Inquiet de la situation sanitaire, le Cardinal finit par obtenir de Louis XIII qu’il rentre à Lyon. Il le trouvait fatigué et savait, par ses espions, quel climat régnait dans la grande cité phocéenne. Lui-même le rejoignit peu après.



Il était temps de mettre de l’ordre dans les cancans de cour et d’affronter la cabale en personne, mais le Cardinal n’eut pas le temps de faire grand-chose : le pire arriva d’un seul coup.

Le samedi 21 septembre, au sortir du Conseil qui avait eu lieu chez la Reine Mère à l’abbaye d’Ainay, le Roi fut pris de frissons et d’une sévère migraine qui entraînèrent la fièvre. Il monta en carrosse avec Richelieu puis traversa la Saône dans une barque pour rentrer à l’Archevêché où il se coucha. Il apparut tout de suite que son état était grave. Commença alors l’habituel ballet des saignées, des lavements qui n’arrangeaient rien, au contraire : Louis XIII, s’il n’avait pas le typhus, souffrait d’une sévère dysenterie et c’est juste si, sous les masques des mines de circonstance, la cabale réussit à cacher une joie indécente. Déjà, dans l’entourage des deux Reines, on organisait le nouveau gouvernement. On mariait la veuve à son beau-frère et surtout, on préparait le sort réservé au Cardinal. L’un proposa de l’exiler, l’autre de l’envoyer à la Bastille, un autre de l’exécuter purement et simplement, un quatrième d’expédier quelques Mousquetaires lui casser la tête comme on fit jadis à Concini.

Ce dernier détail, Marie l’apprit par Gabriel de Malleville qu’elle retrouva avec joie de garde à l’Archevêché et, lorsque la garde en question fut terminée, elle le rejoignit et l’entraîna dans les jardins qui bordaient la Saône sans pouvoir s’empêcher de remarquer que la rencontre ne semblait pas lui faire autrement plaisir. Il ne lui laissa d’ailleurs pas le loisir de lui en demander l’explication :

— Madame la Duchesse me fait beaucoup d’honneur de gaspiller auprès du pauvre soldat que je suis un temps qu’elle pourrait employer d’une façon tellement plus agréable !

Le ton était acerbe, l’ironie mordante, et Marie s’insurgea :

— Nous ne nous sommes pas vus depuis des mois et voilà comment vous me recevez ? Mille tonnerres, Malleville, me direz-vous ce que je vous ai fait ?

— À moi ? Rien ! Seulement je m’étonne que vous ne soyez pas à cette heure chez la Reine Mère, à vous réjouir de la mort prochaine de notre grand roi, à préparer le règne de son lamentable frère et à vous y tailler une belle part ! Avez-vous déjà tranché sur le destin proche de Monsieur le Cardinal ? L’exil, la mort ?

— Le Roi étant encore vivant, c’est peut-être un brin prématuré ?

— C’est pourtant ce qui se prépare et vous devriez le savoir mieux que moi ?

— Je ne sais rien du tout, Malleville, sinon que vous êtes un insolent… et que vous me connaissez bien mal !

— Allons donc ! Avant l’affaire de Nantes, n’était-ce pas ce que vous cherchiez à obtenir : enterrer le Roi et nous donner à sa place un pleutre sans honneur et sans parole ? Vous et vos amis, vous allez bientôt triompher sans soupçonner un seul instant les désastres que vous laisserez derrière vous… mais moi je rentrerai chez moi et j’en sais d’autres qui feront de même : servir Gaston, jamais !

Il y avait de la colère dans sa voix, des larmes dans ses yeux. Marie en fut émue et oublia qu’elle allait se mettre en colère :

— Que vous le croyiez ou non, je pense comme vous, Gabriel. Ce débordement indécent alors que le Roi lutte contre la mort me déplaît. Dieu sait que je ne l’aime pas et pas davantage Monsieur le Cardinal mais c’est à ce dernier que je dois mon retour auprès de la Reine et…

— … et vous lui en seriez reconnaissante ? ricana le Mousquetaire.

— Peut-être et peut-être aussi que tous ces gens ligués contre un homme seul tandis que son maître agonise me dégoûtent. Quant à la Reine Mère, Dieu nous garde de nous retrouver sous son gouvernement par le truchement de cet imbécile pompeux de Marillac…

Gabriel ne cacha pas sa surprise :

— Eh bien, voilà du nouveau ! Vous, Madame, sensible à l’isolement d’un homme dont vous avez toujours proclamé que vous le détestiez ? Je n’aurais jamais cru cela possible…

— Moi non plus, admit Marie qui ne comprenait pas elle-même ce qui l’avait poussée à dire cela.

Peut-être parce qu’elle avait soudain envie de retrouver l’estime de l’homme droit et simple qu’était son ancien écuyer. Peut-être aussi parce qu’elle détestait Marillac, qu’elle supportait de plus en plus difficilement l’affreux caractère de la Médicis, son arrogance à la limite de la stupidité et que, si elle avait pris jusque-là un plaisir légèrement pervers à s’opposer à ses attaques, il lui était tout simplement pénible de voir sa reine tomber sans autre réflexion dans les bras de cette mégère dont elle n’avait connu que de mauvais procédés.

