— Tu as mis du temps à le dire, remarqua-t-il entre deux baisers.


Tard dans la nuit, l’éclatement d’une bûche dans la cheminée réveilla Marianne qui n’était qu’assoupie. Se soulevant sur les oreillers, elle rejeta en arrière la masse de ses cheveux qui la gênaient et s’accouda pour regarder dormir son amant. Le sommeil l’avait saisi d’un seul coup, après l’amour, et il gisait sur le lit dans la nudité du guerrier grec sur le champ de bataille. Pour la première fois, Marianne fut frappée par la perfection de son corps.

Ainsi étendu, il paraissait bien plus grand qu’il n’était en réalité[14]. Sous la peau mate, couleur d’ivoire, qui leur donnait l’aspect d’un marbre ancien, les muscles solides transparaissaient, à peine adoucis par un léger enveloppement. Napoléon avait les épaules et la poitrine larges, presque sans poils, des bras et des jambes modelés sur les canons les plus rigoureux, des mains admirables dont il prenait le plus grand soin, comme de toute sa personne. Doucement, Marianne approcha son visage d’une de ses épaules pour respirer son odeur légère d’eau de Cologne et de jasmin d’Espagne et Ta caressa de la joue, en prenant bien soin de ne pas l’éveiller.

Un grand miroir vénitien au-dessus de la cheminée lui renvoya leur double image. Elle se vit elle-même, rose dans la lumière tendre des bougies, à demi ensevelie dans les boucles brillantes de sa chevelure, et se trouva belle. Elle en fut heureuse comme d’une victoire, parce que c’était pour lui, par lui aussi, qu’elle l’était autant cette nuit. Le bonheur la parait d’un éclat qu’elle n’avait jamais eu auparavant et qui l’emplissait à la fois de joie et d’humilité. Dans le silence de cette chambre, encore vibrante de leurs caresses, Marianne offrit à l’homme qu’elle aimait une soumission plus totale et plus absolue que celle qu’il réclamait tout à l’heure, une soumission que, peut-être, elle lui refuserait le jour revenu.

— Je te donnerai tout l’amour que tu voudras, chuchota-t-elle tout doucement, je t’aimerai jusqu’au bout de mon cœur, jusqu’au bout de mes forces, mais je te dirai toujours la vérité ! Tu pourras tout exiger de moi, mon amour, tout jusqu’à la souffrance et jusqu’au sacrifice, tout... sauf le mensonge et la servilité.

Le feu se mourait dans la cheminée. La chambre, chaude encore l’instant précédent, se refroidissait peu à peu. Vivement, Marianne se leva, ouvrit la balustrade blanc et or qui enfermait le lit, courut sur ses pieds nus à la cheminée et, tisonnant les braises rouges pour leur rendre un peu de vigueur, entassa dessus quelques bûches, puis attendit que les flammes renaissent.

La glace lui renvoya l’image de son torse nu et elle sourit en pensant à celle qu’elle offrirait si l’un des quatre hommes qui, d’étiquette, dormaient dans l’antichambre, osait ouvrir la porte[15]. Il y avait aussi le fidèle Constant qui dormait dans une petite chambre proche de celle-ci, toujours prêt à répondre à un coup de sonnette, et l’imposant Roustan qui devait barrer l’entrée de son grand corps paresseux.

Se penchant un peu plus, Marianne examina la femme nouvelle qu’elle était devenue. C’était quelque chose que d’être la maîtresse d’un empereur ! Les serviteurs, les officiers la traiteraient sans doute, comme le grand maréchal du palais, avec le plus grand respect pendant ce bref séjour qu’elle allait faire ici. Un séjour qui serait peut-être unique puisque la nouvelle impératrice...

Mais de toutes ses forces elle repoussa la pensée affligeante. Elle avait assez souffert pour cette nuit ! Et puis, pendant huit jours, elle l’aurait pour elle toute seule. En quelque sorte... ce serait elle l’impératrice ! Et, ces huit jours bienheureux, elle entendait en extraire jusqu’à la plus infime parcelle de bonheur. Elle ne voulait pas en perdre une seule seconde.

De sa démarche légère, elle revint vers le lit, tira doucement les couvertures pour en protéger le corps de l’homme endormi, puis, avec d’infinies précautions, se glissa auprès de lui, tout contre lui, pour envelopper de sa chaleur son propre corps frissonnant. Dans son sommeil, il se retourna vers elle et l’entoura d’un bras en balbutiant des mots indistincts. Avec un soupir de bonheur, elle se blottit contre sa poitrine et s’endormit, satisfaite du pacte qu’elle avait conclu avec elle-même et avec le maître de l’Europe endormi.

17

UN AUSSI COURT BONHEUR

Le Grand Trianon de marbre rose et de cristal, translucide et irisé comme une énorme bulle de savon, niché au creux des arbres séculaires, irréel et splendide comme un vaisseau de rêve amarré au bord du ciel, s’enveloppa, aux dernières heures de la nuit, d’un silencieux et doux manteau de neige. Pour Marianne, il devait incarner, bien plus que l’austère splendeur des Tuileries ou le charme un peu trop galant du Butard, la demeure idéale entre toutes avant de devenir, par la suite, le symbole du paradis perdu.

