Il commençait à se faire tard et Marie espérait que Richelieu ne serait pas encore passé à table pour un souper dont les heures variaient pour ce travailleur infatigable… Madame de Combalet ne s’en montra pas moins surprise de son retour. Assez désagréablement d’ailleurs :

— Je crains que le moment ne soit mal choisi. Le marquis de Châteauneuf qu’il a fait appeler est avec lui mais leur entretien ne devrait pas durer longtemps. Ensuite…

— Ensuite Son Eminence m’accordera bien cinq minutes ! coupa Marie, et si vos rôtis brûlent faites-en préparer d’autres, voilà tout !

— Cela vous plaît à dire mais vous n’ignorez pas que la santé de mon oncle exige des précautions : les repas pris à heures régulières en font partie !

— Mille tonnerres, Madame ! Il y a des gens qui ont autre chose à faire que vivre l’œil rivé à une pendule. Il faut que je voie le Cardinal, un point c’est tout !

Et sans plus s’occuper de la dame, Marie, luttant contre l’envie d’envahir directement le cabinet du Cardinal, alla s’asseoir en face de la porte. Elle n’attendit pas longtemps : au bout de trois ou quatre minutes, elle vit sortir Châteauneuf qui, en la reconnaissant, eut un haut-le-corps :

— Vous ici, Madame ? Et à cette heure ?

— Il n’y a pas d’heures pour les affaires importantes ! Si vous le permettez, mon cher, je vous remplace…

Et, le repoussant légèrement, elle pénétra chez le Cardinal puis referma derrière elle la porte à laquelle elle s’appuya pour laisser s’apaiser les battements de son cœur. Richelieu était en train d’écrire et ne leva pas la tête :

— Je vous attendais, Madame ! Quelque chose me disait que vous ne tarderiez guère.

— Votre Eminence possède le don de voyance ? Ou alors elle a plus d’espions que je ne le pensais…

— Ni l’un ni l’autre mais… je commence à vous connaître mieux.

Il jeta sa plume et se laissa aller dans son fauteuil avec un soupir de lassitude. Les flammes du candélabre qui éclairait sa table de travail accusaient les plis soucieux de son front, ceux, amers, de ses lèvres.

— Dans ce cas, reprit Marie, vous savez ce qui m’amène. Le Roi à ce qu’il paraît vous aime au point de vous donner le droit de vie ou de mort sur ses propres gardes.

— Pourquoi n’avoir pas dit ce matin que ce Mousquetaire était de vos amis ?

— Il vient de prouver qu’il est plus que cela : les amis ne se dévouent pas souvent pour vous. C’est pourquoi, oui, je viens vous demander sa vie !

— Et pourtant je vais vous la refuser.

— Mais pourquoi ? Je croyais que, sans aller jusqu’à l’amitié, nous avions conclu… la paix !

— Certes, et c’est l’une des raisons de mon refus. On a déjà trop tendance à clabauder sur nos relations. Si je fais une exception à ma politique de rigueur alors que j’ai envoyé Boutteville à l’échafaud et laissé le Roi y envoyer Marillac, on dira que vous êtes ma maîtresse…

— Et si c’était la vérité ? Si je le devenais…

Quittant enfin son appui, Marie s’avança lentement en rejetant sa cape et son voile noirs. Elle connaissait la puissance de sa beauté et n’avait pas besoin de miroir pour savoir que dans la lumière des bougies ses cheveux fauves, ses grands yeux d’un bleu si profond et ses lèvres humides brillaient doucement cependant que l’émotion soulevait ses seins sous la mousseline qui les couvrait.

— Je sais depuis longtemps que vous me désirez, poursuivit-elle d’une voix plus basse et plus prenante. Eh bien me voici ! Je suis à vous !

Elle avançait toujours, les mains tendues, après avoir dégrafé sa collerette d’un geste preste. Le Cardinal devint pâle et, se levant vivement, il quitta son fauteuil et recula vers les rideaux qui masquaient les fenêtres. Lui aussi tendit les mains mais son geste à lui repoussait comme il l’eût fait devant le Diable :

— Ne me tentez pas ! C’est vrai que je vous désire mais si je vous cédais, si j’acceptais ce marché, je ferais fi de ma dignité à mes propres yeux : j’espérais vous séduire et non vous acheter ! Allez-vous-en, Marie ! Partez !… et pardonnez-moi ! Un jour peut-être…

Elle comprit qu’elle avait perdu, que, se fût-elle entièrement dévêtue devant lui, il l’aurait rejetée pareillement. Il y avait en lui quelque chose d’inaccessible, d’impitoyable même envers lui-même, quelque chose qu’elle ne pourrait jamais comprendre… D’un geste las, elle ramassa sa cape :

— Non, dit-elle. Je ne reviendrai plus !

— Si, parce que j’ai encore besoin de vous…

— Et moi j’ai besoin de savoir en vie le seul homme, avec mon mari – et encore ! – qui se soucie de ma sécurité. C’est toujours non ?

— Hélas…

— Alors adieu, Eminence !