À cet instant, une longue silhouette rouge s’inscrivit au bout de l’allée d’ormes qui longeait la rivière. Elle allait à pas lents, un livre à la main qui pouvait être un bréviaire mais qu’on ne lisait pas. À mesure que le Cardinal approchait, Marie distinguait mieux son visage qui lui parut changé, creusé de rides profondes que l’âge n’expliquait pas. Il était pâle aussi, avec sous les yeux le cerne dénonçant le manque de sommeil, mais le maintien restait fier, l’échine droite. Cet homme avait pleinement conscience du danger qu’il courait. Sa vie était suspendue à cet autre souffle en train de s’éteindre à l’étage du palais, pourtant Marie eut la curieuse sensation que vivre ou mourir ne constituait pas son principal souci. Comme s’il lisait dans sa pensée, Malleville traduisit :

— Demain peut-être il ne sera plus rien et son œuvre sera jetée bas…

— Son œuvre ? Quel mot inconvenant pour une politique détestable.

— Détestable pour vous, Madame, et les beaux seigneurs qui là-haut attendent la mort du Roi parce qu’ils ne voient que leur intérêt immédiat et surtout pas celui du royaume. Hier encore Richelieu les faisait trembler. Aujourd’hui on le fuit tel un pestiféré. Demain, sur le chemin de l’échafaud, on lui jettera des pierres, des fruits pourris, de la fange… à moins que l’on se contente, prudemment, de le faire étrangler par quelque sbire dans le silence nocturne de sa chambre. Il ne faut pas oublier que c’est un prince de l’Eglise et il faudrait bâtir un échafaud trop élevé !

Marie eut un frisson. Depuis la mort épouvantable de Chalais, ce mot-là lui faisait horreur. Le Cardinal approchait. Gabriel toucha alors le bras de Marie :

— Ecartons-nous ! Il ne faut pas troubler sa méditation…

— J’en aperçois qui n’y voient pas d’inconvénient.

À une fenêtre du palais, en effet, un groupe de courtisans observait Richelieu. On put même les entendre rire. Ce fut pour Marie une sorte de signal. Au lieu de s’éloigner comme le conseillait le Mousquetaire, elle s’avança vers le Cardinal, le rejoignit, salua :

— Pardon de troubler les pensées de Votre Eminence, dit-elle de sa voix claire, mais je voudrais savoir les dernières nouvelles du Roi ?

Richelieu tressaillit. Ses yeux considérèrent avec surprise la jeune femme qui s’adressait à lui avec une douceur inattendue. Il sourit :

— Elles ne sont pas bonnes, Madame la Duchesse. Il a demandé le viatique. Mon frère l’Archevêque est allé le chercher à l’église Saint-Jean et les Reines ont été prévenues.

— C’est grande pitié !

— Surtout si l’on songe que notre Sire est entré ce matin dans sa trentième année…

— C’est vrai : nous sommes le 27 septembre et nous devrions nous apprêter à préparer Ses fleurs et nos vœux… (Puis, regardant Richelieu bien en face, Marie osa :) Qu’allez-vous faire, Monsieur le Cardinal, au cas où comme tout le laisse supposer, le Roi retournerait à Dieu aujourd’hui ?

Le pâle sourire revint sur les lèvres minces mais avec une nuance ironique :

— Je ne crois pas que la décision m’en sera laissée. « On » choisira pour moi, soyez-en certaine…

— En ce cas, pourquoi attendre ce que « on »…

— Fuir ? Non. Quel que soit le sort que l’on me réserve, fût-ce celui de Concini, je le subirai. Simplement parce que ce sera la volonté de Dieu !

— À votre place, je n’en serais pas sûr. Dieu serait joliment à plaindre s’il ressemblait au Garde des Sceaux !

Une étincelle amusée brilla dans les yeux las que Marie connaissait si dominateurs :

— C’est ce dont il faudrait convaincre ledit Garde des Sceaux comme s’il était le Seigneur en personne. Le souverain que vous allez avoir sera tout sauf… souverain justement !

Marie fit la grimace : elle détestait ce Marillac pompeux, bigot et trop souvent flatteur, qui ne ressemblait guère à son frère, le Maréchal. Ce fut ce qui l’incita à déclarer :

— Ne sommes-nous pas en train, Monseigneur, de manquer de foi ? Pourquoi donc ses prières seraient-elles plus entendues que les vôtres ? Et tant que le Roi respire…

— Vous voulez dire que rien n’est perdu ? Croiriez-vous au miracle ?

— À défaut d’y croire on peut toujours l’espérer.

Un instant, ils se regardèrent en silence. La Duchesse ignorait complètement ce qui la poussait à rendre courage à cet homme qu’elle avait considéré comme son pire ennemi jusqu’à la dernière Nativité, mais elle obéissait en cela à l’une de ces impulsions auxquelles elle était sujette. Ce qui ne voulait pas dire qu’elle souhaitait lier avec lui des liens d’amitié. Elle allait peut-être le lui dire quand, avec une brève inclinaison du buste, Richelieu murmura :

— Merci ! Je ne l’oublierai pas.

Et passa son chemin…



Un moment, ce jour-là. Madame de Chevreuse put croire qu’elle avait reçu le don de prophétie : après qu’on l’eut administré, le Roi se sentit mieux. La nuit qu’il passa fut meilleure mais le lendemain, tout alla de mal en pis. À partir de onze heures du soir, Louis XIII rendit un flot de sang. C’était comme s’il se vidait. Il demanda alors à Seguin, l’un de ses médecins, si la mort était proche. Celui-ci répondit qu’il n’y avait plus d’espoir. Dans les églises de Lyon, les grandes prières étaient commencées depuis longtemps. Le Roi cependant accueillit cette condamnation avec un parfait sang-froid. Il se confessa une fois de plus au Père Suffren, son aumônier, communia puis adressa quelques mots à ces gens, nombreux, qui étaient là, agenouillés dans sa chambre comme s’il était déjà mort :