Tandis que l’homme de l’art procédait à un rapide examen, Marianne, qui s’était reculée jusqu’à un fauteuil proche, regardait Napoléon briser le cachet de la lettre et la parcourir en hâte. Elle nota avec inquiétude que ses sourcils se fronçaient et que ses mâchoires se contractaient. Les nouvelles ne devaient pas être bonnes... En effet, après avoir lu, l’Empereur froissa l’épais papier d’un poing nerveux.
— Incapables ! gronda-t-il entre ses dents serrées... tous des incapables ! Ne s’en trouvera-t-il pas un seul, dans toute ma famille, qui puisse sinon concevoir des plans valables, du moins exécuter les miens avec grandeur et désintéressement ?
Marianne ne fit aucun commentaire. La phrase, elle le savait, ne s’adressait pas à elle. A cette minute, Napoléon l’avait oubliée, pris qu’il était par le nouveau problème posé dans cette lettre. C’était à lui-même qu’il parlait et se fût-elle risqué à répondre qu’elle se fût attiré immanquablement une rebuffade. Le médecin, d’ailleurs, se relevait.
— On peut transporter le blessé dans son lit, Sire, dit-il. Je lui donnerai mes soins plus commodément.
— Faites ! Mais tâchez qu’il soit bientôt en état de m’entendre. J’ai diverses questions à lui poser...
Tandis que, sous la direction du docteur, les valets installaient avec précaution Le Dru, inconscient, sur la-civière, Marianne s’approcha de l’Empereur qui, sa lettre à la main, s’apprêtait vraisemblablement à regagner son cabinet de travail.
— Sire, demanda-t-elle, me permettez-vous d’aller, tout à l’heure, prendre des nouvelles de ce blessé ?
— Tu as peur qu’il ne soit pas bien soigné ? dit Napoléon mi-bougon, mi-plaisant. Je t’assure que mon service de santé fonctionne parfaitement...
— Ce n’est pas cela ! Si je souhaite m’assurer de son état, c’est parce que je le connais !
— Encore ? Ah çà ! Mais tu es comme « Taillerand » qui connaît à peu près intimement toute l’Europe ? Veux-tu me dire où tu as connu ce garçon qui nous arrive tout droit d’Espagne alors que tu es venue d’Angleterre.
— Justement : en Angleterre. Je l’ai connu dans la baie de Plymouth, une nuit de tempête, à bord du bateau de Nicolas Mallerousse : il s’évadait des pontons. C’était un marin de Surcouf et nous avons été, ensemble, captifs des naufrageurs.
Napoléon fronça les sourcils. L’histoire, visiblement, lui semblait manquer de clarté.
— Je vois, ironisa-t-il, vous êtes de vieux compagnons d’armes ! Mais ce que j’aimerais savoir, c’est ce qu’il fait dans les dragons, ton ami ? On se bat toujours, sur mer, et Surcouf, plus que jamais, a besoin d’hommes. J’ajoute qu’en général ses marins l’adorent et préféreraient se faire couper un bras plutôt que de le quitter. Alors, pourquoi celui-là est-il à terre ? Il a le mal de mer ?
Marianne se prit à regretter d’avoir parlé. Le ton sarcastique de Napoléon ne présageait rien de bon et, de plus, elle avait vaguement l’impression qu’il ne la croyait pas tout à fait. Mais maintenant il était trop tard pour reculer. Il fallait aller jusqu’au bout.
— Il adorait Surcouf, en effet, mais il aime encore davantage l’Empereur, commença-t-elle prudemment tout en se demandant comment elle allait pouvoir raconter, sans soulever de tempête, l’épisode du Compas d’Or, et surtout sans être obligée d’en venir à l’humiliante aventure de la grange.
A vrai dire, elle n’imaginait pas qu’il pût poser autant de questions et, cherchant la suite de son récit, elle prit un temps, s’attendant à un sec : « Ce n’est pas une explication suffisante » ou toute autre phrase comminatoire de même genre.
Or, à sa grande surprise, le pli menaçant s’effaça du front impérial tandis qu’un sourire plein d’indulgence apparaissait.
— Ils sont quelques-uns comme cela ! fit Napoléon avec satisfaction. Eh bien ! mon cœur, va visiter autant que tu voudras ton compagnon d’évasion, tu as ma permission. Le jeune Saint-Géran, le page de service, te conduira. Mais n’oublie pas l’heure du souper ! A tout à l’heure.
L’instant suivant, au grand soulagement de Marianne, il avait disparu. La jeune femme entendit son pas rapide décroître au long de la galerie. Elle ne retint pas un soupir de satisfaction. L’alerte avait été chaude et, pour mieux reprendre ses esprits, elle s’assit et s’éventa avec un numéro du Moniteur qu’elle avait trouvé sur un meuble. D’ailleurs, elle ne voulait pas se précipiter aussi rapidement chez Le Dru. Elle voulait se donner le temps de réfléchir à ce qu’elle lui dirait.
