Le cocher dut frapper fort sur un rythme particulier et pendant un moment avant que ne cessent les ronflements et qu’Herminie entende la porte s’ouvrir puis une voix inconnue, légèrement enrouée comme il arrive au réveil, demanda qui venait :

— Moi, Peran ! J’apporte le repas de Votre Seigneurie, Mylord ! Mais je crains de l’avoir réveillée !

— Aucune importance ! Je meurs de faim ! Merci, l’ami !

Le dialogue s’arrêta là. Le Breton repartit sans son panier et la porte se referma sans qu’Herminie ait pu seulement apercevoir le visage de l’inconnu. Un Anglais, évidemment. Quant à savoir qui cela pouvait être, c’était hors de portée de la suivante novice mais il y avait de fortes chances pour que ce soit un ami cher de la Duchesse. Sans doute même son amant, ce qui expliquerait sa grande fatigue et les cernes de ses yeux. L’adolescente n’ignorait rien de la réputation galante de sa cousine dont les échos devaient bourdonner encore aux oreilles des gens de Lorraine, mais elle ne s’en offusquait pas. C’était même assez amusant et la vie auprès de Madame de Chevreuse ne risquait pas de s’enliser dans le train-train quotidien des dévotions, des bonnes œuvres, des relations mondaines compassées et du gouvernement de la maison. Ce qu’il fallait à présent, conclut-elle en rentrant au château, c’était gagner sa confiance, devenir sa confidente. Pas pour en abuser, au contraire, pour donner à sa vie le piment qui lui manquait depuis qu’il lui avait fallu renoncer à pourrir celle des religieuses chargées de son éducation. En foi de quoi, Herminie se promit d’épier les faits et gestes de Marie et de revenir la nuit suivante…



La fin de la journée parut interminable à Marie, incapable une fois réveillée de s’intéresser à quoi que ce soit… sinon son apparence. Pour tuer le temps elle prit un bain parfumé où elle s’attarda voluptueusement puis se remit aux mains d’Anna qui peigna et brossa longuement ses cheveux qu’elle ne fit cependant pas coiffer mais laissa retomber librement sur ses épaules, simplement retenus par un ruban – du même bleu que ses yeux –, en alléguant la nécessité de les laisser se reposer et se détendre. Amusée et certaine à présent que l’inconnu du pavillon était un amant, Herminie renchérit sur les soins en s’occupant des mains et des pieds dont elle polit les ongles avec un talent qui lui valut toute la bienveillance de Marie.

Après avoir passé un moment avec ses filles, la Duchesse soupa légèrement, en « négligé » c’est-à-dire vêtue d’une chemise de nuit arachnéenne sous une robe de chambre de velours blanc brodé de feuillages d’argent, elle se déclara fatiguée, s’enveloppa d’un ample manteau noir chaudement fourré et, après avoir souhaité la bonne nuit à sa maisonnée, elle suivit les deux valets porte-flambeaux qui devaient l’accompagner jusqu’au pont. Elle aurait pu s’en passer d’ailleurs : la nuit était froide mais claire, sans nuages, sans lune, constellée d’étoiles. Elle se fût dirigée seule sans peine mais il fallait respecter les apparences…

Elle était heureuse, ce soir, comme elle ne l’avait jamais été. Les doutes qu’elle avait pu concevoir sur la qualité de l’amour d’Henry avaient été emportés par le vent de la passion jalouse qu’il lui montrait. Ils allaient être l’un à l’autre sans entraves, sans réticences, sans l’ombre d’une crainte, et son corps anticipant de sublimes accomplissements chantait déjà d’amour et d’impatience…

Dès la porte franchie, elle sut que son attente était partagée. Quand il vint lui ouvrir, seulement vêtu de ses chausses, il l’attira dans ses bras sans un mot et s’empara de ses lèvres pour un baiser qui la fit pâmer. Elle vacillait sur ses jambes quand il l’amena devant le feu pour la déshabiller lentement, la couvrant de caresses à mesure qu’il la dénudait, ce qui porta leur désir mutuel à son paroxysme. Alors seulement il l’emporta sur le lit…

Sûrs d’avoir la nuit à eux, ils s’aimèrent comme jamais encore ils ne s’étaient aimés. C’était comme s’ils ne pouvaient se rassasier l’un de l’autre. Quand l’accalmie vint enfin, Marie se mit à pleurer. Henry s’inquiéta :

— Pourquoi ces larmes ? Ai-je perdu le pouvoir de te rendre heureuse ?

— Oh ! non ! Et c’est, au contraire, parce que je suis au-delà de toute espérance que je pleure… Tu vas repartir bientôt et comment, moi, vais-je pouvoir vivre sans toi ?

Il se mit à rire et, se penchant sur elle, lécha une larme :

— Tu ne pourras pas. Moi non plus et c’est pourquoi je suis venu te chercher. Demain nous partirons ensemble…

— Partir ensemble ?

Les mots cherchaient leur signification dans l’esprit un peu engourdi de la jeune femme. Mais sa vivacité coutumière reprit vite le dessus, elle passa une main caressante sur les lèvres de son amant :

— Aller vivre avec toi en Angleterre ? Tu sais que c’est impossible ! fit-elle tristement. Tu as une femme, des enfants, le scandale serait énorme…

— Sans doute… mais si nous ne sommes plus là pour en subir les effets ?

