Le 14 septembre, le Roi se mit en chemin pour aller au-devant de Richelieu qui revenait par la route du sud. C’était là une faveur inouïe qui donna beaucoup à penser, plus encore à commenter. La rencontre se fit à Nemours et avec une chaleur à laquelle Louis XIII n’avait pas habitué ses contemporains : il descendit de cheval tandis que le Cardinal quittait son carrosse, et les bras ouverts marcha vers lui pour l’embrasser :

— Quelle joie de vous revoir enfin, Monsieur le Cardinal ! Vous ne sauriez croire à quel point vous me manquiez !

— Ce sont paroles bien douces à entendre, Sire ! Votre Majesté ne saurait croire combien elles sont précieuses et encourageantes pour son plus fidèle serviteur !

— Donnez-moi des nouvelles de votre santé ! Les fortes chaleurs du Languedoc ne l’ont point trop incommodée ?

— Point trop et le bonheur de servir le Roi et le royaume a toujours été pour moi le meilleur des remèdes. Grâce à Dieu le royaume est en paix à présent et le restera…

— Nous l’en remercierons ensemble ! Rentrons maintenant !

Comble d’honneur, Louis XIII tint à monter dans la voiture de son Ministre afin de pouvoir parler plus commodément – et surtout sans témoins ! – tandis que l’on regagnait Fontainebleau. Richelieu y reçut l’hommage de toute la Cour, salua Anne d’Autriche qui lui offrit une main languissante et un sourire contraint. Puis, remarquant l’absence de la Reine Mère, il s’inquiéta de sa santé et se dirigea vers son appartement avec ce naturel que donne l’habitude.

Elle y était en effet : debout en grand habit, au milieu de son salon doré à demi plein de ses familiers, elle bavardait avec Bérulle et les frères de Marillac, le Chancelier et le Maréchal. Aucun des trois n’était un ami de Richelieu même au temps où tous appartenaient à la maison de la Reine Mère. Il y avait beaucoup d’animation autour du groupe mais quand le Cardinal franchit le seuil, un silence se fit. Tout le monde se tourna en même temps vers la porte où, un instant, Richelieu s’immobilisa tandis que son regard vif parcourait l’assemblée. Son extrême acuité nerveuse lui faisait flairer quelque chose d’anormal, une sorte de danger. Néanmoins, levant haut la tête, il s’avança jusqu’à la Reine Mère devant laquelle, le sourire aux lèvres, il s’inclina profondément :

— Me voici, Madame, infiniment heureux d’être admis à présenter mes hommages à Votre Majesté…

Les paroles moururent sur ses lèvres quand, se redressant, il vit en face de lui le lourd visage de la Florentine qui semblait changé en pierre. Seuls, les yeux bleus à fleur de tête flambaient de fureur mais elle ne dit pas un mot. Levant une main à la hauteur de son visage, elle fit mine d’étouffer un bâillement puis, virant sur ses talons, tourna carrément le dos au Cardinal…

Celui-ci devint blême sous l’outrage. Les ailes minces de son nez se pincèrent. Un bref regard lui montra les visages réjouis des témoins de son humiliation. Il n’insista pas, salua brièvement et sortit à pas rapides tandis qu’éclatait derrière lui une explosion de joie de très mauvais goût. Parvenu au bas du degré, le Cardinal furieux et humilié n’hésita qu’un instant et, au lieu de gagner le cabinet de travail qu’il avait au château, remonta en voiture et rentra chez lui, dans la maison qu’il s’était fait construire à deux pas.



D’abord, il se rendit dans son oratoire et y pria un moment afin de laisser à son sang le temps de s’apaiser puis, après avoir ordonné qu’on ne le dérange pas, il s’assit à sa table de travail et écrivit deux lettres : l’une pour le Roi, l’autre pour la Reine Mère mais qui toutes deux exprimaient son désir de se retirer. À Louis XIII, il disait qu’étant donné la place prépondérante qu’occupait au Conseil la mère du Roi, récemment encore Régente du royaume, il ne pensait pas pouvoir continuer son œuvre en désaccord avec elle. À la Médicis, il exprimait sa surprise d’un traitement aussi insultant, n’ayant jamais eu conscience de ne pas gouverner avec son plein accord et n’ayant jamais cherché qu’à la bien servir, en toutes choses… Après quoi, ses deux épîtres remises à un courrier, il prit médecine et alla se coucher, autant pour se remettre des fatigues du voyage que pour réfléchir plus commodément. Le contraste entre les divers accueils qu’il venait de recevoir était par trop évident et l’insulte suivait de trop près le triomphe. Jusqu’à présent, la vieille mégère couronnée l’avait soutenu et il reconnaissait volontiers lui être redevable de sa carrière politique mais si, maintenant, elle devait se dresser contre lui – et faire ensuite ce qu’il faudrait pour que son fils partage ses vues à brève échéance –, il devrait naviguer avec une prudence extrême. Il ne doutait pas, en effet, que Louis XIII refuse sa démission, et cela promettait des séances particulièrement houleuses à un Conseil qui allait se partager en deux et qui, enlisé dans ses querelles, se révélerait vite ingouvernable. À moins que le Roi ne fasse preuve de plus d’autorité. C’était là que le bât blessait : accepterait-il de se dresser contre sa mère au bénéfice de son Ministre ? Car en ce qui concernait celle-là, Richelieu ne se faisait guère d’illusions : tant qu’on la caressait dans le sens du poil, elle ronronnait comme une grosse chatte mais, têtue, bornée et vindicative, elle ne pardonnait jamais aucune offense… Surtout celles que lui présentait son imagination. C’était ce qui était le plus grave, car le Cardinal ne lui avait jamais manqué en quoi que ce soit et avait au contraire pris grand soin de toujours la bien servir.

