Marie s’en rendait compte. Cela l’enrageait d’autant plus que dans ce que lui écrivait Anne d’Autriche, il était de moins en moins question de son retour à la Cour. Ce qui était au fond la seule affaire qui lui importât. On lui prêchait la patience, et ce qu’elle en gardait diminuait de jour en jour. Paris n’était éloigné de Tours que d’environ cinquante lieues, pourtant elle éprouvait le sentiment d’habiter au bout du monde. Jamais exil ne lui avait paru aussi pénible à supporter, sans doute parce qu’elle perdait petit à petit la conscience d’être importante comme à Nancy où elle tenait dans sa main le Duc régnant, ou même à Dampierre où elle était chez elle et pouvait disposer de l’ensemble des forces d’un duché, sans compter l’affection qu’elle avait pu inspirer à ses habitants. À Couzières, elle n’était pas chez elle mais chez un père qui la détestait et à Tours le seul personnage de quelque importance à sa dévotion était un vieil évêque au bord de la tombe.

Les gens qui venaient lui faire visite lui semblaient assommants, à la seule exception du séduisant François de La Rochefoucauld, fils aîné du Duc et titré prince de Marcillac selon la coutume. C’était la Reine qui le lui avait présenté un jour à Fontainebleau. Joli garçon de vingt-deux ans avec de beaux cheveux bruns et un visage régulier à la bouche sensuelle, il était exilé lui aussi sur ses terres pour intempérance de langage. « Curieux personnage, généreux, chimérique, passionné mais irrésolu, velléitaire et malchanceux, il évoque assez bien ces héros de romans dotés au berceau de multiples dons qu’une méchante fée aurait empêché d’utiliser[14]. »

On l’avait marié à quinze ans à une gamine de son âge. Andrée ne quittait que rarement le château familial où elle s’occupait des enfants qu’il lui distribuait avec libéralité. Comme elle ne le gênait pas il s’entendait assez bien avec elle et, s’il écrivit un jour : « Il y a de bons mariages, mais il n’y en a point de délicieux », il est probable qu’il pensait au sien.

François s’accorda à merveille avec Marie. Craft étant reparti pour l’Angleterre, il eut avec elle une aventure qu’il décrivit plus tard comme « une très grande liaison d’amitié » en ajoutant cependant : « Elle ne fut pas plus heureuse par moi qu’elle n’avait été par tous ceux qui en avaient eu avec elle. » Si la liaison charnelle ne dura guère, l’amitié, elle, résista au temps, bien que Marcillac eût déclaré que « ce n’était pas une construction solide ». Marie admirait son esprit et si certaines des nombreuses réflexions qu’il ne pouvait s’empêcher de lâcher lui semblaient incongrues, telles « Le bonheur est plus insupportable que le malheur » ou encore « Plus on aime une maîtresse, et plus on est prêt de la haïr », il était différent des hommes déjà rencontrés et sut lui inspirer une affection réelle, à la manière d’un frère qu’elle n’aurait pas revu depuis des années…

Mais il n’était pas là aussi souvent qu’elle l’aurait voulu et, au cours des jours, Marie commença à s’ennuyer en dépit du nombre de lettres qu’elle ne cessait d’envoyer et de recevoir… encore que, dans ce sens, le courrier se fît moins intéressant : les souverains étrangers la savaient exilée et l’employaient plutôt comme relais. En outre, la vie mondaine de Tours était beaucoup moins excitante que celle de Paris. Enfin, lorsqu’il lui écrivait, son époux lui laissait clairement entendre qu’il ne cherchait même plus à obtenir son retour en grâce : il avait d’autres chats à fouetter, ayant à faire face à des difficultés financières sans cesse croissantes. Elle en avait aussi car, si son père était tenu d’entretenir Couzières – encore ne s’y résignait-il que poussé par sa femme qui avait de l’amitié pour Marie ! – il ne voyait aucune utilité à participer aux dépenses somptuaires de sa fille qu’il jugeait de plus en plus encombrante. Aussi la Duchesse s’attardait-elle plus fréquemment à l’Archevêché, auprès de son vieil amoureux qui, la voyant mélancolique, s’efforçait de la distraire en donnant des concerts et en recevant davantage qu’auparavant.

Ce fut à l’une de ces soirées que Marie rencontra la Présidente de Mareuil dont au premier regard elle sut qu’elle venait de Paris. Le ton délibéré, la façon de s’habiller annonçaient une femme du monde… de son monde à elle. La nouvelle venue tranchait sur le reste de l’assistance féminine.

C’était pourtant une Tourangelle de naissance et elle possédait un manoir aux environs de Tours mais on ne l’avait pas vue dans la région depuis longtemps. Elle préférait jouir à Paris de la fortune que lui avait laissée en mourant son vieux mari, un haut magistrat, ancien célibataire endurci qui s’était pris pour elle d’une passion tardive et l’avait laissée veuve, sans enfants, après quelques années de mariage. Son nom, à vrai dire, n’était pas inconnu de Marie. La jolie Françoise – une brune aux yeux clairs et douée d’un charme certain – figurait dans la haute société parisienne, fréquentait l’hôtel de Rambouillet voisin de l’hôtel de Chevreuse, se montrait à la comédie et même à la Cour où sa noblesse, le rang de son mari et de nombreuses relations lui donnaient accès. Bref, elle apportait avec elle cet air de Paris qui manquait si cruellement à la Duchesse.

