— Bien sûr qu’il neige ! avait dit Marianne en riant, mais si les boules de neige sont un passe-temps acceptable pour un simple mortel, un empereur...

— Je n’ai pas toujours été empereur, carissima mia, et les boules de neige ont été mes premières munitions. J’en ai fait une terrible consommation au collège de Brienne. Tu verras, je suis très fort !...

En attendant, il avait pris la jeune femme par la taille et, moitié la soutenant, moitié la portant, il l’avait entraînée au pas de charge vers le palais rose où déjà, à cause du ciel devenu si sombre, les lampes s’allumaient. Mais comme le temps réservé à la « récréation » n’était pas encore écoulé, tous deux s’étaient réfugiés dans le salon de musique. Constant leur avait servi un thé à l’anglaise, avec des rôties beurrées et des confitures, qu’ils avaient dégustés au coin du feu « comme un vieux ménage respectable », avait souligné Napoléon. Après quoi, il avait demandé à Marianne de s’installer à la grande harpe dorée et de lui jouer quelque chose.

Napoléon adorait la musique. Elle était pour lui un repos, un calmant, et il aimait donner aux pensées, dans lesquelles il s’enfermait si souvent, cet agréable fond sonore qui leur apportait plus d’envolée. De plus, le spectacle de Marianne, assise derrière le gracieux instrument sur lequel s’arrondissaient ses bras minces, avait pour lui quelque chose d’enchanteur. Aujourd’hui, dans une robe de moire du même vert que ses yeux dont les reflets jouaient à chaque mouvement de son corps élégant, ses boucles noires haut relevées sur la tête et retenues par de minces rubans de même nuance, de longues perles en poire aux oreilles et un gros cabochon d’autres perles, rondes et laiteuses, marquant le creux des seins et rejoignant la boucle de l’étroite ceinture, elle avait quelque chose d’irrésistible. Et d’ailleurs elle s’en rendait compte car, tout en exécutant, avec nonchalance, une petite pièce de Cherubini, elle pouvait voir se lever, dans les yeux de son amant, une expression qu’elle avait appris à connaître. Tout à l’heure, quand elle aurait fait vibrer la dernière note, il se lèverait et, sans un mot, lui tendrait les bras pour l’entraîner vers leur chambre. Tout à l’heure... oui, et de nouveau elle connaîtrait ces minutes de bonheur fulgurant qu’il savait si bien lui donner. Mais l’instant présent, fait de douce attente, avait bien son charme lui aussi.

Malheureusement pour Marianne, elle ne put le savourer jusqu’au bout. Au beau milieu de sa sonate, un doigt timide gratta à la porte qui s’ouvrit, laissant passer la figure juvénile d’un page, rouge de confusion.

— Qu’y a-t-il ? lança sèchement Napoléon. Ne peut-on me laisser en repos un instant ? Je croyais avoir interdit que l’on pénètre dans cette pièce ?

— Je... je sais. Sire, expliqua le malheureux garçon auquel il avait fallu sans doute plus de courage pour pénétrer dans cette pièce interdite que pour monter à l’assaut d’une redoute ennemie, mais... il y a là un courrier de Madrid ! Un courrier urgent !

— Comme tous les courriers de Madrid ! fit l’Empereur sarcastique. Eh bien, qu’il entre !

Marianne, qui avait cessé de jouer aux premières paroles échangées, se leva vivement, prête à se retirer, mais, d’un geste bref, Napoléon lui fit signe de se rasseoir. Elle obéit, devinant qu’il était mécontent d’être dérangé, qu’il se trouvait bien à son coin de feu et qu’il n’avait aucune envie de le quitter pour les courants d’air de la grande galerie qui menait à son cabinet.

Le page disparut avec une hâte significative, mais revint l’instant suivant et tint la porte ouverte pour livrer passage à un soldat tellement couvert de poussière et de boue que l’on ne voyait plus les couleurs de son uniforme. Raide, les talons joints, son shako sous le bras, il s’immobilisa au milieu du salon, tête haute. Un début de barbe blonde mangeait les joues d’un visage que Marianne, atterrée, avait reconnu dès l’entrée et bien avant qu’il lançât, les yeux réglementairement fixés à la muraille tendue de soie gris et or :

— Maréchal des logis-chef Le Dru, courrier extraordinaire de Son Excellence Monseigneur le duc de Damaltie auprès de Sa Majesté l’Empereur et Roi. Aux ordres de Sa Majesté.

C’était bien lui, l’homme qui l’avait faite femme, à qui elle devait sa première et désagréable expérience amoureuse. Ces deux mois l’avaient à peine changé malgré la fatigue qui ravageait son visage, pourtant Marianne avait la sensation d’avoir devant elle un autre homme. Comment, en si peu de temps, le marin de Surcouf s’était-il changé en ce soldat au visage de marbre, en cet envoyé d’un duc. Avec stupeur, elle nota, sur le dolman vert, la blessure d’une Légion d’honneur toute neuve, mais, depuis qu’elle était arrivée en France, Marianne s’était familiarisée avec l’espèce de magie qui entourait Napoléon. Ce qui eût paru insensé, absurde ou simplement bizarre ailleurs était le pain quotidien de ce curieux pays et du géant qu’il s’était donné pour maître. En un rien de temps, un marin dépenaillé, tout juste sorti des prisons anglaises, se muait en un héros terrestre, galopant, tel un centaure, d’un bout à l’autre de l’Europe.

