— Comment ai-je pu vivre si longtemps sans toi ? murmura-t-elle en se haussant jusqu’à sa bouche où elle posa un baiser plein de douceur.

Il se redressa, emprisonna le menton de la jeune femme entre ses doigts durs pour plaquer sa tête sur l’oreiller :

— C’est à moi que tu poses cette question ? Après bientôt trois ans ? Si je te manquais à ce point pourquoi n’es-tu pas venue à moi ?

— Parce que c’était impossible. Je devais sauver ma vie et fuir vers l’est, c’était la dernière possibilité qu’il me restât…

Il eut un rire bref et sec tandis que sa main resserrait sa pression autour du visage et que ses yeux bleus devenaient froids comme glace :

— Menteuse ! Quand tu as quitté Nantes, il t’était cent fois plus facile de chercher sur la côte un bateau pour gagner l’Angleterre que de traverser toute la largeur de la France !

Elle eut un sursaut, tenta de lui échapper, mais il la tenait solidement :

— Tu ne me crois pas ?

— Non parce que je te connais trop bien ! Tu savais que Charles de Lorraine était amoureux de toi. Tu as simplement voulu savoir s’il te baiserait selon ton goût. Alors dis-moi, ma belle putain ? C’était bon avec lui ? Meilleur qu’avec moi…

Il eut un cri de douleur. Comme il lâchait le menton de Marie pour immobiliser ses bras et la chevaucher de nouveau, elle leva brusquement la tête et lui mordit assez cruellement les lèvres pour qu’il relâchât sa prise. Glissant sur le lit comme une couleuvre elle lui échappa, sauta sur son ceinturon, dont elle tira la dague :

— Comment as-tu osé m’appeler ? gronda-t-elle d’une voix furieuse. Putain ? J’ai bien entendu ? Si j’en suis une, qu’es-tu donc toi-même ? Moi au moins, je n’ai jamais couché avec une femme alors que tu as été jadis, m’a-t-on dit, le mignon du vieux roi Jacques pour en obtenir titres, charges et argent. Je ne me suis jamais cachée d’aimer les hommes et qu’il m’était nécessaire de faire l’amour mais je ne me suis jamais fait payer…

— Non ? Et quand tu as obtenu de Chevreuse qu’il t’épouse au risque de partager ta disgrâce, c’était quoi ?

— Il était mon amant. C’était normal qu’il m’épouse…

— Vraiment ? Tu oublies que par Elen du Latz, ton ancienne suivante, j’ai pu en apprendre des choses ! Tu as allumé ce benêt comme une fille.

— Tu ne répéteras pas ça deux fois…

Emportée par la colère et oubliant toute prudence elle bondit sur lui, l’arme haute. Il para l’attaque et un instant ils luttèrent, corps à corps. La rage décuplait les forces de la jeune femme mais elle n’était pas de taille. D’un croche-pied, Henry la déstabilisa, la fit tomber sur le tapis, accompagna sa chute de tout son poids et couché sur elle, n’eut aucune peine à la fixer et à la désarmer en dépit de ses efforts pour se libérer. Comme une chatte en colère, elle lui cracha des injures au visage mais il ne fit qu’en rire. Il riait, il riait… et peu à peu les vociférations de Marie s’espaçaient, se changeaient en soupirs rythmés par la danse d’amour qu’il lui imposait et à laquelle elle s’accorda… mais en pleurant de rage. Alors, faisant trêve un instant à son désir, il embrassa doucement son visage inondé de larmes, sur les yeux, sur la bouche.

— Marie, chuchota-t-il, pardonne-moi ! Nous sommes fous tous les deux… moi surtout mais, vois-tu, c’est parce que je t’aime et que je n’en pouvais plus de t’espérer, de te désirer, de vivre sans toi… Mon amour… J’avais tellement faim de toi !

Alors elle lui sourit et se redressa pour glisser ses bras autour du cou d’Henry.

— Dans ce cas, il faut apaiser cette horrible faim… et achever ce que tu commençais…

Quand enfin ils se déprirent l’un de l’autre, un soleil pâle filtrait à travers les rideaux de velours vert. Cette vue dégrisa Marie.

— Mon Dieu ! Il fait grand jour ! Il faut que tu partes avant que l’on ne s’aperçoive de ta présence. J’ai ordonné, hier, que l’on me laisse dormir mais il serait étonnant qu’Anna ne vienne pas voir si j’ai besoin d’elle. Au fait ! Comment es-tu ici ?

— Lorsque j’ai su ton retour en France je me suis souvenu d’un ami qui habite un manoir non loin de celui-ci. Ton époux ayant suivi le Roi, l’occasion était trop belle de te rejoindre enfin. Je n’y ai pas résisté et je suis venu rôder autour de ta maison. Ma chance a été de rencontrer le brave Peran. Il m’a dit que tu étais absente et j’ai eu un mal fou à lui tirer quelques paroles mais à force de persuasion il a capitulé en me disant de t’attendre. Et je t’ai attendue… la nuit entière ! Où étais-tu, ainsi harnachée ? ajouta-t-il en montrant la tunique abandonnée sur un siège.

— Dans certain couvent du faubourg Saint-Jacques pour y rencontrer la Reine. C’est elle qui m’a fait porter ces vêtements. Qui est cet ami providentiel ?

— Louis de Montmort. Nous nous sommes connus lorsque je vins en ambassade pour le mariage de mon roi et de ta princesse.

Le visage soucieux de Marie s’éclaira :

— Le châtelain de Maincourt ? Mais tu es à deux pas ! Où as-tu mis ton cheval ?

— Pour une demi-lieue ? Je suis venu à pied… et je vais repartir de même !

