Trouvant qu’il durait un peu trop longtemps, Herminie qui, le nez aplati sur une vitre à un endroit où les rideaux fermaient mal, avait pu tout observer depuis le début, rejoignit la porte du pavillon et se précipita à l’intérieur, persuadée que cette fois sa cousine avait besoin de son secours : elle était si pâle en effet qu’un instant elle la crut morte. Et comme dans la position où elle se trouvait il était impossible d’écouter son cœur, Herminie commença par la retourner sur le dos, ce qui lui permit de constater que si les narines étaient pincées, Marie appartenait toujours au monde des vivants. Elle chercha autour d’elle le moyen de la ramener à elle. Aucun flacon de sels d’ammoniaque n’était en vue, ce qui n’avait rien d’étonnant, le genre d’activité dont l’adolescente venait d’être le témoin stupéfait mais émerveillé générant des pâmoisons d’une tout autre nature.

Son regard accrocha alors les carafes vénitiennes posées sur un plateau à pieds près du lit. Il y en avait trois qu’elle alla flairer. L’une – celle dont elle avait vu les amants se servir – devait contenir du vin d’Espagne, de l’eau était dans la deuxième mais la troisième lui arracha une grimace de satisfaction : elle renfermait de l’eau-de-vie de prune dont Marie avait pris le goût en Lorraine. Après quoi, elle chercha une serviette et, armée de la sorte, posa le tout à côté de sa maîtresse, s’assit, mit la tête de Marie sur ses genoux pour plus de commodité, imbiba le linge d’alcool pour en bassiner ses tempes et lui en faire respirer, tapoter sèchement ses joues pour tenter d’y ramener de la couleur et quand, enfin, sa patiente donna signe de vie, versa la prune dans un verre et entreprit de lui en faire absorber une larme. Le résultat répondit à son attente : Marie s’étrangla, toussa et du coup se mit sur son séant. Compatissante, Herminie lui tapa dans le dos, ce qui la fit se retourner. Forcée de constater qu’elle se trouvait assise par terre en compagnie de sa jeune suivante, elle la considéra avec stupeur :

— Comment sommes-nous arrivées là ? demanda-t-elle en s’efforçant de prendre un air digne.

Ce qui n’était pas facile étant donné le désordre de ses vêtements et de ses cheveux.

Herminie commença par se relever puis aida Marie à reprendre place dans son fauteuil. Cela lui accorda quelques secondes mais elle avait déjà préparé sa réponse :

— Cette nuit, je n’arrivais pas à dormir parce que j’avais mal aux dents, alors je suis descendue dans le parc pour me promener. C’est ce que je fais toujours quand quelque chose ne va pas. Cela m’a soulagée et comme la nuit était belle je suis allée plus loin que je ne pensais. En arrivant près d’ici j’ai entendu gémir et j’ai pensé aussitôt que Madame la Duchesse était souffrante… Et j’ai eu raison puisque c’était le cas…

Elle avait débité sa petite histoire d’un ton convaincu, certaine que sa maîtresse ne chercherait pas à approfondir. Celle-ci la regardait avec attention, cependant, se demandant ce qu’il y avait de vrai dans cette explication et si Herminie n’était pas là depuis un bout de temps. À son tour, elle expliqua :

— J’ai dû faire un cauchemar… très pénible ! Et puis un bruit m’a réveillée mais j’avais l’impression que le mauvais rêve continuait, qu’un ennemi était tapi près de moi. Je me suis levée, l’esprit encore embrumé et je suis tombée je ne sais trop comment mais je me suis fait si mal que je pense avoir perdu connaissance. En venant as-tu vu quelqu’un ?… un rôdeur par exemple ? L’impression était tellement nette dans mon rêve…

Herminie feignit de chercher dans sa mémoire et finalement déclara :

— Oh oui ! J’ai aperçu un grand diable et j’ai eu si peur que j’ai voulu me cacher derrière un buisson mais je m’y suis prise de façon si maladroite qu’il s’est accroché les pieds dans ma jambe et est tombé dans l’eau. Juste au bord mais je n’ai pas demandé mon reste et je me suis sauvée.

Les yeux de Marie s’arrondirent en regardant cette gamine imperturbable avec qui, depuis un moment, elle faisait assaut de mensonges, mais soudain l’image d’Henry barbotant au bord de l’étang et rentrant à Maincourt trempé traversa la couche de chagrin qui l’enveloppait pour atteindre cette zone d’humour bien ancrée au fond de son esprit et elle ne put s’empêcher de rire :

— Ce malandrin n’a eu que ce qu’il méritait ! assura-t-elle. Tu as montré beaucoup de courage et je t’en remercie. Quelle heure est-il ?

En sonnant quatre coups, la pendule répondit à sa question. Cependant, Herminie reprenait :

— Vous avez vraiment envie de finir la nuit ici ? J’ai remarqué que le temps se gâtait à l’occident et si vous le permettez, je préférerais vous ramener au château. Je serais plus tranquille de vous savoir au chaud dans votre chambre… au cas où le grand diable, son coup manqué, essaierait de revenir.