Tandis que, sans un mot. Napoléon examinait ce nouveau venu blême que le respect et l’orgueil raidissaient désespérément contre la défaillance et, les mains nouées au dos, en faisait lentement le tour, Marianne se demandait combien de temps s’écoulerait encore avant que le regard de Le Dru tombât sur elle, et, surtout, ce qui s’ensuivrait. Elle connaissait trop le caractère emporté du Breton pour ne pas tout en redouter. Qui pouvait savoir comment il réagirait en la reconnaissant ? Le mieux ne serait-il pas de s’esquiver discrètement, quitte à essuyer plus tard le mécontentement de Napoléon, mécontentement contre lequel, malgré tout, elle se savait assez puissamment armée.

Elle se leva doucement pour gagner une porte latérale. Juste à ce moment, l’Empereur s’arrêtait devant Le Dru et, d’un doigt, soulevait la croix qui brillait sur sa poitrine.

— Tu es un brave, à ce que l’on dirait. Où as-tu eu ceci ?

Une flambée d’orgueil apporta une rougeur passagère au visage figé du soldat.

— Devant Ciudad Rodrigo, Sire ! Des mains du maréchal Ney !

— Et pourquoi ?

— Pour... une peccadille, Sire !

Le rare et miraculeux sourire illumina un instant le visage de l’Empereur. Levant la main, il tira vivement l’oreille du garçon dont les yeux, aussitôt, se remplirent de larmes.

— J’aime ces peccadilles, fit-il, et j’aime la modestie ! Ton message, mon ami !

Fascinée malgré elle, Marianne était demeurée à la même place. Pourquoi fuir, après tout ? L’Empereur n’ignorait plus rien de ce qu’elle avait été. Même si Le Dru osait l’attaquer devant lui, il ne pourrait rien contre elle. Et puis, au fond d’elle-même, une irrépressible curiosité, teintée peut-être d’un peu de perversité, la poussait à épier ce garçon dont elle avait eu si peur, mais au sujet duquel elle n’analysait plus très bien ses sentiments. Tout doucement, elle avait repris son siège derrière la harpe.

D’une main fébrile, Le Dru tirait de son dolman un large pli cacheté. Sa rougeur avait disparu et, tout au contraire, Marianne avait l’impression qu’il pâlissait d’instant en instant comme s’il était sur le point de se trouver mal. Une crispation douloureuse du visage au moment où il tendit la lettre acheva de renseigner Marianne.

Elle osa parler, trouvant peut-être un plaisir à aller au-devant du danger.

— Sire, dit-elle calmement. Cet homme se soutient à peine. Je gagerais qu’il est blessé !

Au son de sa voix, Le Dru tourna la tête vers elle. Avec un peu d’amusement, elle vit s’agrandir les yeux bleus de l’ancien marin.

— C’est ma foi vrai... commença Napoléon. Est-ce que tu es...

Le bruit de la chute lui coupa la parole. Le Dru ne tenait debout que par un suprême effort de volonté. Mais, recevant en plein visage la vision inattendue de Marianne, la surprise avait fauché net cette volonté trop tendue et le courrier de Madrid venait de s’évanouir purement et simplement aux pieds de l’Empereur.

— Eh bien ! fit ce dernier, si maintenant mes dragons tombent en pâmoison comme de simples jeunes filles !...

Mais il était déjà à genoux et se hâtait d’ouvrir le dolman dont le hausse-col étroit gênait la respiration. Sur la chemise, à la hauteur de l’épaule, une tache de sang s’élargissait.

— Tu avais raison, fit-il à l’adresse de Marianne, cet homme est blessé. Viens m’aider.

Elle était allée prendre, sur une console, une carafe de cristal gravé dont elle faisait couler un peu d’eau sur son mouchoir. Puis, s’agenouillant à son tour sur le tapis, elle se mit à bassiner les tempes de Le Dru, mais sans obtenir de résultat appréciable.

— Il faudrait un cordial, dit-elle, et aussi un médecin. Avons-nous un peu de brandy ?

— Chez nous le « brandy » s’appelle cognac ! grogna Napoléon. Quant au médecin...

Il courut à la cheminée, tira le cordon de la sonnette. Le page, terrifié, réapparut et son regard s’effara en découvrant l’homme qu’il avait introduit étendu de tout son long sur le tapis.

— Un médecin, tout de suite, ordonna l’Empereur. Une civière et deux valets pour transporter cet homme dans une chambre des communs !

— Sortir un blessé évanoui par ce froid noir ? protesta Marianne. Votre Majesté n’y songe pas ?

— Tu as peut-être raison, mais, tu sais, mes soldats ont la peau dure. N’importe ! Qu’on lui prépare une chambre ici. Eh bien ! courez, malheureux ! Vous êtes encore là ?

L’évanouissement de Le Dru était profond. L’homme devait être parvenu aux derniers degrés de l’épuisement. Il était toujours sans connaissance quand apparurent le médecin de service au palais et les valets chargés de le mettre au lit.