— Peste ! Et en l’absence du duc de Chevreuse ! Et que fait-on ?
— On festoie, on écoute de la musique, on danse même. Madame la Duchesse mène grand train. Peut-être cherche-t-elle à s’étourdir, ajouta la jeune fille sur le ton de la méditation. Elle se montre toujours très gaie mais il m’est arrivé, la nuit, de l’entendre pleurer.
— Sauf quand son époux est auprès d’elle, j’imagine ?
— Depuis l’affaire du Pont-Neuf, il n’a pas franchi le seuil de sa chambre.
— Ah ! C’est fort imprudent il me semble quand il s’agit d’une telle femme. Plus d’amant ni de mari ? Elle n’y tiendra pas longtemps. Tâchez d’apprendre qui sera le suivant… à moins que nous ne fassions en sorte de mettre quelqu’un sur sa route…
Que Marie souffrît d’abstinence était un fait certain mais pas aussi capital que l’imaginait le Cardinal. Elle venait de découvrir les joies violentes d’une succulente conspiration et s’y jetait à corps perdu. Courageuse par nature, elle savourait le piment de tisser des fils tendus vers l’incertitude d’un avenir où la gloire et la mort se jouaient à pile ou face. L’époque, il est vrai, était propice à une telle entreprise : à l’histoire du mariage de Monsieur s’ajoutaient les éclatants succès politiques de Richelieu.
En ce qui concernait l’Angleterre, il avait su jouer des dispositions favorables de Charles Ier, désireux d’obtenir son aide contre l’Espagne, pour amener les protestants de France à signer avec lui un traité de paix que l’on pouvait espérer définitif : La Rochelle, leur fief par excellence, s’engageait à ne plus armer de navires contre le royaume. La liberté de conscience serait accordée aux catholiques dans les quelques cités conservées par la religion et les biens ecclésiastiques seraient rendus.
Mais en même temps, le marquis du Fargis, ambassadeur, signait avec l’Espagne, le 5 mars 1626, le traité de Monçon stipulant que la Valteline, la haute vallée servant de trait d’union entre les possessions Habsbourg d’Espagne et le Milanais autrichien pour laquelle on s’était tant battu, serait reconnue au canton des Grisons et les forts espagnols détruits. En gros, Richelieu avait amené les huguenots à faire la paix par crainte qu’il en signât une avec l’Espagne et celle-ci à s’y résoudre par peur de celle avec les protestants. Un magnifique succès diplomatique grâce auquel le Cardinal fortifia sa position auprès d’un roi sincèrement admiratif. Mais qui allait causer quelques remous en France et apporter de l’eau au moulin de Mme de Chevreuse. Marie de Médicis elle-même sentit vaciller ses certitudes.
En effet le traité de Monçon mécontentait trois puissances étrangères – en dehors de l’Espagne : la Savoie, la Sérénissime République de Venise et, surtout, le Vatican. Le pape Urbain VIII vit d’un très mauvais œil démolir les forts de la Valteline qui consacraient la défaite du Roi Très Catholique. D’autant plus mauvais que c’était sur l’ordre d’un simple cardinal. Du coup, à la petite coterie des opposés au mariage de Gaston que l’on appelait le « Parti de l’Aversion au mariage » se joignirent les ultramontains scandalisés : Richelieu osait lutter contre le Pape ! La paix aux protestants alors que l’on humiliait les catholiques ! En quelques jours Richelieu devint la cible de tous les princes de la maison royale à commencer par Condé qui, en cas de mort du souverain et d’empêchement de Monsieur, pourrait prétendre à la couronne. Mais surtout les Vendôme, les demi-frères de Louis XIII, fils d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrées qui aurait coiffé la couronne si elle n’avait été empoisonnée à la veille du mariage avec le Béarnais.
Un curieux personnage ce César de Vendôme ! Beau comme tous les enfants de Gabrielle, il était foncièrement arrogant et antipathique. Lui et le dauphin Louis se détestaient déjà lorsqu’ils étaient enfants et qu’on les élevait sous le même toit, car ainsi l’exigeait Henri qui voulait élever ses rejetons ensemble, qu’ils fussent légitimes ou naturels. Seulement, dans la marmaille l’un devait devenir roi et ce n’était pas César bien que le plus âgé et que sa mère eût manqué de peu d’être reine. Et cela jamais il ne l’avait digéré. Follement orgueilleux, fastueux, il joignait à une bravoure dont hériteraient ses fils, un goût qui lui faisait préférer les jeunes garçons à sa femme. Celle-ci, Françoise de Lorraine, était trop grande dame et trop tournée vers le Seigneur pour faire seulement mine de s’en apercevoir. En outre elle l’aimait. Aussi se consolait-elle en consacrant à la misère le temps qu’elle ne donnait pas à sa progéniture. Toutes les misères même celle des filles publiques qu’elle n’hésitait pas à visiter dans les bourdeaux. L’autre Vendôme, Alexandre, le Grand Prieur de France pour l’Ordre de Malte, était sa copie à peine adoucie à cette différence près qu’il préférait les dames, ce qui ne l’empêchait pas d’emboîter le pas à César en n’importe quelle circonstance[22].