Au bout d’un moment il quitta son lit, se dirigea vers une armoire dissimulée dans un mur, semblable à celles qu’il faisait construire dans chacune de ses résidences pour des papiers secrets, y prit un coffret en fer dont la clé ne quittait pas son cou. Il renfermait quelques lettres jaunies dont la moindre pesait le poids exact de la hache du bourreau. Ces lettres, le Cardinal les avait fait récupérer chez une ancienne fille d’honneur de Marie de Médicis qui était aussi sa cousine par Isaac de Laffemas, son maître des « basses œuvres », autrement dit l’homme des vilaines besognes. Le sang avait coulé pour les obtenir mais elles avaient tant de prix que le Cardinal préférait oublier ces circonstances fâcheuses : elles représentaient pour lui la dernière sauvegarde au cas où la Médicis l’emporterait dans la guerre qu’elle venait de lui déclarer. À moins qu’elles ne précipitent sa chute à lui s’il venait à s’en servir afin que disparaisse l’un de ces secrets royaux si lourds à porter.

Après en avoir relu deux, le Cardinal les remit soigneusement en place. L’accueil exceptionnel que lui avait réservé le Roi lui laissait espérer que celui-ci se rangerait à son côté… Le mieux pour le moment était d’attendre aussi calmement que possible l’effet de ses lettres de démission.



Ce dernier dépassa presque ses espérances. Le Roi jeta feu et flammes et reprocha durement à sa mère d’avoir osé s’en prendre à l’homme le plus indispensable du royaume. La Reine Mère entra du coup dans une de ces fureurs dont elle avait le secret et qui transformait alors son appartement en une sorte de marché arabe vociférant… Pendant une grande heure, elle cracha le venin qu’elle emmagasinait depuis que Richelieu avait eu l’outrecuidance d’adopter une politique diamétralement opposée à la sienne. Elle l’accusa d’ingratitude, de fourberie, et aussi d’entraîner le roi de France sur le chemin de la damnation éternelle en osant se dresser contre le Pape. En outre, le misérable faisait le jeu des protestants maudits en tournant ses armes contre la très catholique Espagne qu’elle tenait pour chère à son cœur et dont elle lui avait fait épouser la fille…

— En ce cas, ma mère, expliquez-moi pourquoi, depuis ce mariage tant souhaité par vous, vous n’avez eu de cesse de me démontrer l’indignité d’une épouse que j’aurais chassée depuis belle lurette si je vous avais écoutée.

— Dans les meilleures maisons il y a des brebis galeuses et ce n’est la faute de personne. Et puisque nous en sommes à parler mariage, veuillez vous rappeler aussi, Sire mon fils, que cet homme a eu le front de se mêler de nos affaires de famille en favorisant le penchant de votre frère pour cette fille de Gonzague, allant même jusqu’à vous pousser à une guerre afin d’assurer le trône de Mantoue à son père. Oui, il a osé alors qu’il savait à quel point j’étais hostile à ce mariage…

— Vous vous égarez, Madame ! En assistant le prince de Gonzague et en obligeant vos amis espagnols à libérer Casal, le Cardinal et moi-même n’avons jamais eu en vue ce mariage qui ne me plaît pas plus qu’à vous mais bien l’équilibre du royaume par la possession de places importantes. À ce propos, vous devriez être la dernière à me faire souvenir que vous avez abusé de vos pouvoirs de régence en faisant incarcérer cette pauvre jeune fille et sa tante au donjon de Vincennes et que…

Un ricanement sauvage de la Florentine lui coupa la parole :

— J’ai fait ce que je devais faire, je me suis comportée en reine plus que vous en roi puisque vous laissez votre Ministre agir à votre place et qu’il a eu l’impudence de libérer ces deux femmes…

— Ce n’est pas lui qui les a fait sortir de prison, Madame ! C’est moi… à la demande de mon frère, indigné à juste raison du traitement infligé à des innocentes !

— Vraiment ? En ce cas votre frère devrait vous être reconnaissant ? Alors expliquez-moi pour quelle raison il est enragé de colère contre ce maudit Cardinal ? Au point qu’il songerait, m’a-t-on laissé entendre, à se réfugier à Bruxelles afin de…

L’entrée soudaine du duc de Bellegarde, Grand Ecuyer de France et fort ami de Gaston d’Orléans, interrompit un instant la joute oratoire. Il en demanda excuses sur l’importance de la nouvelle qui l’amenait :