Monseigneur d’Eschaux qui l’avait connue enfant la présenta à Marie :

— Voilà une jeune dame qui brûle de vous connaître, ma chère Duchesse. Quand elle m’a fait hier sa visite de bonne arrivée, elle a à peine pris le temps de s’enquérir de ma santé avant de me demander si je vous voyais… C’était à croire qu’elle n’était venue que pour vous !

L’intéressée se mit à rire :

— J’ai toujours beaucoup admiré – de loin ! – Madame la duchesse de Chevreuse mais je dois à la vérité de dire que ce sont mes affaires qui ont motivé mon voyage. La Roselière, mon domaine familial, a grand besoin de réparations et je l’ai laissé trop longtemps aux mains d’un intendant sans scrupules. Je viens donc remettre de l’ordre. Ma chance dans tout cela est que j’étais déterminée à rencontrer enfin une très noble dame qui est aussi la personne la plus extraordinaire du royaume et dont le nom est encore sur toutes les lèvres…

Le « encore » résonna désagréablement aux oreilles de Marie. Cela devait vouloir dire que l’oubli n’était peut-être pas loin. Néanmoins, elle répondit avec infiniment de grâce :

— Le proverbe qui dit « loin des yeux, loin du cœur » ne se justifie jamais autant qu’à la Cour. Je pense que Madame tient surtout à me faire plaisir.

— Point du tout ! s’écria la jeune femme avec une soudaine gravité. La Cour est moins gaie depuis que le rire de Madame de Chevreuse n’y résonne plus…

— Je serais fort étonnée qu’il manque à ce point au Roi ou à Monsieur le Cardinal…

— Pour ce qui est de notre Sire, je ne saurais dire le contraire, mais ce n’est pas assuré en ce qui concerne le Cardinal. Madame la duchesse de Montbazon me disait la semaine passée…

— Vous connaissez ma belle-mère ?

Les jolis yeux gris de la nouvelle venue se mirent à pétiller :

— Mais oui ! Assez pour que, me sachant sur le départ, elle m’ait chargée de beaucoup de bonnes pensées… et même d’une petite lettre, ajouta-t-elle plus bas.

— Que ne le disiez-vous plus tôt ?

L’Archevêque s’étant écarté pour accueillir d’autres visiteurs, les deux dames se trouvaient isolées au milieu du salon et d’un cercle de regards curieux. Marie glissa alors son bras sous celui de la Présidente :

— Faisons quelques pas, proposa-t-elle. J’ignore si vous comptez nombre d’amies parmi ces dames qui nous entourent mais ce n’est pas mon cas.

— Et cela vous étonne ? Mais regardez-vous et regardez-les ! Il est évident qu’elles se donnent un mal infini pour copier votre coiffure et vos atours mais n’en sentent leur province que plus vivement.

Marie avait accès à la « librairie[15] » du prélat ; elle y entraîna Françoise de Mareuil. Elles prirent place sur un large fauteuil à deux places installé près de la cheminée :

— Cette lettre ? Vous l’avez là ?

— Naturellement !

La Présidente tira de son corselet de satin gorge-de-pigeon un billet plié avec élégance et cacheté de bleu qu’elle remit à Marie. L’épouse d’Hercule y avait griffonné quelques mots :

« Madame la Présidente de Mareuil se rend à Tours un jour prochain. Elle désire beaucoup vous connaître et, pensant que vous avez peut-être besoin d’une amie, je vous l’envoie avec mon affection. Vous verrez… » Signé « marie. »

La grande écriture biscornue et l’orthographe un brin fantaisiste que Marie ne connaissait pas représentaient trop bien l’épouse d’Hercule pour susciter le moindre doute. Madame de Chevreuse eut un sourire épanoui et, repliant le billet, le glissa à son tour dans son décolleté avant de se laisser aller sur les coussins de velours rouge avec un soupir d’aise. Puis, tendant la main à sa voisine, elle dit :

— Madame de Montbazon a raison. Je n’ai pas une seule amie dans cette ville et c’est pourtant ce qui me serait le plus nécessaire.

Un laquais chargé d’un plateau de verres contenant du vin d’Espagne passant non loin des deux femmes, Marie l’appela, en prit un tandis que la Présidente en faisait autant :

— Buvons à notre bonne entente ! dit-elle joyeusement.



De cet instant, elles se virent à peu près chaque jour. Françoise de Mareuil avait pris logis dans un hôtel proche de La Massetière et si elle se rendait assez souvent dans son domaine de la rive droite de la Loire pour en surveiller les travaux, elle passait la majeure partie de son temps libre avec sa nouvelle amie. Marie l’appréciait de plus en plus car c’était une vraie mine de renseignements sur ce qui se passait à Paris et même dans l’enceinte du Louvre. Par elle Marie recueillit, non sans soupirer intérieurement, l’écho des fêtes – certaines en l’honneur du nouveau Nonce, Monseigneur Giulio Mazarin que le Roi et Richelieu donnaient au Louvre, au château de Saint-Germain, au Palais-Cardinal, au château de Rueil ou à Chantilly, le beau domaine du pauvre Montmorency dont la Couronne avait hérité. Ce dernier détail fit grincer les dents de la Duchesse :