— Comment ? Tu n’as pas encore fini ? Mais que tu es lambine ! Allons, viens vite, le café va être servi.
Force fut à Marianne de le suivre, l’estomac dans les talons, tandis que Dumas, le maître d’hôtel, habitué de longue date aux impériales acrobaties gastronomiques, dissimulait de son mieux un sourire. Le café, très fort et brûlant, passa, comme une boule de feu, dans le gosier de Marianne, mais l’héroïque brûlure qu’elle s’infligea lui valut un rayonnant sourire de Napoléon.
— Bravo ! Moi aussi j’aime le café très chaud ! fit-il en glissant son bras sous celui de la jeune femme. Maintenant, va chercher un manteau et sortons. Il fait bien trop beau pour n’en pas profiter.
Dans la chambre, elle retrouva Constant qui, imperturbable, lui tendit un manteau doublé de petit-gris, une toque et un manchon de même fourrure, toujours empruntés à la garde-robe de la princesse Borghèse qui ne s’en doutait pas, plus une paire de socques pour la neige. Tout en aidant la jeune femme à passer la douillette. Constant chuchota :
— J’avais bien prévenu Mademoiselle. Mais qu’elle ne se tourmente pas. Quand l’Empereur aura regagné son cabinet de travail, je lui servirai ici une solide collation, car le dîner ressemblera au déjeuner et, sans cela, Mademoiselle pourrait bien mourir de faim.
— Et c’est toujours comme cela ? soupira Marianne en évoquant, avec une sorte d’admiration, la silhouette gracieuse de Joséphine qui avait connu cette vie durant des années. (Puis, en glissant ses mains dans le manchon, elle ajouta, changeant de ton.) Dites-moi, Constant, que dirait la sœur de l’Empereur si elle savait que je porte ses vêtements ?
— Rien du tout. Son Altesse ne s’en soucierait même pas. Elle a tant de robes, de manteaux et de vêtements de toute sorte qu’elle ne sait même plus ce qui lui appartient au juste. L’Empereur, non sans raison, l’a surnommée Notre-Dame des Colifichets. Mademoiselle n’a qu’à juger ! Mais, surtout, qu’elle se hâte maintenant. L’Empereur n’aime pas attendre.
« Décidément, songea Marianne en courant rejoindre Napoléon, un fidèle serviteur est un bienfait des dieux ! » Elle appréciait à sa juste valeur l’aide, à la fois discrète et amicale, que lui apportait le valet de chambre impérial. Sans lui, Dieu seul savait le nombre d’impairs ou de maladresses qu’elle aurait pu commettre !
Il l’attendait sous le péristyle, vêtu d’une grosse houppelande à brandebourgs qui le faisait presque aussi large que haut, arpentant les dalles si nerveusement que Marianne se demanda un instant si leur promenade n’allait pas ressembler à quelque énergique exercice militaire. Mais il s’arrêta en la voyant paraître et, glissant le bras de Marianne sous le sien :
— Viens, dit-il doucement, tu verras comme c’est beau !
Appuyés l’un à l’autre, ils marchèrent lentement à travers l’immense parc couvert de neige ou veillait le peuple immobile et triste des statues. Ils longèrent des pièces d’eau gelées où, jadis, patinait une reine et où, maintenant, les dieux marins et les tritons de bronze verdissaient lentement dans la solitude des choses oubliées, aussi abandonnés que l’amour au dauphin de l’hôtel d’Asselnat au bord de son bassin. A mesure que l’on s’éloignait de Trianon, c’était comme si l’on pénétrait dans un domaine enchanté où le temps lui-même s’était figé.
Marianne et Napoléon avaient cheminé longtemps, sans parler, simplement heureux d’être ensemble, mais, peu à peu, l’immobilité tragique de ce parc où tout avait été créé pour la splendeur et la gloire du plus éclatant des rois de France parut frapper Napoléon. Il s’arrêta au bord d’un grand bassin mort au milieu duquel le char d’Apollon semblait faire d’inutiles efforts pour s’arracher à sa gangue de glace. Au bout d’une longue perspective cernée de grands arbres, l’horizon se barrait d’une immense et noble ligne de bâtiments. La main de Marianne se crispa sur le bras de son compagnon.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle tout bas, devinant instinctivement que c’était là le domaine de la mort.
— Versailles, répondit-il seulement.
Marianne retint son souffle. Le soleil, comme s’il refusait de se poser sur la demeure désolée de celui qui l’avait pris pour emblème, avait disparu. Dans le jour gris de l’hiver, le gigantesque palais abandonné dormait, enveloppé de brume, tandis que, lentement, la nature entraînait à l’assaut de ses lignes pures la vague impitoyable des terrasses verdies et des jardins incultes. Si tragique était ce grand spectre de la royauté que Marianne tourna vers l’Empereur des yeux qui s’emplissaient de larmes. Mais son visage semblait, à cette minute, taillé dans la même pierre que les statues du parc.
— Je ne peux rien pour lui ! murmura-t-il en fixant d’un œil assombri le palais prodigieux et dérisoire. Si j’essayais seulement de le ressusciter, le peuple, peut-être, se soulèverait. Il faut plus de temps. Les Français ne pourraient pas comprendre.