Au fond, rien ne l’obligeait à rendre visite à ce garçon dont elle n’avait aucune raison de garder bon souvenir. Si elle ne bougeait pas, il croirait peut-être, en reprenant conscience, avoir été victime d’une illusion et avoir rêvé sa brusque apparition... Mais, à peine se fut-elle présentée à son esprit qu’elle repoussa cette idée. Bien que breton et superstitieux, Le Dru ne croyait guère aux hallucinations. A tout le moins, il demanderait au médecin si la femme en robe verte qu’il avait vue auprès de l’Empereur était un rêve ou une réalité. Et qui pouvait affirmer, alors, qu’une fois renseigné il ne se livrerait pas à quelque folie pour l’approcher de nouveau ? Une folie pour laquelle Marianne serait sûrement contrainte à fournir des explications infiniment plus détaillées que celles de tout à l’heure... Non, elle avait été bien inspirée en demandant à visiter le blessé. Ainsi, elle avait toutes les chances de mettre les choses au point avec lui et d’en finir une bonne fois avec leurs malentendus sans que l’Empereur en rêvât.
Sa décision prise, Marianne alla chercher dans la chambre un grand châle de cachemire dont les tons d’automne s’harmonisaient du vert foncé à l’or le plus clair et, en drapant ses épaules et son décolleté, elle alla prier le jeune Saint-Géran de la conduire au chevet du blessé.
Le page, qui tuait le temps dans la galerie en regardant d’un air désabusé les sentinelles qui, au-dehors, allaient et venaient dans la neige, le bonnet d’ourson enfoncé jusqu’aux sourcils, accueillit Marianne avec empressement.
— Savez-vous où l’on a transporté le courrier blessé ? lui demanda la jeune femme. L’Empereur désire que je m’informe de son état et que vous me conduisiez auprès de lui.
— Ce sera un honneur, madame ! On l’a mis dans une des petites chambres de l’étage.
Il était visiblement ravi de l’aubaine et Marianne retint un sourire en surprenant le regard admiratif qu’il lui décochait. Il pouvait avoir quatorze ou quinze ans, mais, à cet âge-là, un garçon sait déjà apprécier la beauté et, instantanément, Henri de Saint-Géran s’était institué son chevalier servant. Avec beaucoup de dignité, il la précéda dans l’escalier qui menait à l’étage, ouvrit devant elle la porte d’une des chambres et, en s’effaçant pour la laisser passer, lui demanda courtoisement si elle désirait être attendue.
— Non, je vous remercie. Et même, je désire n’être pas dérangée.
— A vos ordres, madame !
D’un geste impératif, il appela la servante qui veillait auprès du lit et sortit avec elle en refermant la porte. Marianne demeura seule avec le blessé, hésitant un peu à s’avancer, troublée peut-être par le profond silence de cette pièce.
La nuit tombant déjà, on avait tiré les rideaux de perse à fleurs exotiques. A l’exception de la veilleuse qui brûlait sur la table de chevet auprès d’une tisanière de Sèvres et du feu dans la cheminée, la chambre était obscure.
D’où était placé le lit, le blessé ne pouvait voir qui entrait et Marianne avança tout doucement, craignant que, peut-être, il ne se fût endormi. Cela n’aurait rien eu d’extraordinaire étant donné la longue course à cheval qu’il venait de fournir, blessé par surcroît, et les calmants que le médecin avait dû lui donner. Mais un bruit bien humain la détrompa : elle l’entendit renifler plusieurs fois rapidement comme fait quelqu’un qui pleure.
Sans plus hésiter, cette fois, elle vint auprès du lit, dans la lumière de la veilleuse... et constata qu’effectivement le marin de Surcouf, le soldat de Napoléon pleurait comme un enfant.
Pourtant, découvrant Marianne devant lui, Jean Le Dru s’arrêta net. Il la regarda sans surprise cette fois, mais avec une soudaine colère.
— Que voulez-vous ? demanda-t-il brutalement.
— Savoir comment vous vous sentez... et peut-être aussi où nous en sommes, vous et moi. Ne croyez-vous pas qu’il serait temps pour vous d’admettre enfin que vous vous êtes trompé, en ce qui me concernait ?... et que nous servions tous deux la même cause, vous consciemment, moi sans bien le savoir encore ?
Elle avait parlé avec beaucoup de douceur. D’abord parce qu’elle avait affaire à un blessé, à un homme épuisé, ensuite parce qu’elle souhaitait sincèrement voir s’achever enfin, entre eux, le tragique malentendu né des paroles perfides de Gwen, la vindicative maîtresse de Morvan. Mais la méfiance que Marianne pouvait lire, si clairement exprimée, dans le regard de Jean ne s’allégeait pas. Même l’harmonie de sa voix n’avait pas de prise sur ce garçon décidé à ne voir en elle qu’une ennemie. Il eut un petit rire amer.
— La même cause ? Quand on sait d’où vous venez ?
Marianne haussa les épaules, resserrant autour d’elle l’ample et moelleux cachemire.
— Quand vous déciderez-vous à comprendre ? Ou bien êtes-vous vraiment trop stupide pour admettre la vérité ? Quand nous nous sommes rencontrés, je fuyais la police anglaise et vous fuyiez les pontons. Nous étions à égalité. Je n’avais plus rien, que ma vie, et j’ai fait de mon mieux pour la préserver.
— Vous avez, il me semble, admirablement réussi. Quand, tout à l’heure, j’ai demandé qui était la femme en robe verte que j’avais vue auprès de l’Empereur, nul n’a été capable de me dire votre nom... mais on m’a dit que vous étiez son dernier amour, qu’ici, dans ce palais, vous viviez avec lui... et si je pleurais, tout à l’heure, c’est de rage et d’impuissance à ne rien pouvoir faire pour le sauver de vous !
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