Marie ne put retenir son indignation :

— Je vous souhaite du plaisir dans cette entreprise ! Vous avez entendu comment elle l’a traitée quand elle a perdu son enfant ? Je ne suis pas bégueule mais j’aurais honte de répéter…

— Vous la connaissez aussi bien que moi : il faut qu’elle braille pour tout et n’importe quoi mais, dans la bataille qui se prépare – car elle n’a pas, tant s’en faut, renoncé à abattre Richelieu –, je préfère me ranger de son côté. Bassompierre le désire et je suis son obéissante épouse…

— C’est nouveau, cela ! Avez-vous songé à la peine que vous laissez derrière vous ?

— Cela s’arrangera, vous verrez ! J’y aurai la main et vous devriez m’aider. Ou avez-vous oublié qu’il n’y a pas si longtemps vous exécriez le Cardinal ?

— Non mais reconnaissez que je lui dois d’avoir retrouvé ma place, alors même que le Roi y était encore hostile. Je lui ai promis de ne pas agir contre lui. Mille tonnerres ! Je vous rappelle que pour l’heure, lui et le Roi combattent non loin de nous et mon époux avec eux. Aussi ne peut-il être question que je rejoigne les cabales de la Reine Mère.

— Quel changement ! Je ne vous reconnais plus !

— Je n’ai pas changé. Simplement, je préfère observer une sorte de neutralité. Et je vous le répète : la Reine a besoin de moi.

— Il se peut que vous vous retrouviez bientôt seule : Madame du Fargis est des nôtres, vous le savez ?

— Non, je ne le sais pas mais je n’en suis guère étonnée ! C’est une intrigante dont le nez ne cesse de renifler tous les courants d’air pour savoir lequel choisir… Eh quoi ? Qu’ai-je dit de si étrange ? s’étonna-t-elle en entendant son amie partir dans un grand éclat de rire.

— C’est ce mot d’intrigante qui m’amuse ! Dans votre jolie bouche, ma chère, il prend une saveur franchement délicieuse !



On en resta là. Mais à peine la vieille Florentine fut-elle installée dans son abbaye qu’une véritable marée de pamphlets contre le Cardinal envahit la ville. On l’y accusait d’empêcher la paix de s’établir, de préparer l’envahissement de la France par les Impériaux et les Espagnols, fidèles à la sainte Eglise. En outre, Monsieur avait rejoint sa mère avec laquelle il avait fait la paix… contre son frère et le ministre parce que, naturellement, il avait encore à se plaindre : avant de gagner Lyon, Louis XIII s’était arrêté assez longuement en Champagne afin de négocier son retour. Mais ses prétentions étaient devenues si exorbitantes qu’il ne réclamait rien de moins que la Lieutenance générale du royaume, une sorte de Vice-Royauté qui bien sûr lui avait été refusée. Alors, puisqu’il avait renoncé à Marie-Louise de Gonzague avec une facilité qui surprit tout le monde mais dont l’explication devait venir plus tard, il s’était réfugié dans le vaste giron de sa mère et joignait avec ardeur ses aigreurs personnelles au concert général accusant Richelieu de l’évincer systématiquement d’un pouvoir qu’il entendait se réserver…

À la surprise de Madame de Chevreuse, il vint visiter sa belle-sœur avec laquelle il était en froid et se répandit si savamment en cajoleries, flatteries et autres armes dont sa fausse mais séduisante personne ne manquait pas qu’il réussit à l’amener à une réconciliation avec sa belle-mère. Les deux femmes tombèrent dans les bras l’une de l’autre, à la stupéfaction de Marie qui ne se gêna pas, une fois rentrée à l’Archevêché, pour donner son sentiment :

— Par tous les saints du Paradis, Madame, qu’est-ce qui vous a pris de chercher refuge dans le giron de cette vieille mégère qui n’a jamais usé envers vous que de mauvais procédés ?

— Elle m’a parlé avec une telle douceur de mon beau pays qu’en ce lieu-ci chacun s’accorde à vilipender, de mes frères et sœurs. Elle m’a rappelé que nous sommes une seule et même famille, l’une de ses filles étant reine d’Espagne et l’autre duchesse de Savoie. Tout ce que cet infâme Richelieu pousse le Roi à combattre, ce qui l’amène à se dresser contre le Pape en personne alors qu’il laisse encore tant de liberté aux ennemis de la Foi !

— Belle formule que celle-là ! Elle sent son Marillac d’une lieue ! Alors, si je comprends bien, au cas où notre Sire viendrait à rendre l’âme vous seriez prête de nouveau à épouser Gaston ?

— Il le faudrait !

— Quand vous savez comme moi qu’il ne vaut rien ?

— Il est au moins d’un commerce agréable, ce qui n’est pas le cas de tout le monde. J’ose à peine penser à ce que le Roi dira lorsqu’on lui apprendra que j’ai perdu mon espérance…

— Vous pouvez être certaine qu’il le sait déjà ! Votre chère belle-mère a dû se faire une joie de le lui apprendre…

— Vous croyez ? Aucun courrier ne m’en a rien témoigné.

