprendre si elle daigne nous honorer un jour quelconque de sa présence ! Je n’ai aucune envie qu’à Paris on fasse des gorges chaudes sur la stupidité des bons provinciaux que nous sommes !

C’était la sagesse au fond et Marie n’en demanda pas davantage. Elle réussirait peut-être un jour à savoir qui était celle qu’elle avait abattue d’un coup de pistolet et qui attendait le Jugement dernier dans la meule abandonnée d’un charbonnier. Une chose était certaine : on ne la reverrait jamais et Marie espérait qu’enfin, la menace de vengeance qui planait sur sa tête depuis si longtemps avait disparu avec elle…

CHAPITRE X

UNE ÉTRANGE MÉPRISE

Cette agréable impression ne dura pas. Au bout de quelques jours, le souvenir de son effrayante aventure ramena Marie à Couzières. Pour une fois, la paix de la campagne, la grâce du paysage lui manquaient. En outre, une sorte de peur rétrospective s’était emparée d’elle et même sachant son ennemie abattue – et de sa propre main ! – les rues étroites d’une ville où les maisons s’accolaient les unes aux autres, où la nuit devenait ténèbres menaçantes peuplées d’assassins invisibles, lui procuraient un malaise qui lui était inconnu jusque-là, une crainte d’enfant enfermée au cabinet noir, qui l’emportaient malgré elle vers le clair château où ne manquaient ni les serviteurs ni les murs solides et faciles à défendre. Elle se précipita dans ce refuge avec une nervosité qui ne lui ressemblait pas. C’était une réaction à retardement sans doute et, si Herminie ne s’en étonna pas dans les débuts, à la longue et à force de peupler les nuits sans sommeil de la Duchesse avec tous les livres qu’elle avait pu trouver, elle finit par s’en inquiéter.

Un soir où, comme d’habitude, Marie couchée dans sa chambre où les bougies allumées éclairaient a giorno lui demandait de lui lire quelque chose, elle choisit un sonnet de Malherbe, celui qu’il avait intitulé « Chanson » :

Lieux qui donnez au cœur tant d’aimables désirs,

Bois, fontaines, canaux, si parmi vos plaisirs

Mon humeur est chagrine et mon visage triste :

Ce n’est point qu’en effet vous n’ayez des appas,

Mais quoi que vous ayez vous n’avez point Caliste :

Et moi je ne vois rien quand je ne la vois pas…

— Arrête ! s’écria Marie dont la musique des mots avait retenu l’attention. Qu’est-ce qui te prend de me lire un poème d’amour ?

— Parce que c’est d’amour que vous manquez, ma cousine, osa la jeune fille sans se démonter. Si au lieu de Peran et de moi, vous aviez pu au sortir de ce drame, poser votre tête sur l’épaule d’un beau seigneur amoureux, vous ne seriez pas tombée dans l’état où je vous vois. Or qu’avez-vous trouvé ? Notre bon Archevêque, épris de vous, assurément, mais beaucoup trop vieux pour vous rendre votre ancienne joie de vivre.

— Tu as peut-être raison. Depuis cette sordide histoire je n’ai reçu de nouvelles de personne… Pas de courrier, pas de visites ! C’est le début de l’abandon et c’est ce que je ne supporte pas…

— Vous dramatisez ! Je ne vois qu’un mauvais moment à passer… et qui s’effacera vite si vous voulez vous en donner la peine…

Laissant sa phrase en suspens, Herminie alla prendre un miroir à main sur la table de toilette dont Marie ne s’approchait plus et le lui mit sous le nez :

— Regardez-vous et imaginez que, ce soir, dans une heure ou dans cinq minutes, quelqu’un vous arrive ? Le prince de Marcillac… ou bien Lord Craft… et pourquoi pas Lord Montaigu ? Que penseraient-ils ?

— Miséricorde, gémit Marie accablée. Suis-je vraiment si laide ?

— Ce n’est pas le mot que j’emploierais mais ce triste résultat ne saurait tarder si nous ne réagissons pas !

— Tu as raison, geignit Marie en se pelotonnant de nouveau sous ses draps, mais c’est plus fort que moi : je meurs de peur.

— Et de quoi ? Du fantôme de la Présidente qui ne l’était pas et de ses sbires ? Mille tonnerres, Madame la duchesse de Chevreuse, je vous ai connue plus vaillante ! Qu’avez-vous fait de vous-même ?

Son juron favori prononcé par la « gamine » arracha enfin un sourire à Marie. Elle se redressa dans son lit, reprit le miroir qu’elle avait jeté au milieu des draps et s’observa d’un œil critique :

— Oui, tu as raison mais il faut d’abord que je dorme. Va me préparer une tisane de tilleul. Tu y ajouteras de l’eau d’oranger et un peu de valériane… et puis tu iras te coucher. Si tu n’étais si jeune tu aurais aussi mauvaise mine que moi… et je t’en demande pardon !

Restée seule, Marie commença par souffler presque toutes les bougies qui la rassuraient tellement, puis ouvrit largement sa fenêtre. La nuit était douce, bleue, semée d’étoiles qui se reflétaient dans l’Indre au bas des jardins. Une belle nuit pour l’amour… Herminie était dans le vrai quand elle l’invoquait comme remède à sa noire mélancolie. Elle se trompait cependant sur un point qu’il était difficile de lui expliquer : ce n’était pas d’un amoureux plus ou moins bêlant dont elle avait besoin, c’était d’un homme quel qu’il soit pourvu qu’il soit jeune et vigoureux. Le viol de l’affreuse nuit lui avait laissé un goût à la fois amer et répugnant, sans apaiser la faim qu’elle ressentait depuis des semaines…

Elle eut soudain envie de se baigner. L’eau à cette heure de la nuit devait être délicieusement fraîche : elle apaiserait sa fièvre… Sans plus attendre, elle enfila un peignoir léger sur sa chemise, des pantoufles, et, sans faire le moindre bruit, sortit du château par la porte des cuisines. Puis descendit jusqu’à la rivière en suivant la ligne d’arbres qui délimitaient les jardins de façon à être hors de vue, la lune éclairant à plein. À l’abri d’un bosquet, elle se déchaussa puis laissa tomber ses vêtements. À cet instant, le son d’une flûte lui parvint. C’était sur l’autre rive. Il y avait là un berger et son troupeau de chèvres. En s’écartant, un nuage qui avait un instant occulté les rayons argentés le lui montra, assis sur une pierre au bord de l’eau. Elle y entra doucement en frissonnant puis se mit à nager, ce qui la réchauffa vite.