— C’est dommage ! Il vous irait si bien.
Il la remercia d’un sourire et, posant sa main sur celle qui s’attachait à son bras :
— J’en ai parfois rêvé ! Mais, un jour, moi aussi je ferai construire un palais digne de ma puissance. Sans doute sur la colline de Chaillot. Il y a déjà des plans. Mais à celui-ci trop de souvenirs s’attachent, trop de souvenirs que le peuple déteste encore.
Marianne ne répondit pas. Elle n’osa pas dire que la venue prochaine d’une nièce de la Reine martyre serait peut-être plus sensible au peuple français que quelques centaines d’ouvriers à Versailles. D’ailleurs, elle aussi avait là des souvenirs. C’était dans la chapelle du palais, invisible de cet endroit, que sa mère s’était mariée, au temps où Versailles semblait devoir vivre toujours. Mais elle n’essaya même pas de lui demander d’approcher et de voir cette chapelle. Elle craignait trop de retrouver la douleur qui lui avait vrillé le cœur lorsqu’elle avait poussé la porte de sa maison dévastée. Elle s’était contentée de se serrer un peu plus étroitement contre Napoléon et elle avait demandé à rentrer.
En silence, comme ils étaient venus, chacun enfermé dans ses pensées, ils avaient regagné Trianon d’où une troupe de courriers à cheval partait dans toutes les directions portant les lettres du matin. On relevait la garde en même temps et cela créait toute une agitation autour du palais.
Mais au lieu de réintégrer son cabinet comme l’avait prédit Constant, Napoléon avait entraîné Marianne dans leur chambre et s’y était enfermé avec elle. Sans un mot, avec une ardeur désespérée qu’il semblait ne plus pouvoir éteindre, il l’avait aimée comme jamais encore il ne l’avait fait. C’était comme s’il cherchait à tirer du jeune corps de sa compagne toute la fraîche vigueur et toute l’énergie qu’il recelait pour mieux lutter contre les ombres envahissantes du passé. Peut-être pour conjurer l’angoisse inavouée qui lui venait en songeant à cette Viennoise inconnue dont le sang séculaire renfermait quelques gouttes de celui du Roi-Soleil.
Puis, sans une explication, avec seulement un long baiser et un bref « A tout à l’heure », il avait disparu, la laissant seule dans la chambre en désordre, îlot silencieux dans le palais bourdonnant comme une ruche de commandements militaires, du claquement des sabots de chevaux et des allées et venues des serviteurs. Mais lorsque Constant entra, quelques minutes plus tard, portant gravement un plateau copieusement garni, Marianne avait remis de l’ordre dans sa toilette, s’était recoiffée et avait même refait le lit, gênée qu’elle était à l’idée de ce qu’allait penser le digne serviteur. Elle était loin encore d’avoir atteint l’impudeur désinvolte d’une favorite royale.
Cela ne l’empêcha nullement de dévorer avec entrain tout ce que Constant lui avait apporté. L’air vif du dehors et l’amour avaient aiguisé un appétit déjà considérable. Quand elle eut fini, elle regarda le valet avec reconnaissance.
— Merci, dit-elle. C’était délicieux, mais je serai sans doute incapable d’avaler quoi que ce soit au dîner.
— Que Mademoiselle n’en soit pas trop certaine. En principe, le dîner est servi à 6 heures, mais s’il prend fantaisie à l’Empereur de prolonger son travail, il peut fort bien être servi trois ou quatre heures plus tard.
— C’est alors immangeable.
— Mais non. Les cuisiniers doivent toujours tenir prêt au moins un poulet rôti. Pour cela, ils en mettent un à la broche tous les quarts d’heure afin qu’il y en ait toujours un à point quand Sa Majesté passe à table.
— Et... on en cuit beaucoup comme cela ?
— Nous avons atteint, un soir, le chiffre de vingt-trois, mademoiselle, fit-il fièrement. Ainsi, Mademoiselle a tout le temps de refaire son appétit. J’ajoute que presque tous les dignitaires qui ont l’honneur d’être invités à la table impériale prennent quelques précautions auparavant. En dix minutes, ils n’ont guère le temps de se restaurer autrement. D’autant plus qu’en Caporal, ou bien le Chat Botté, ou encore le Père pereur qui parle sans arrêt et sans perdre une bouchée.
Pour le coup, Marianne se mit à rire. Que c’était donc amusant de découvrir les manies et les petits travers de Napoléon ! Elle s’en étonnait, mais beaucoup plus pour s’en amuser que pour s’en montrer choquée. Elle l’aimait bien trop pour cela.
— Cela ne fait rien, Constant, fit-elle. On n’a pas besoin de se nourrir lorsqu’on est avec l’Empereur. C’est déjà tellement merveilleux !
Le large visage blond du valet de chambre devint grave tout à coup. Il hocha la tête.
— Mademoiselle dit cela parce qu’elle aime réellement l’Empereur. Mais tout le monde ne pense pas comme elle.
— Il existe vraiment des gens qui ne l’aiment pas ? En vérité, c’est une chose que je ne peux pas comprendre.
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