— Comment en irait-il autrement ? Il est si grand, si puissant, tellement au-dessus du commun des mortels ! Mais il n’est pas né sur les marches d’un trône. Et il y a des gens qui préféreraient cent fois voir sous la couronne quelque stupide rejeton royal plutôt qu’un homme de génie qui leur fait peur et leur donne une juste mesure de ce qu’ils sont eux-mêmes. Ce n’est jamais agréable de se sentir toujours inférieur. Certains s’en vengent par la jalousie, la hargne, l’ambition. Il ne peut compter sur personne : ses maréchaux l’envient et pensent pour la plupart qu’ils auraient fait de bien meilleurs souverains que lui, sa famille l’obsède de perpétuelles récriminations, ses amis, ou ceux qui se disent tels, ne songent bien souvent qu’à tirer de sa bonté le meilleur parti possible... Il n’y a vraiment que ses soldats qui l’adorent d’un cœur naïf. Et cette pauvre et charmante impératrice qui l’aimait et le soignait comme l’enfant qu’elle n’a jamais pu lui donner.

Constant parlait maintenant sans plus regarder Marianne. Elle comprit que, pour la première fois peut-être depuis longtemps, il laissait parler ses sentiments. Et il le faisait parce qu’il avait senti, en Marianne, un amour véritable pour le maître qu’il vénérait. Tout doucement, presque à voix basse, elle murmura :

— Je sais tout cela. Le grand maréchal m’en a parlé déjà et je connais l’Impératrice. Mais que pensez-vous de celle qui va venir ?

Constant parut reprendre contact avec la réalité. Il hocha la tête, reprit le plateau et fit quelques pas vers la porte, comme s’il craignait de répondre. Mais, avant de l’ouvrir, il se retourna vers Marianne et sourit tristement :

— Ce que je pense, mademoiselle ? Sauf le respect que je lui dois, exactement ce qu’en pensent les grognards de sa Vieille Garde qui ronchonnent entre eux, autour des feux de cuisine : « Le Tondu ne devrait pas renvoyer sa vieille ! Elle lui portait bonheur... et à nous aussi ! »

— Le Tondu ?

— Ils l’appellent comme ça, et aussi le Petit général il leur faut, par surcroît, répondre à l’Em-La Violette. Je vous ai dit qu’ils l’adoraient ! Et ils se trompent rarement, ces vieux bougres au cuir tanné par cent batailles ! J’ai bien peur qu’ils n’aient raison, cette fois encore ! Une impératrice du Danube, ce n’était pas là ce qu’il fallait.

Cette nuit-là, comme elle commençait à s’endormir, le corps envahi d’une bienheureuse lassitude, Marianne eut la surprise de voir Napoléon sauter du lit, aussi nu que la main, et aussi rapidement que s’il y avait eu le feu. Il enfila sa robe de chambre de molleton blanc, des pantoufles, drapa sur sa tête un madras de soie blanche et, empoignant un chandelier, se dirigea à grandes enjambées vers son cabinet de travail. Elle se redressa sur ses oreillers et demanda, comme n’importe quelle jeune épouse :

— Où vas-tu ?

— Travailler ! Dors !

— Encore ? Mais quelle heure est-il donc ?

— Minuit et demi. Dors, te dis-je.

— Pas sans toi ! Viens.

Elle lui tendait les bras, sûre du pouvoir de sa beauté sur ses sens toujours avides. Mais il fronça les sourcils et fit un mouvement pour sortir. Cependant, il se ravisa, posa le chandelier et revint vers le lit. Mais au lieu de baiser les lèvres entrouvertes qu’elle lui offrait, les yeux clos, il se contenta de lui tirer vigoureusement l’oreille.

— Je t’ai déjà dit que tu étais une affolante sirène, mio dolce amor, mais n’en abuse pas ! J’ai d’importantes dépêches à faire parvenir au comte de Narbonne que je viens de réexpédier à Munich, avec le roi de Bavière, comme ambassadeur. De plus, des malandrins ont répandu de la fausse monnaie parmi les soldats de l’un de mes régiments irlandais stationné à Limoges et j’ai oublié de m’en occuper.

— La politique, toujours la politique ! se plaignit Marianne, les larmes aux yeux tant il lui avait fait mal. Je t’ai si peu à moi... et pour si peu de temps ! Tu m’avais promis huit jours.

— Et tu les as. Si tu étais l’impératrice, tu n’aurais de moi que quelques minutes par jour ; ou tout au moins pas beaucoup plus. J’ai fait le vide autour de nous pour t’aimer plus à mon aise. N’en demande pas plus.

— Je voudrais t’aider. Je veux dire, t’être utile à quelque chose. Je ne suis pour toi qu’un instrument de plaisir, une sorte d’odalisque pour un sultan trop pressé !

Il cessa de sourire. Prenant entre ses deux mains la tête de Marianne, il l’obligea doucement à se poser sur l’oreiller puis se pencha sur elle jusqu’à ne plus voir que ses yeux élargis autour desquels l’amour avait mis un cerne bleuâtre.

— Tu le penses vraiment ?

— De toute mon âme. Ne sais-tu pas que je t’appartiens tout entière ?