— Que veux-tu dire ?

— Que je viens d’être nommé Gouverneur de la Providence Company et que je veux t’emmener avec moi sur les mers ! Nous irons en Amérique…

— En… cela veut dire que tu es en disgrâce ?

— Oh ! non ! Je suis Capitaine de Harwich et de Landguard Point, Constable de Windsor, Chancelier de l’université de Cambridge et administrateur de la maison de la Reine, qui je crois m’a en sympathie. Grâce à elle je possède une partie de Terre-Neuve et la flotte de course que vient d’armer mon frère Warwick peut faciliter ma fortune dans ces terres lointaines. Alors je veux partir pour m’en occuper moi-même…

Abasourdie, Marie essayait de comprendre. Que son amant veuille quitter son opulence londonienne pour l’aventure par-delà l’océan lui semblait ahurissant :

— Tu es au mieux avec la Reine mais… comment es-tu avec le Roi ?

Brusquement il se leva, alla jusqu’à la cheminée où il s’accroupit pour tisonner le feu et remettre des bûches. Marie comprit qu’elle avait touché un point sensible :

— Réponds-moi, Henry ? Tes relations avec le Roi se seraient-elles dégradées ?

— De son côté je ne le pense pas, mais on peut le dire ainsi parce que moi, à présent, je le hais !

Le cœur de Marie manqua un battement :

— Il est ton ami pourtant…

— Peut-être mais moi je ne suis plus le sien ! Comprends donc, Marie ! Si nous avons perdu l’île de Ré et bien entendu La Rochelle, si les protestants de France voient se réduire leur territoire… et peut-être même si Buckingham est mort, c’est sa faute !

— Comment peux-tu dire pareille chose ?

— Parce que c’est la vérité ! Je commandais les troupes embarquées destinées à secourir nos forces navales sur la côte atlantique mais nous manquions de tout et surtout d’argent ! Nous ne cessions de réclamer, « Steenie » et moi, ce qui nous était nécessaire pour nourrir, habiller, payer nos marins et nos soldats. Or, on nous distribuait de bonnes paroles mais on nous demandait de faire la guerre avec ce que nous avions, c’est-à-dire rien pour la raison que le Roi manquait d’argent.

— Cela peut arriver, hasarda Marie dans l’espoir de le calmer, ce qui produisit l’effet contraire.

Tournant vers elle un regard flamboyant de rage, Holland gronda :

— Certes et j’ai appris qu’à ce moment-là, Charles n’en avait plus, mais sais-tu pourquoi ? Parce qu’il venait d’acheter la fabuleuse collection de peintures qu’avait rassemblée le duc de Mantoue et qui est célèbre dans l’Europe entière. Pour l’orgueil de posséder les Douze Césars de Titien, la Sainte Famille de Raphaël et je ne sais combien de toiles du Caravage, du Corrège, d’Andrea del Sarto et autres : il nous a laissés nous morfondre à Plymouth dans l’attente de ce qui ne viendrait pas. Nous avons fini par partir quand même, tels que nous étions et tu sais la suite… Si Buckingham et moi ne nous étions pas attardés indéfiniment à Portsmouth, il aurait échappé au couteau de Felton. Moi on ne m’a pas assassiné mais j’ai été blâmé pour avoir trop tardé. Ce qui est un comble !

— On t’a fait des reproches ? Cela n’a pas de sens…

— Pis encore : c’est criminel ! Sans la reine Henriette-Marie, j’aurais risqué d’y laisser ma tête…

— Au fait, comment va-t-elle ?

Il la regarda avec un tel concentré de fureur qu’elle put croire un instant qu’il allait exploser :

— Je te parle du drame que je viens de vivre et tu me demandes des nouvelles de la Reine aussi gracieusement qu’au cours d’une conversation de salon ?

À son tour elle prit feu :

— Mille tonnerres, Henry ! Tu viens de me dire qu’elle t’a sauvé ! Cela mérite bien qu’on s’inquiète d’elle ! Les débuts de son mariage n’ont pas été si heureux !

— Assurément mais les choses semblent s’arranger au mieux pour elle. Charles lui montre maints égards et de la tendresse. Ce qui est étrange, c’est que l’on dirait que la mort de Buckingham a établi la paix dans le ménage royal.

— Sois juste ! Si elle a tant souffert, c’était parce que notre ami soufflait la tempête dans l’oreille du Roi !

— Il se peut mais le pire est que le sort des papistes va s’améliorant de jour en jour et je ne l’accepte pas. Ils sont la plaie de l’Angleterre.

— Et tu oses en aimer une ?

Brusquement, la colère de Holland tomba. Il se mit à rire, se pencha sur sa maîtresse et la scruta au fond des yeux :

— Tu n’as d’autre religion que l’amour, ma belle païenne, et j’entends que tu ne la renies jamais ! Parce que moi, je suis prêt à tout rejeter, tout abandonner pour ta seule possession et c’est pourquoi je veux t’emporter avec moi ! Notre vie ne sera qu’aventure et passion ! Je bâtirai un royaume dont tu seras reine ! Je te couvrirai de fourrures rares et de l’or des Amériques. Les peuples sauvages de là-bas se prosterneront à tes pieds et parce que nous serons enfin libres, tu ne seras plus jamais qu’à moi ! Plus jamais, Marie…