Pourtant, elle allait découvrir rapidement de quelle étrange manière Napoléon concevait ce qu’il appelait des vacances car, lorsqu’un rayon du froid soleil hivernal vint frapper les vitres de la chambre impériale, située au levant, comme les pièces intimes que l’Empereur s’était réservées dans le palais, elle s’aperçut qu’elle était seule dans le grand lit et que nulle part Napoléon n’était visible. Le feu flambait joyeusement dans la cheminée et les dentelles d’un saut-de-lit moussaient sur le dos d’un fauteuil, mais il n’y avait personne...

Craignant de voir surgir Constant ou un autre serviteur, Marianne se hâta de revêtir la chemise de nuit, propriété de la sœur de l’Empereur,

Pauline Borghèse, qui résidait souvent au Petit Trianon tout proche, chemise dont d’ailleurs Marianne n’avait guère fait usage la veille. Elle enfila ensuite le saut-de-lit, passa des mules de velours rose et, rejetant sur son dos la lourde masse noire de ses cheveux, courut vers la fenêtre avec une joie enfantine. En son honneur, le parc s’était vêtu d’une splendeur immaculée qui enveloppait le palais d’un écrin de silence. C’était comme si le ciel avait voulu séparer Trianon du reste du monde et arrêter, aux grilles dorées du parc, l’énorme machine de l’Empire.

« A moi seule ! songeait-elle joyeusement. Je vais l’avoir à moi toute seule pendant huit jours. »

Pensant que, peut-être, il était à sa toilette, elle se dirigea vivement vers la salle de bains voisine. Juste à ce moment, Constant, paisible et souriant à son habitude, en sortit et s’inclina courtoisement.

— Mademoiselle désire ?

— Où est l’Empereur ? Déjà à sa toilette ?

Constant sourit, tira une grosse montre émaillée de son gousset et constata :

— Il est bientôt 9 heures, mademoiselle. L’Empereur travaille depuis plus d’une heure.

— Il travaille ? Mais je croyais...

— Qu’il était ici pour se reposer ? Bien sûr, mais c’est que Mademoiselle ignore encore comment l’Empereur entend le repos. Cela veut simplement dire qu’il travaillera un peu moins. Est-ce que Mademoiselle ne l’a jamais entendu proclamer la définition de lui-même qu’il préfère : « Je suis né et construit pour le travail ?... »

— Non, fit Marianne un peu désorientée. Mais alors, que dois-je faire pendant ce temps ?

— Le déjeuner est servi à 10 heures. Mademoiselle a tout le temps de se préparer. Ensuite, l’Empereur a coutume de se réserver quelques moments pour ce qu’il appelle la « récréation ».

Ici, il fait souvent une promenade. Ensuite, il s’enferme de nouveau dans son cabinet jusqu’à 6 heures. Après quoi, le dîner et la soirée peuvent avoir des destinations diverses.

— Mon Dieu ! fit Marianne atterrée. C’est épouvantable !

— C’est assez éprouvant, en effet. Mais, en l’honneur de Mademoiselle, l’Empereur fera peut-être quelques entorses au règlement. J’ajoute qu’en général, le mardi et le vendredi. Sa Majesté préside le Conseil d’Etat... mais nous sommes mercredi et, grâce à Dieu, à Trianon !

— Et il y a de la neige et Paris est loin ! s’écria Marianne avec une impétuosité qui fit briller les yeux du fidèle valet. J’espère bien que le Conseil d’Etat restera où il est vendredi prochain.

— Espérons-le toujours ! De toute façon, que Mademoiselle ne se tourmente pas. L’Empereur ne permettra pas qu’elle s’ennuie ou que le séjour ne lui convienne pas.

De fait, ce fut à la fois merveilleux, tyrannique, insensé, déchirant et incroyablement exaltant pour un être comme Marianne en qui bouillonnaient toutes les forces de la jeunesse. Elle découvrait Napoléon dans sa réalité, mais aussi que la vie quotidienne auprès de lui était une aventure assez particulière, même quand le protocole et l’étiquette jouaient à plein. C’est ainsi que le premier repas pris avec lui, en tête à tête, fut pour elle une ahurissante révélation.

Elle n’avait pas très bien compris pourquoi Constant, en ouvrant devant elle la porte de la chambre, lui avait murmuré :

— Surtout quand Mademoiselle sera à table, qu’elle ne perde pas une minute à contempler Sa Majesté, surtout si elle se sent en appétit, sinon elle risque fort de sortir de table sans avoir rien avalé.

Mais, une fois assise en face de l’Empereur de part et d’autre du grand guéridon d’acajou sur lequel le couvert était dressé avec un ravissant service de Sèvres bleu et des cristaux taillés à grandes facettes qui s’accordaient bien avec les couverts et le surtout de vermeil, Napoléon attaqua son repas comme s’il s’était agi d’une redoute anglaise, mais avec une fantaisie qui plongea Marianne dans la plus complète stupeur. Il fondit d’abord sur un superbe fromage de Brie dont il avala une large tranche, puis choisit une timbale milanaise à laquelle il fit honneur, passa ensuite à une crème d’amandes pour achever avec un poulet à la Marengo dont il grignota une aile. Le tout en dix minutes, avec l’appoint de deux verres de chambertin et une grande débauche de taches et d’éclaboussures inévitables à une telle allure. Marianne, qui avait pensé pâmer d’horreur en le voyant attaquer son poulet avec ses doigts, commençait, à tout hasard et pensant qu’à la cour de France il était de règle de prendre les repas par la fin, comme en Chine, à déguster la crème d’amandes, quand Napoléon s’essuya les lèvres, jeta sa serviette sur la table et s’écria :