— Non. Pas si vite ! Nous avons eu si peu de temps ! Pourquoi ne pas rester ? Moi je vais rentrer au château afin que personne ne se pose de questions, mais je t’enverrai Peran avec de quoi te nourrir et dès la tombée du jour je te rejoindrai. Toi tu t’enfermeras. À aucun prix on ne doit te surprendre. Quand ce sera Peran… ou moi, nous frapperons à une vitre comme ceci…

Et, joignant le geste à la parole, elle frappa cinq coups : trois rapides et deux lents.

Le programme convenait trop à Holland pour qu’il objectât quoi que ce soit. Pourtant, elle était si belle ainsi agenouillée sur le lit avec la masse fauve de ses cheveux enveloppant à moitié sa nudité et ses beaux yeux cernés pleins d’amour, qu’il fit durer le plaisir :

— Est-ce bien prudent ? S’il prenait envie à l’un de tes enfants de vouloir entrer, ou encore un serviteur curieux ?

— Mon fils est parti pour Luynes avec son gouverneur : il est bon que ses gens le voient plusieurs fois l’an. Mes filles aînées sont à l’abbaye de Jouarre et les deux plus jeunes pas encore en âge d’avoir l’esprit de s’aventurer jusqu’ici. Il n’y a rien à craindre et cette nuit…

À évoquer leurs voluptés à venir, son regard se troubla et un frisson la parcourut. Henry l’attira dans ses bras…

— Cela va être une éternité à vivre, murmura-t-il contre ses lèvres. Je veux un acompte !

— Est-ce bien prudent ? lui renvoya-t-elle avec un léger rire de gorge qui la livrait déjà.

— T’aimer ne l’a jamais été, pourtant…

Il n’acheva pas. Il était repris par le jeu ardent de l’amour dont le corps de Marie était le plus bel instrument.

Ce fut elle qui s’arracha. Des voix se faisaient entendre à quelque distance : celle d’Anna causant avec un forestier. Elle se hâta de se lever, de s’habiller, donna un dernier baiser à son amant en lui recommandant de fermer soigneusement derrière elle :

— N’oublie pas ! Trois coups rapides et deux lents ! Que vas-tu faire de ta journée ?

Il eut pour elle un sourire plein de malice qui ramenait l’adolescent qu’il avait été :

— Reprendre des forces et surtout dormir, ma belle, afin de te faire mourir d’amour toute la nuit qui va venir. Je te sais capable de réveiller un mort mais la moindre faiblesse me ferait horreur !

En sortant dans la lumière glorieuse du matin, Marie s’étira longuement comme si elle sortait du sommeil, puis alla à la rencontre d’Anna qui, en effet, venait voir où elle en était.

— J’ai passé une nuit merveilleuse, soupira-t-elle, sincère, en lui prenant le bras, mais à présent je meurs de faim ! Rentrons vite !

— Quelle idée d’aller dormir là-dedans alors que vous avez une chambre si agréable ! bougonna la vieille Bretonne.

— Sans doute mais on y entend souvent du bruit. Ce qui n’est pas le cas dans l’île. Tu ne peux imaginer comme je m’y sens à l’aise. Alors, au risque de te faire une grosse peine, j’ai fermement l’intention d’y retourner ce soir !

Quand elle employait un certain ton, Anna savait qu’à discuter elle perdrait son temps et risquerait de l’irriter :

— Encore une lubie ?… Après tout, c’est vous la maîtresse !

Elle eut du mal, quand même, à comprendre que la Duchesse, après s’être restaurée et avoir appelé son cocher pour lui donner des ordres, choisisse d’aller se coucher au lieu de faire une promenade dans les jardins ensoleillés où le petit printemps s’annonçait. Pour quelqu’un qui avait si bien dormi, c’était un peu bizarre, mais elle se garda d’en émettre la remarque.



Herminie de Lénoncourt, pour sa part, se faisait la même réflexion, à ceci près qu’ayant des yeux plus jeunes et surtout plus observateurs elle avait remarqué les larges cernes bleuâtres et cet air heureux, à la limite de la béatitude, qu’avait la Duchesse ainsi que son humeur charmante. Elle avait dû faire des rêves splendides dans son pavillon ! Aussi la curieuse décida-t-elle de porter ses pas de ce côté quand, après le dîner de midi, les gens du château prendraient du repos.

Elle-même se jugeant trop jeune pour s’abandonner à la sieste, elle s’échappa discrètement et, à l’allure de promenade, gagna les abords de l’étang qu’elle entreprit de contourner. Tout y était, en effet, merveilleusement calme et le pavillon du bord de l’eau, dans son écrin d’aulnes et de bouleaux, avait quelque chose de magique, hors du temps. Herminie s’en approcha à pas de loup, prenant soin surtout de ne pas faire crier les planches du pont. Elle était légère et rien ne bougea.

Quand elle essaya d’entrer, la porte était hermétiquement fermée. Aussi entreprit-elle le tour du bâtiment pour atteindre une fenêtre et tenter de voir à l’intérieur. Soudain, un son inattendu l’immobilisa, un pied en l’air : celui de vigoureux ronflements que seules des fosses nasales masculines pouvaient produire… Ça, c’était du nouveau ! Avec un rire intérieur, elle posa son pied afin de revenir à sa première intention de chercher une fenêtre, mais elle y renonça aussitôt pour se cacher derrière un tronc d’arbre d’où elle put voir Peran, armé d’un panier, en train de traverser le pont. Quand il eut disparu de son champ de vision et qu’elle l’entendit frapper à la porte, elle s’approcha pour essayer d’en savoir davantage, sa curiosité éveillée au plus haut point.