Sans se retourner, cape et voile portés négligemment sur une épaule, Marie sortit du cabinet de travail. Son allure était celle d’une reine et elle laissa derrière elle le battant largement ouvert… Peut-être espérait-elle vaguement qu’il la suivrait, ou du moins la rappellerait mais rien ne vint. Refoulant sa colère et sa déception, elle passa devant Madame de Combalet sans s’apercevoir de sa présence et se jeta dans son carrosse comme si elle montait à l’assaut. Avec tant d’impétuosité qu’elle serait tombée si une main vigoureuse ne l’avait rattrapée : celle de Châteauneuf qui l’attendait dans l’ombre de la voiture.

— Vous êtes là ? fit-elle distraitement.

— J’étais mort d’inquiétude… de jalousie aussi. Qu’êtes-vous allée faire chez lui à pareille heure ?

— Lui demander la grâce d’un ami…

— Et à voir votre visage il a refusé ? Qui vouliez-vous sauver ?

— Le chevalier de Malleville, un Mousquetaire qui était autrefois mon écuyer. Il a embroché un Garde du Cardinal qui m’insultait.

— Mais c’est le Roi qu’il faut voir ? Voulez-vous que je…

— Inutile ! Louis pour cette occasion remet son droit de grâce à son bien-aimé Ministre puisque le mort était à lui…

— Alors ce malheureux est perdu, soupira le Marquis en s’adossant plus commodément aux coussins de velours.

— Non, parce que je veux le sauver. Et que vous allez m’y aider.

Le moment de détente auprès de Marie que Châteauneuf pensait savourer vola en éclats :

— Moi ? Mais comment le pourrais-je ?

— Vous êtes Garde des Sceaux, il me semble, et la justice est de votre ressort. Or Malleville va être jugé ?

— Et vous voulez que je le fasse acquitter ? Alors que je viens de faire tomber la tête d’un Maréchal de France qui n’avait à se reprocher que d’être le frère de mon prédécesseur ? Nous serions cassés dans l’heure suivante, moi et mon arrêt. Ce qui ne sauverait pas votre protégé.

Le ton lénifiant qu’il employait eut le don d’exaspérer Marie :

— Voulez-vous cesser de me prendre pour une sotte ? Je sais fort bien que c’est d’autant plus impossible qu’on ne vous demandera sans doute pas de vous mêler d’une simple affaire de duel entre deux personnages de petite importance. Ce que je veux, Monsieur le Garde, est que vous m’aidiez à le faire fuir… et ne me dites pas que vous ne le pouvez pas si vous voulez que je vous adresse encore la parole ! Inutile d’ajouter que vous ne reverrez jamais certaine clé à laquelle vous semblez attacher du prix !

— Oh non ! par pitié ! Non, ne m’enlevez pas l’espoir qui m’aide à vivre !

Il voulut se laisser glisser à ses pieds mais un cahot de la voiture précipita le mouvement et il se retrouva à quatre pattes avec une douleur dans le genou. Ce qui n’attendrit pas Marie :

— Cessez de faire le pitre et reprenez votre place ! Je ne vous demande pas la lune. Le prisonnier est toujours au Châtelet ?

— Oui puisque c’est le guet qui l’a arrêté. Mais il va être transféré à la Bastille où il sera jugé…

— Quand ?

— Demain matin sans doute…

— Votre sans doute ne me satisfait pas. Je veux l’heure exacte du transfert et une escorte facile à maîtriser c’est-à-dire pas trop nombreuse et pas trop vaillante. Le reste me regarde !

— Mais…

— Pas de mais ! Ou vous m’obéissez ou je ne vous revois de ma vie ! Mais si, demain soir, Malleville est hors de danger…

— Eh bien ?

— Je vous attendrai à minuit dans le pavillon que vous savez. Mon époux est à Dampierre où il s’occupe à agrandir le parc et à rénover une aile du château…

— Demain soir ? Vraiment ?

Il voulut la prendre dans ses bras mais elle le repoussa :

— Gagnez d’abord votre récompense. Elle sera à la mesure de votre dévouement..

Il prit la main de Marie et y écrasa ses lèvres :

— Vous serez obéie. Déposez-moi au Châtelet et, si vous avez la bonté de m’attendre, je vous donnerai l’heure…

Marie fit arrêter sa voiture dans les ombres de l’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie. C’était son véhicule d’apparat, largement armorié donc facile à reconnaître et qu’il valait mieux ne pas étaler trop près de la vieille prison. Châteauneuf descendit et disparut pendant une demi-heure environ. Quand il revint, il était légèrement hors d’haleine mais satisfait :

— Nous avons eu de la chance. Le Cardinal avait donné ordre de le transférer cette nuit. J’ai assuré qu’il venait de changer d’avis et que ce serait demain matin au jour. Etes-vous contente de moi ?

— Jusqu’à présent oui. Voyons la suite…

Le domicile du Garde des Sceaux étant proche, ils se séparèrent là et Marie ordonna à Peran de la ramener rue Saint-Thomas-du-Louvre. Mais au lieu de faire partir les chevaux, il mit le frein, descendit de son siège et vint à la portière :

— Au cas, dit-il, où Madame la Duchesse aurait besoin de solides compagnons, fiables et peu curieux mais assez portés sur quelques pièces d’or, je peux lui trouver ça.