Découragée, Marie choisit de rompre les chiens et parla chiffons. Un sujet vraiment sans danger et qui plaisait toujours. Elle décida en même temps d’éviter, dans les jours prochains, de donner son avis et d’observer attentivement la suite des événements. Cela lui permit de remarquer une chose étonnante, à présent que les liens quotidiens s’établissaient entre l’Archevêché et l’abbaye d’Ainay : l’attitude inattendue de Mademoiselle de Hautefort envers Anne d’Autriche : la jeune fille que Marie tenait pour une rivale potentielle de la Reine lui marquait une attention, un respect et des soins qu’elle n’aurait jamais imaginés. C’était comme si la belle enfant était en train de tomber sous le charme. À moins que ce ne fût un comportement dicté par la Médicis, encore que cela ne cadrât guère avec le caractère entier, hautain et volontiers insolent de l’adolescente. Marie décida d’en avoir le cœur net et, un soir où l’on écoutait de la musique dans un salon de l’abbaye, elle s’arrangea pour coincer Hautefort dans une embrasure où elle avait d’ailleurs l’air de s’ennuyer :

— Vous n’aimez pas la musique ? demanda-t-elle.

— Pas beaucoup : elle a tendance à m’endormir. Je lui préfère le théâtre mais il est difficile de faire venir des comédiens dans une abbaye.

— Je serais volontiers de votre avis. La Reine aussi. Les concerts interminables la font bâiller tandis qu’une pièce brillamment jouée…

— Cela ne m’étonne pas ! C’est une femme merveilleuse !…

L’enthousiasme du ton saisit Madame de Chevreuse. Il n’y avait pas à se tromper : cette petite énonçait une vérité…

— Ma parole… elle vous a séduite ? fit Marie en souriant.

La réponse fut aussi nette que le regard direct des grands yeux d’azur :

— Je n’ai aucune raison de le cacher. Jusqu’à présent, je n’approchais guère Sa Majesté étant donné la froideur des relations passées avec sa belle-mère, mais depuis le rapprochement, nous nous voyons pratiquement chaque jour et j’avoue… que j’aimerais la servir ! Et je vous envie, Madame la Duchesse.

Le concert s’achevait, l’aparté aussi, laissant Marie songeuse et plutôt satisfaite. Si la Reine Mère avait logé dans son étroite cervelle têtue l’idée de donner cette fille au Roi, il y aurait sûrement de la résistance. En revanche, elle semblait prête à grossir le groupe restreint des inconditionnels d’Anne d’Autriche.



Pendant ce temps, les choses s’amélioraient sur le plan militaire. Les troupes royales envahissaient la Savoie, prenaient Chambéry, Montmélian et Annecy cependant que, enfermé dans Casal, Toiras tenait toujours tête aux Espagnols du vieux Spinola. « Après une période difficile, la situation se retournait. De plus en plus irrité et inquiet des menées de sa mère, Louis XIII la pria de le rejoindre à Grenoble. Elle refusa. Il proposa alors le château de Vizille : nouveau refus. Il tenait à la rencontrer, se flattant de la convaincre du bien-fondé de cette guerre. Ce fut lui qui dut aller à Lyon en compagnie de Richelieu[8]. »

À peine le Roi eut-il rejoint sa mère qu’elle fit pleuvoir sur lui une avalanche de récriminations. Qu’avait-il besoin de galoper toujours à la tête de ses armées alors que sa santé n’était pas des meilleures ? Il avait encore maigri ! Il était jaune comme un coing ! S’il venait à mourir qu’adviendrait-il du royaume puisqu’il restait sans héritier ? Etc.

Elle en fit tant que, pour la première fois et au lieu de délivrer une de ces petites phrases sèches et meurtrières dont il avait le secret, le Roi montra à sa femme une sorte de douceur compréhensive à laquelle il ne l’avait pas habituée :

— Il y a là de ma faute, Madame ! Je n’aurais jamais dû, vous enceinte, vous demander de venir à Lyon.

Ce soir-là, cependant, il fit mettre le chevet et passa la nuit auprès d’elle : le niveau baissa dans le flacon de Basilio et le lendemain, Louis XIII était presque souriant. Ce fut avec autorité qu’il expliqua au Conseil la nécessité de sa présence à l’armée pour juguler les chamailleries entre les chefs et surtout empêcher les désertions. Les hommes souffraient en effet du typhus – on disait à cette époque la peste – qui sévissait aux frontières. Or, le Roi voulait se rendre à Saint-Jean-de-Maurienne. On se récria qu’il ne devait en aucun cas entrer en Italie, ce à quoi il répondit :

— Si je devais passer tout seul, je passerais outre et l’on ne saurait m’en empêcher.

Le lourd Marillac s’en prit alors au Cardinal qu’il accusa de mener le Roi à sa perte pour assouvir ses ambitions ! Le Conseil se termina dans le tumulte et le Roi repartit pour la frontière où ses troupes avaient grand besoin de lui. À Casal, les choses allaient mal : Toiras était presque à bout de forces et son adversaire Spinola agonisait. C’est alors qu’arriva le jeune Mazarini qui, le 13 décembre, réussit à leur faire signer une trêve, bénéfique pour tout le monde. Cependant la « peste » sévissait toujours en Piémont et à Lyon, la coterie de la Reine Mère, singulièrement augmentée, accusait ouvertement Richelieu de vouloir la mort du Roi en l’obligeant à rester dans un pays aussi infesté. Néanmoins, on obtenait des succès : le duc de La Force venait de battre les Savoyards à plate couture et moissonnait leurs drapeaux.