Marianne avait déjà entendu dire que les Bretons étaient particulièrement entêtés, mais elle n’aurait jamais cru que ce fût à ce point-là. Avec un soupir résigné, elle s’assit sur le pied du lit.

— Causons, voulez-vous... si vous n’avez pas trop de fièvre.

— Pas assez pour ne pas demeurer lucide.

— Alors, tâchez de l’être encore davantage. Reprenons les choses là où nous les avons laissées : lorsque vous m’avez dénoncée et fait jeter en prison, vous étiez persuadé, si j’ai bonne mémoire, de ce que j’étais une espionne anglaise envoyée tout spécialement pour travailler à la perte du corsaire Robert Surcouf ? Vrai ou faux ?

— Vrai, admit Le Dru de mauvaise grâce.

— J’ai donc été jetée en prison, puis j’en suis ressortie... par l’intermédiaire de ce même Surcouf qui n’avait pas apprécié votre rôle dans cette affaire.

— Il m’a chassé !... gronda le Breton, chassé comme un malfaisant, moi l’un de ses meilleurs marins, moi qui l’aimais plus que tout au monde, à l’exception de l’Empereur, bien entendu !

— Et je comprends que vous ayez quelque peine à me le pardonner. J’ai donc eu, par la suite, toute latitude pour faire de Surcouf ce que je voulais. Vous étiez écarté, je pouvais donc, tout tranquillement, mener à bien ma... soi-disant mission ?

— En effet !

— Voulez-vous me dire s’il est advenu quelque désagrément à l’homme que vous admiriez tant ? Je n’ai pas revu le baron Surcouf, mais je sais qu’il se trouve actuellement à Saint-Malo et que nul autre danger que ceux venus de la mer ne le menace. Que s’est-il passé, alors, selon vous ? j’ai trahi mes employeurs, abandonné ma mission ?... ou bien admettrez-vous enfin que je n’ai jamais été une espionne autrement que dans votre imagination ?

— Votre présence à côté de l’Empereur est la meilleure des réponses ; auprès de lui, Surcouf lui-même est une faible prise ! Vous auriez eu tort de poursuivre l’un quand vous pouviez avoir l’autre !

Elle eut une exclamation de colère, prise d’une soudaine envie de frapper ce visage têtu dont les traits, sous l’ombre des rideaux, se faisaient si implacablement durs, mais, au prix d’un effort, elle se maîtrisa, parvint à demander, d’une voix parfaitement détachée :

— Et, selon vous, quel rôle suis-je censée jouer auprès de lui ? Dois-je le convaincre d’abandonner empire et sujets pour me suivre en Angleterre afin d’y filer avec moi le parfait amour, ce qui me permettrait sans doute de le livrer ficelé au gouvernement britannique et à Sa Gracieuse Majesté le roi Louis XVIII ? Ou bien, suis-je censée ouvrir les portes du palais, par une nuit noire, devant une bande furtive de conspirateurs ? A moins que je ne dissimule sous ma robe le poignard dont j’entends me servir...

L’ironie, selon toute évidence, n’était pas le fort de Jean Le Dru. C’était un Breton grave, entêté et parfaitement dépourvu de fantaisie. Il répondit d’un ton rogue :

— Je ne sais pas. Mais je vous crois parfaitement capable de l’un comme de l’autre...

— ... simplement parce que je ne vous ai pas rendu le sentiment que vous vouliez bien me porter, acheva Marianne tranquillement. Il ne vous viendrait pas à l’idée que je pourrais, moi aussi, aimer l’Empereur, autant et plus même que vous ne l’aimez vous-même, que je pourrais lui appartenir non seulement de corps, mais encore d’âme ?

Pas de réponse. Mais un instant, Jean Le Dru ferma les yeux et Marianne aurait juré qu’une nouvelle larme avait glissé furtivement sous sa paupière.

— Si pourtant cela était ? insista-t-elle doucement. Ne croyez-vous pas, vous qui le servez avec un si aveugle dévouement, qu’il a bien assez de charme et de prestige pour qu’une femme en soit folle ? Et c’est ce que je suis. Croyez-moi ou ne me croyez pas, Jean Le Dru, mais j’aime Napoléon comme personne, hormis peut-être l’impératrice Joséphine, ne l’a aimé. J’ajoute que, si vous me croyez au comble du bonheur, vous vous trompez encore car mon bonheur présent est empoisonné. Les jours que je vis ici seront sans lendemain parce que, ces lendemains, ils appartiennent à celle qui viendra ici pour l’épouser, à cette Autrichienne inconnue qui va me voler... et vous voler à vous aussi peut-être, un peu de son cœur ! Et vous ne pouvez pas savoir ce que j’en souffre !

Comme s’il avait une peine infinie à parler, Le Dru articula lentement, avec, au fond de sa voix, une sorte de surprise :

— Vous l’aimez... à ce point-là ? (Puis, comme pour lui-même, il ajouta :) Bien sûr ! Il ne pouvait pas en être autrement ! Même si vous aviez été la dernière des dernières, vous ne pouviez pas y échapper ! Je sais qu’il ensorcelle les femmes presque autant qu’il subjugue les hommes. Aucune femme, jusqu’ici, n’a encore réussi à le trahir. Pourquoi seriez-vous la première ? On ne peut pas ne pas l’aimer...

