CHAPITRE VII
OÙ MARIE ENTREVOIT
DES PERSPECTIVES INESPÉRÉES
Après Noël, on avait intensément travaillé à ce qui allait devenir le Palais-Cardinal, prouvant ainsi qu’au moins l’architecte, Jacques Lemercier, croyait en l’étoile de son client. On y travaillait encore à cette heure tardive autour de braseros s’efforçant d’offrir aux ouvriers des sources de chaleur. Les logis, eux, étaient achevés même s’ils sentaient légèrement la peinture et, dans les vastes cheminées, les flambées faisaient merveille.
Comme le pensait Marie, les gardes en tenue rouge laissèrent passer son carrosse sans la moindre objection. Un officier alla prévenir et Marie vit accourir un capucin, le Père Le Masle, qui était le secrétaire particulier du Cardinal. Il l’escorta dans le bel escalier qu’elle connaissait déjà et en haut duquel l’attendait Madame de Combalet.
Le joli visage de celle-ci portait encore les traces de larmes récentes et les plis du souci n’étaient pas encore effacés, même si elle trouva un sourire radieux pour accueillir Marie :
— Vous, Madame la Duchesse ? Et si tard ?
— Je sais l’heure qu’il est mais il faut que j’entretienne le Cardinal sans plus tarder. C’est très important !
— Important ou pas, je pense qu’il vous recevra ! Il va même être infiniment heureux de votre visite…
Visiblement, elle était la première à croire Marie définitivement rangée sous la bannière cardinalice, mais celle-ci ne jugea pas utile de doucher si vite son enthousiasme : tout allait dépendre de ce qu’elle obtiendrait. La charmante nièce l’introduisit elle-même dans le cabinet, austère avec ses boiseries sombres et ses grandes tapisseries mais adouci d’objets chatoyants comme un crucifix d’émaux translucides et quelques objets, coupes et aiguières de cristal ornées de pierres précieuses. Assis dans un vaste fauteuil de cuir, le Cardinal, une plume rouge à la main, rédigeait une lettre. La table où il s’appuyait, éclairée d’une paire de flambeaux, était couverte de portefeuilles et de longues boîtes reliées en maroquin vert et rouge ainsi que de cartes géographiques enroulées et de liasses de papier. Il eut un soupir à l’entrée de sa visiteuse, jeta sa plume et vint à elle les mains tendues :
— Quelle délicieuse idée de venir me surprendre, Madame la Duchesse !
Du fond de sa révérence, Marie prit l’une des mains dont elle baisa l’anneau avant de se relever et de se laisser guider vers le siège placé de l’autre côté du bureau.
— Je demande excuses pour l’heure tardive. Monseigneur, mais il fallait que je vinsse. D’abord afin de vous offrir tous mes compliments pour votre victoire…
— Venant de vous – et il insista sur le « vous » – ils me sont doublement précieux. Avez-vous vu la Reine ?
— Pas encore. Je viens d’être assez souffrante…
— … mais rapidement guérie si j’en crois l’éclat de votre teint, de vos yeux ?
« Seigneur ! pensa Marie, s’il se met à me faire la cour, cela ne va pas me faciliter les choses… »
— Je suis encore bien lasse, Monsieur le Cardinal, mais lorsqu’il s’agit de secourir la détresse d’un être cher, il n’est d’effort dont je ne me sente capable.
— C’est d’une bonne chrétienne… et d’une femme courageuse. Pour ne pas vous fatiguer plus que de raison, dites-moi de qui vous voulez me parler ?
— De la princesse de Conti, ma belle-sœur… et mon amie !
— Qui devrait s’appeler Madame de Bassompierre…
— Ah ! vous le savez ? Le mariage fut cependant secret ?
— C’est mon intérêt et surtout celui de la France d’être renseigné sur ce que l’on s’efforce de me cacher. Eh bien, Madame de Conti, puisqu’il faut respecter le protocole ?
— Vient d’être exilée au château d’Eu, chez sa mère…
— Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ? nasilla le Cardinal.
— À condition que la famille ne soit pas pire qu’un couvent. Voici plus de quarante ans que ma belle-mère, Catherine de Clèves, y pleure la mort de son époux, le Balafré. En outre, mère et fille ne se sont jamais vraiment accordées… ce que je peux comprendre. Je vous en supplie, faites révoquer cet exil qui la tuera !
— Voyons, Madame la Duchesse, vous-même avez subi plusieurs éloignements… et votre beauté ne semble pas en avoir souffert !
— J’ai trente ans et elle est au seuil de la vieillesse. En outre elle va souffrir le martyre d’être séparée d’un époux qu’elle adore. Elle préférerait de beaucoup le rejoindre à la Bastille !
— Où elle serait séparée de lui par des murs plus encore que par la distance ? Il n’est pas d’usage d’incarcérer ensemble des gens mariés… surtout s’ils ne le sont pas officiellement ! Croyez-moi, Madame la Duchesse, cet exil n’est pas si grave. D’autant que l’on en revient, ainsi que vous en êtes la preuve vivante.
— Elle n’en reviendra pas. Sa santé laisse à désirer !