Il l’embrassa, longuement, passionnément, puis, très vite, murmura :

— Un jour, je te rappellerai tes paroles ! Quand j’aurai besoin de toi, je te le dirai aussi franche ment qu’aujourd’hui je le dis que je t’aime ! Mais, pour le moment, ce dont j’ai besoin, c’est de ton amour, de ta présence, de ta voix merveilleuse... de ce corps enfin dont je ne pourrai jamais me lasser ! Dors maintenant... mais pas trop profondément. Tout à l’heure, en revenant, je te réveillerai.


Bien souvent, par la suite, Marianne devait songer à ces journées de Trianon coupées par les ahurissants repas pris dans la charmante salle ouvrant sur un bois dépouillé par l’hiver, par de longues promenades, à pied ou à cheval, qui lui avaient permis de constater que Napoléon montait beaucoup moins bien qu’elle-même, par de longues causeries au coin du feu et par ces fringales d’amour qui les jetaient dans les bras l’un de l’autre aux heures les plus imprévisibles et les laissaient ensuite épuisés et haletants comme des naufragés rejetés par les vagues sur quelque grève.

Pendant les heures que Napoléon consacrait à son épuisant labeur, Marianne, elle aussi, travaillait. Dès le second jour, l’Empereur l’avait menée au salon de musique et lui avait rappelé que bientôt elle affronterait le public parisien. Elle s’était jetée dans le travail avec une ardeur nouvelle. Peut-être parce qu’elle le sentait là, tout près, et que, parfois, tout doucement, il venait la rejoindre pour l’écouter un moment.

Bien sûr, il lui fallait étudier seule, mais elle découvrait en son amant un connaisseur averti des difficiles arcanes de la musique. Cet homme étonnant, universel, aurait pu faire un aussi bon maître que Gossec, de même qu’il eût pu être un écrivain de talent ou un extraordinaire acteur. A mesure que le temps passait, l’admiration qu’il inspirait à sa jeune maîtresse grandissait et se faisait plus ardente. Elle souhaitait éperdument devenir un jour digne de lui, d’atteindre peut-être les régions arides et inaccessibles où il évoluait.

Sentant peut-être combien cette ensorcelante Marianne lui était donnée, peu à peu Napoléon se confia davantage à elle. Il lui parla de certains problèmes, mineurs peut-être, mais qui lui firent toucher du doigt l’immensité et la complexité de sa tâche.

Chaque matin, elle put voir venir Fouché en personne, Fouché, son vieux tourmenteur devenu le plus galant et le plus amical de ses admirateurs. Tous les jours, il remettait à l’Empereur un rapport détaillé sur tous les événements qui se déroulaient dans le vaste Empire. Que ce soit à Bordeaux, à Anvers, en Espagne, en Italie ou dans les plus infimes bourgades de Pologne ou du Palatinat, la fantastique machine policière montée par le duc d’Otrante semblait, telle une hydre gigantesque, avoir un œil caché. Qu’un grenadier ait été tué en duel, qu’un prisonnier anglais se soit évadé du dépôt d’Auxonne, qu’un navire américain soit arrivé à Morlaix avec des dépêches ou des denrées coloniales, qu’un nouveau livre soit sorti ou qu’un vagabond se soit suicidé, Napoléon l’apprenait dès le lendemain.

Par contrecoup, Marianne apprit ainsi que le chevalier de Bruslart courait toujours et que le baron de Saint-Hubert avait pu gagner l’île d’Hœdic d’où il s’était embarqué sur un cutter anglais, mais, à tout prendre, cela ne l’intéressait plus tellement. Le seul sujet dont elle aurait voulu parler, c’était celui que personne n’abordait devant elle : la future impératrice. C’était, au sujet de l’archiduchesse, comme une conspiration du silence. Pourtant, à mesure que le temps passait, son ombre semblait s’étendre plus largement sur le bonheur de Marianne. Les jours étaient si courts, si rapides ! Mais chaque fois qu’elle essayait d’amener la conversation de ce côté, Napoléon faisait volte-face avec une habileté qui la désolait. Elle sentait qu’il ne voulait pas parler avec elle de sa future femme et craignait de voir, dans ce silence, un intérêt plus grand qu’il ne voulait bien en montrer. Et les heures fuyaient toujours plus rapides, les heures merveilleuses qu’elle aurait tant voulu retenir.

Pourtant, le cinquième jour, Trianon devait offrir à Marianne une peu agréable surprise, grâce à laquelle la fin de son séjour faillit bien se trouver compromise.

La promenade, ce jour-là, avait été courte. Marianne et l’Empereur avaient d’abord projeté de se rendre jusqu’au Hameau où Marie-Antoinette, autrefois, jouait à la fermière, mais une soudaine chute de neige les avait contraints à rebrousser chemin à mi-parcours. Les flocons s’étaient mis à tomber si épais, si serrés aussi, qu’en un rien de temps on avait enfoncé jusqu’à la cheville.

— Rien de plus mauvais pour la voix que le froid aux pieds ! avait décrété Napoléon. Tu visiteras le hameau de la Reine un autre jour. Mais en échange, ajouta-t-il, une lueur de malice dans son œil bleu, je te promets pour demain une belle bataille à coups de boules de neige !

— Une bataille à coups de boules de neige ?

— Ne me dis pas que tu n’as jamais pratiqué cet agréable exercice ? Ou bien ne neige-t-il plus en Angleterre ?