— J’en sais pourtant qui le détestent ou même le haïssent. Il est vrai que ce sont des hommes...

Elle laissa passer un instant de silence pour mieux laisser cheminer les pensées du Breton. Elle sentait, de toute sa fine intuition féminine, qu’elle gagnait du terrain, que les préventions s’évanouissaient peu à peu. Au bout d’un moment, elle avança la main, la posa sur celle, chaude de fièvre, du garçon.

— Puisque nous aimons... puisque nous servons le même maître, n’est-il vraiment pas possible que nous devenions amis, Jean Le Dru ?

— Amis ? Vous et moi ? fit-il lentement comme s’il cherchait à peser les mots qu’il prononçait.

Puis, avec une soudaine colère :

— Non ! C’est impossible.

— Pourquoi ?

— Parce que... (Un temps d’arrêt, suivi d’une explosion :) Parce que vous êtes vous... et qu’il y a eu entre nous des choses que je ne peux pas oublier ! Dieu sait pourtant que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour cela ! Quand je me suis engagé dans l’armée, je savais que c’était pour l’Espagne, mais j’étais heureux d’aller là-bas parce que c’était loin et que j’avais une chance de ne plus penser à vous dans un tel pays. Mais vous ne m’avez pas lâché... malgré tout le chemin que j’ai fait, malgré les batailles, malgré le soleil et la neige, malgré le sang et toutes les horreurs que j’ai pu voir ! Vous n’avez pas idée de ce que peuvent être ces sierras glacées d’où toute vie paraît absente, où l’on souffre du froid, de la faim et où pourtant la mort se cache derrière chaque rocher, dans chaque trou... et quelle mort !...

Les yeux grands ouverts sur une épouvante encore présente, Jean Le Dru oubliait la présence de Marianne. La jeune femme retint sa respiration puis, tout doucement, pour ne pas rompre trop vite la tragique rêverie qu’elle devinait et qu’il valait mieux laisser se poursuivre jusqu’au bout, elle demanda :

— C’était... si terrible ?

— Pire encore !... Les gens de là-bas sont des sauvages ! Et plus que sauvages, car, des sauvages, j’en ai vu en courant les mers ; ils n’avaient jamais ces figures déformées par la haine et la plus abominable cruauté. Mais eux... ces démons olivâtres qui s’y entendent si bien à faire endurer à de pauvres bougres des éternités de souffrance avant de leur accorder la mort !... ils sont pires que des bêtes ! Et malheur aux petits détachements, aux isolés, aux traînards ! Ils sont bientôt entraînés loin des autres dans une grange ou dans un coin plus solitaire encore par une bande grimaçante souvent aux ordres d’un prêtre qui brandit un crucifix et, là, ils sont cruellement torturés. On mutile même les blessés et, morts, ils n’auront pas encore droit à la paix car des démons profanent les cadavres d’ignoble façon. Tout au long des routes, nous en avons trouvé, de ces malheureux, assassinés : les uns à moitié brûlés, d’autres auxquels on avait coupé les quatre membres, d’autres encore que l’on avait cloués sur des arbres ou pendus par les pieds, les yeux et les ongles arrachés...

Epouvantée, Marianne mit ses mains devant ses yeux.

— Par pitié... taisez-vous ! s’écria-t-elle... Ne dites pas de telles choses.

Son cri le fit sursauter. Il tourna les yeux vers elle et la regarda avec une immense surprise.

— Pourquoi ? On dit, parait-il, dans les salons, que nous sommes des barbares, que nous brûlons des villages, que nous fusillons les guérilleros espagnols... mais comment, quand on est un homme, peut-on retenir sa colère après de tels spectacles ? Tout ce qu’on souhaite, c’est leur rendre un peu de ce qu’ils ont fait, c’est leur faire payer... tout ça. (Et, soudain changeant de ton, il ajouta, très calme, constatant simplement un fait :) Il y a eu des moments où j’ai cru devenir fou dans cet enfer... Pourtant, je n’ai jamais réussi à vous oublier. Je crois même que... oui, que j’acceptais tout à cause de vous.

— A cause de moi ?

— Oui, comme si c’était un prix qu’il fallait payer. (Et, tout à coup, il leva sur Marianne des yeux si bleus, et si pleins de naïveté qu’elle en fut bouleversée.) Je sais bien que vous êtes née très loin de moi, que vous êtes une aristocrate, mais, dans les armées de l’Empereur, tout ça ne compte guère parce qu’on a le moyen de raccourcir les distances. On a vu des fils d’aubergistes ou de forgerons conquérir des grades, des pensions, des titres et épouser des duchesses. Alors, en allant là-bas, j’avais beau me dire que c’était pour vous oublier... La vérité, c’était que j’espérais devenir quelqu’un... quelqu’un qui pourrait s’adresser à vous en égal. Mais, maintenant, c’est foutu... tout est foutu ! Qu’est-ce que vous voulez que je fasse contre l’Empereur ? Je n’ai même pas le droit d’être jaloux de lui et quant à lui en vouloir... ça, je ne pourrai jamais...

D’un mouvement d’enfant réprimandé, il s’était tourné sur le côté et avait caché sa tête dans son bras replié. Marianne, bouleversée, ne vit plus qu’une épaule maigre et osseuse qui tendait la chemise de toile et une tignasse blonde en désordre.