Sans cesser de parler, Herminie remettait un peu d’ordre dans le lit dévasté afin de lui rendre un semblant de respectabilité, rangeait à la hâte. Marie la regardait faire avec, au fond des yeux, quelque chose qui ressemblait à de l’affection. À travers la trame de ses fables, elle découvrait le fil d’or d’une complicité qui n’osait pas dire son nom. Une amitié ! C’était ce qui lui était le plus nécessaire. La petite, décidément, était de bonne race et ne lui manquerait jamais.

— Tu as raison : je vais rentrer. Fichue idée que j’ai eue de venir dormir ici…

Elle laissa Herminie la rechausser, fermer soigneusement sa robe de chambre et l’emmitoufler dans son grand manteau. La petite y mettait un soin inhabituel chez elle. Comme si Madame de Chevreuse était souffrante, blessée même. Avant de sortir, elle demanda si Madame voulait qu’elle prît le flambeau, ajoutant cependant aussitôt que l’on y voyait très suffisamment et l’on se rangea à son avis.

Ce fut appuyée au bras de sa jeune suivante que Marie reprit le chemin du château. Elle se sentait presque détendue. Justement à cause de cet appui inattendu qui lui était venu. Le choc de sa séparation avec Henry ayant été violent, il générait en elle une sorte d’anesthésie dont elle n’était pas dupe. Elle savait que la douleur reviendrait et qu’elle allait souffrir longtemps. Le reste de sa vie peut-être, car il ne lui serait jamais plus donné d’aimer comme elle aimait Holland. Pourquoi avait-il fallu qu’il vînt exiger d’elle ce qu’elle ne pouvait lui donner ? Et pourquoi ce besoin soudain de mettre entre eux l’immensité d’un océan, de se couper de ce qui avait fait sa vie jusqu’à présent et qui ne ressemblait en rien à celle d’un puritain ? Partir vers des terres inconnues, vers une vie dépouillée – elle ne croyait guère à cette histoire de conquête d’un royaume ! – rendue à la pureté des premiers âges ! Il fallait qu’une part de lui ait changé, qu’il soit devenu fou… ou alors aux prises avec un danger imminent.

— Je ne crois pas, pensa-t-elle tout haut, que le… grand diable comme tu dis, revienne jamais…

Sans réfléchir, Herminie répondit :

— Comment pourrait-il renoncer à vous ? Un jour viendra où…

Comprenant ce qu’elle était en train de dire, elle avala le reste de sa phrase et la nuit cacha sa rougeur mais Madame de Chevreuse comprit qu’elle en avait vu beaucoup plus qu’elle ne le prétendait et serra doucement le bras qu’elle tenait.

— Nous verrons, dit-elle seulement.

En fait, le spectacle fort peu conventuel que lui avaient offert les deux amants avait bouleversé ce qu’Herminie pensait savoir de l’amour physique. Pour les religieuses de ses différentes expériences monastiques, ce genre de plaisir s’appelait la luxure, s’avérait l’une des manifestations les plus honteuses de la nature humaine et relevait du domaine de Satan. Or – peut-être était-ce à cause de la perfection physique des protagonistes – la petite avait trouvé cela très beau… Revenue dans son lit pour ce qui restait de la nuit, elle n’y trouva pas le sommeil. Parce qu’elle avait compris, même si elle n’avait entendu qu’une partie de la conversation, que ce déchaînement de passion s’achevait sur une rupture. Il n’y avait pas à se tromper sur l’expression des visages et la douleur de Marie.

Comme elle aimait bien le duc Claude, elle avait d’abord été indignée de voir surgir dans la vie de son épouse ce « grand diable » d’Anglais, mais en s’apercevant du poids de domination que cet amour faisait peser sur elle, en étant témoin du courage qu’il lui avait fallu pour résister à la tentation de le suivre, elle en était venue à éprouver pour elle une espèce de tendresse fraternelle où entrait de la pitié. Et elle décida de l’aider de son mieux à supporter une longue période de regrets et, peut-être, résister à l’envie de tout envoyer promener pour le rejoindre envers et contre tout.

L’occasion devait lui en être donnée sans tarder.

Dans la journée qui suivit, Marie se déclara souffrante et resta au lit. Elle semblait très abattue, ses yeux rougis demeuraient lourds de larmes. Incompréhensibles pour la vieille Anna mais quand celle-ci hasarda une question, elle se fit rabrouer et n’insista pas. La Duchesse n’était pas seulement malheureuse, elle était aussi d’une humeur de chien ! En revanche, elle réclama sa jeune suivante pour qu’elle lui fît la lecture… et ça aussi c’était nouveau : la Duchesse n’avait rien d’une précieuse et, à l’exception du théâtre, ne s’intéressait que de loin à la Littérature. Sauf en de rares cas, pour l’aider à trouver le sommeil ?

En effet, elle ferma les yeux dès qu’Herminie fut installée à son chevet avec un exemplaire de L’Astrée. La petite lisait bien et sa voix juvénile emplit la chambre d’une musique douce sous l’influence de laquelle Marie parut se détendre. Pensant qu’elle était en train de s’endormir, Herminie baissait graduellement la voix quand elle entendit soudain :