D’autres encore rejoignaient ce qui était en train de devenir une vaste conspiration : le comte de Soissons guignant pour lui-même la dot somptueuse de Mlle de Montpensier, le duc de Longueville, gouverneur de Normandie, qui se faisait fort en cas de coup de main d’amener huit cents cavaliers. Certains proposaient de l’argent, d’autres des hommes. César de Vendôme, gouverneur de Bretagne mais jamais satisfait et perpétuellement en quête de richesses, bien qu’il possédât nombre de châteaux dont Anet et Chenonceaux, offrait d’enflammer l’ouest du royaume. C’était à qui apporterait sa pierre à l’édifice destiné, en fin de compte, à porter Gaston au trône.
Tous cependant n’adhéraient pas au complot : les Schomberg, Bellegarde, Guise et surtout pas Claude de Chevreuse qui se tenait éloigné de sa femme et se trouvait ainsi dans l’ignorance de ses activités alors qu’elle était l’âme de la conjuration et faisait ce qu’elle voulait dans l’hôtel parisien qu’on lui abandonnait, lui-même préférant habiter sa chambre du Louvre. Jamais elle ne s’était sentie aussi heureuse, aussi puissante. Le Parti de l’Aversion était en train de se transformer en un dangereux complot destiné à mettre Gaston sur le trône, que son frère soit vivant ou mort. Le Prince, personnellement, était d’accord et se posait en chef, poussé, naturellement, par d’Ornano que Mme de Chevreuse ne cessait d’aiguillonner avec un plaisir pervers, sachant bien qu’il la désirait mais ne tenterait rien pour obtenir ses faveurs. Un dévot de cette sorte était même plutôt amusant et elle en riait souvent dans le cercle étroit qu’elle maintenait autour de la Reine.
Celle-ci était entièrement acquise au complot, sans doute parce qu’elle n’imaginait pas jusqu’où il était capable d’aller. Pour elle il visait seulement à l’élimination du Cardinal, l’ennemi déclaré de l’Espagne et du Pape, donc une sorte de suppôt de Satan. Et que son époux approuvât les agissements d’un tel homme la révulsait. Tout doucement, influencée par Marie, qui lui en donnait des nouvelles, Anne se remettait à penser à Buckingham dont la maladresse, avec le temps, perdait son côté brutal pour ne laisser subsister que la passion. Et quand, avant de s’endormir, elle reposait à son chevet Amadis de Gaule, son livre préféré, Anne d’Autriche se plaisait à en parer le héros des traits du bel Anglais.
Fort de tels appuis, étayé en sous-main par les Espagnols, les Anglais et le duc de Savoie, le Parti de l’Aversion osa demander ouvertement le renvoi du cardinal de Richelieu, cause de tout le mal et qui menait la France à la damnation… En même temps d’Ornano et les conjurés mettaient au point les derniers détails de leur plan.
Sachant que le Roi n’obtempérerait pas sans réagir à la demande de renvoi de son ministre, il fut convenu au cours d’une réunion à l’hôtel de Vendôme que l’on profiterait de la prochaine absence de Louis XIII qui devait se rendre à Fontainebleau comme à chaque printemps, pour soulever le peuple de Paris et s’emparer de la Bastille ainsi que du château de Vincennes afin de s’assurer un moyen de pression efficace. Si, comme on pouvait le concevoir, le Roi accourait avec des forces armées, on mettrait Monsieur – le précieux futur occupant du trône – à l’abri à Dieppe ou au Havre qu’offrait le duc de Longueville acquis au prince. Le Grand Prieur et d’Ornano se chargeaient de l’insurrection parisienne tandis que César rentrerait dans son gouvernement de Bretagne qu’il se faisait fort de dresser contre le pouvoir royal. Son épouse – tenue dans l’ignorance absolue ! – et ses trois enfants étaient en sécurité dans son château d’Anet, César ayant préféré ne pas les amener avec lui afin de ne pas attirer l’attention des Guise, parents de la Duchesse, qui n’étaient pas du complot.
— N’importe comment, conclut César, nous devons regarder la vérité en face. Puisque nous sommes, je le crois, assez puissants pour cela, chasser Richelieu est ce que nous réclamons hautement mais en fait, nous songeons tous, dans le secret de nos âmes, à déposer le Roi. Nous serons ainsi débarrassés des deux !
— Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire, mon frère ! coupa Alexandre, le Grand Prieur. Nous le détestons parce qu’il oublie trop souvent que nous sommes du même sang et ne cesse de nous faire toutes sortes d’injustices mais tous ici ne sont peut-être pas d’accord ?
— Allons donc ! Je pense moi que la couronne siérait à merveille à Monsieur. Et je défie quiconque de me dire le contraire. Quant à Louis, je m’en chargerai. Il y a grâce à Dieu dans ma Bretagne de forts châteaux où il aura largement le loisir de soigner ses éternelles maladies. A « ma » façon !
— César a raison, approuva le comte de Soissons. Cependant il ne faut rien hâter. Débarrassons-nous du Cardinal, nous verrons ensuite. Privé de son mauvais génie nous n’aurons guère de peine à nous assurer de l’esprit du Roi. Il suffira de lui trouver un nouveau favori puisqu’il songe déjà à renvoyer cet âne de Barradat qui se croit tout permis.
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