— Que serait-ce dans une prison d’Etat ! Eu est proche de la mer dont l’air est le plus sain qui soit et l’on dit que la campagne y est charmante…
— Mais le château est étroit. Henri de Guise, qui avait commencé la reconstruction sur les ruines laissées par Louis XI, a eu juste le temps de bâtir une aile et la chapelle.
— Ce qui est important pour une dame qui vit depuis des années à l’ombre du clocher de Saint-Germain-des-Prés. Et deux femmes ne tiennent pas tant de place !
— Quand elles sont duchesse de Guise et princesse de Conti ? Vous voulez rire, Monseigneur !
— Mais… j’aimerais beaucoup ! Cela me délasserait ! Oh ! je suis impardonnable : je ne vous ai encore rien offert !
— Merci, c’est inutile ! À moins que vous ne songiez à un cordial destiné à me remettre d’un refus qui n’ose pas dire son nom ?
— Moi, vous refuser quelque chose ? Il se trouve que cette affaire n’est pas de mon ressort. Croyez-moi, le Roi ne m’a pas consulté sur les mesures qu’il a lui-même décidées contre l’entourage par trop turbulent de sa mère ! Tout ce que je peux faire, c’est vous conseiller à toutes deux le calme… et la patience. Parler à Sa Majesté ne servirait à rien qu’à aggraver les choses, car elle est très montée contre Bassompierre… et son épouse. Que la Princesse fasse preuve d’obéissance sera la meilleure des plaidoiries. Je veillerai à ce qu’on y soit sensible… Encore une fois, on revient d’exil ; plus difficilement de la Bastille.
Il se levait, indiquant ainsi que l’audience se terminait. Force fut à Marie de l’imiter d’autant plus furieuse qu’il n’y avait rien à reprendre à l’implacable raisonnement du Cardinal. Elle allait pourtant essayer de placer un ultime argument, quand un valet entra et vint parler à l’oreille de Richelieu. Celui-ci sourit :
— Qu’il entre, voyons ! L’occasion tombe à point !
Celui qui vint n’était pas un inconnu pour Marie encore qu’elle ne l’eût jamais apprécié en dépit du charme indéniable qu’il dégageait. Naguère ambassadeur à Londres, Charles de l’Aubespine, marquis de Châteauneuf, ne s’inscrivait pas au nombre de ses admirateurs. Par Montaigu, elle avait appris qu’il avait tenté de la desservir auprès de Charles Ier, osant même écrire : « … que la Duchesse était une femme de qui la malice surpassait celle de son sexe quelque malicieux qu’il soit, et l’on avait éprouvé que plusieurs personnes de condition et de puissance se détournaient du service du Roi pour adhérer à ses passions… » Une littérature qui n’avait pas eu grand effet sur le souverain anglais – toujours selon Montaigu – mais que Marie gardait sur le cœur.
Aussi fut-ce d’un œil sévère qu’elle regarda s’approcher d’elle ce bel homme d’une cinquantaine d’années, élancé, bien fait et fort élégant, aux cheveux et à la moustache gris mais soyeux, dont les yeux noisette et le sourire à belles dents toujours blanches était aussi charmant que spirituel.
— Monseigneur a raison, dit, en s’inclinant sur sa main froide, Châteauneuf qui en entrant avait entendu la dernière phrase du Cardinal. Voilà en effet l’occasion de mettre à vos pieds, Madame la Duchesse, des hommages qui devraient y être depuis longtemps !
— Qui donc vous en empêchait ? La distance peut-être ? Vous étiez en Angleterre, il y a peu…
Elle n’entendit pas sa réponse parce que son attention fut soudain détournée. Il était tout près d’elle à présent et elle pouvait respirer le parfum assez fort qui se dégageait de ses vêtements, un parfum d’ambre et de musc mêlé à une senteur plus suave qu’elle ne pouvait identifier mais qu’elle était sûre de reconnaître entre toutes : c’était celle de l’inconnu du pavillon, de l’homme qui s’était introduit chez elle par surprise et qui avait si bien su profiter de l’instant de nostalgie qu’elle y était allée chercher. Elle le regarda alors avec attention parce qu’elle le savait proche du Cardinal, et quand celui-ci ajouta qu’il était le nouveau Garde des Sceaux en remplacement de Michel de Marillac emprisonné, elle pensa qu’il y avait peut-être là une carte importante à jouer. Si vraiment cet homme s’était permis de s’emparer d’elle par surprise, elle allait le lui faire payer d’autant plus cher que le plaisir avait été plus vif et si d’aventure il était amoureux d’elle – et s’il ne l’était pas encore elle se chargeait de l’en faire devenir –, il n’avait pas fini de souffrir…
S’excusant sur l’heure avancée et sur le besoin que les deux hauts personnages avaient de s’entretenir, elle prit congé, s’attarda un instant dans la galerie précédant le cabinet pour bavarder avec Madame de Combalet puis se dirigea vers sa voiture avec une sage lenteur, comme une femme qui, après un important entretien, réfléchit sur ce qu’elle vient d’entendre. Ainsi qu’elle l’espérait vaguement, Châteauneuf la rejoignit au moment où un laquais abaissait devant elle le marchepied du carrosse. Il avait dû courir car il était un peu haletant. Mêlée à la sueur, l’odeur ne fit plus aucun doute pour Marie.
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