Elle regarda le grand maréchal qui, penché vers elle, paraissait attendre une réponse, hocha la tête tristement et murmura ce qui était le fond de sa pensée :

— Je voudrais bien avoir le droit de le comprendre, murmura-t-elle. Mais il ne le veut pas !

De nouveau, elle se pelotonna dans son coin pour reprendre sa rêverie douloureuse. Comme elle gardait un silence obstiné, Duroc poussa un soupir et, s’installant dans son coin aussi confortablement que possible, ferma les yeux.


Le temps avait dû s’arrêter. Engourdie et incapable de penser, Marianne n’avait prêté aucune attention au chemin que, d’ailleurs, elle ne connaissait pas. Pourtant, au bout d’un moment qu’il ne lui fut pas possible d’évaluer, elle eut tout de même la sensation que ce chemin était anormalement long. Se penchant à la portière, elle constata que la voiture maintenant roulait dans la campagne. La nuit était assez claire pour qu’il n’y eût pas de doute là-dessus. Se tournant vers son compagnon, Marianne demanda tout à coup :

— S’il vous plaît ? Où allons-nous ?

Réveillé en sursaut, le confident de l’Empereur, qui dormait avec application, se redressa brusquement et jeta sur la jeune femme un regard effaré :

— Je... Vous disiez ?

— Je demandais où nous allions ?

— Eh bien, mais... où l’on m’a donné ordre de vous conduire !

C’était lui faire entendre qu’il n’était pas question de la renseigner. Peut-être lui en voulait-il de n’avoir pas voulu causer avec lui ? Mais au fond, cela était tout à fait égal à Marianne. Napoléon avait dû décider de l’éloigner de Paris pour en être débarrassé une bonne fois. On l’emmenait sans doute dans quelque château éloigné, quelque prison où il serait plus facile de l’oublier qu’à Paris même. Et puis, sans doute, l’Empereur jugeait-il qu’une femme qui avait reçu ses faveurs ne pouvait être enfermée dans une prison vulgaire. Mais elle ne se faisait aucune illusion sur un sort qui, d’ailleurs, ne l’intéressait même pas. Plus tard, quand elle serait moins lasse, elle essaierait de voir si elle avait encore envie de lutter !

La voiture franchit de hautes grilles, pénétra dans ce qui semblait être un parc, suivit une allée pavée pour s’arrêter enfin devant une entrée éclairée. Marianne, abasourdie, entrevit les colonnes de marbre rose d’un grand péristyle que l’on avait fermé par des vitres[13], l’étalement magnifique d’un grand palais bas couronné d’une balustre de marbre, quelques pièces somptueuses, et du meilleur style empire, à travers lesquelles un valet en perruque poudrée la précéda, un lourd chandelier à la main. Duroc avait disparu dès le vestibule sans même qu’elle s’en rendît compte. Une porte s’ouvrit, révélant une chambre tendue de satin beige et de velours violet. Et, brusquement, Marianne se retrouva en face de Napoléon.

Assis dans un fauteuil à pieds de lion, au coin de la cheminée, il la regardait avec un sourire moqueur, jouissant visiblement de sa stupéfaction tandis qu’elle essayait vainement de mettre de l’ordre dans ses pensées. Elle avait l’impression déprimante d’être en train de devenir folle. Elle se sentait mortellement lasse, le corps brisé et les jambes molles. Sans songer le moins du monde à une révérence ou à la plus petite formule de politesse, elle s’adossa au vantail de la porte.

— Je voudrais comprendre, murmura-t-elle seulement.

— Quoi ? Comment je peux être ici avant toi ? C’est bien simple : Duroc avait ordre de te faire faire un long détour avant d’arriver à Trianon.

— Non. C’est vous que je voudrais comprendre. Que voulez-vous de moi, au juste ?

Il se leva enfin, vint à elle et voulut la prendre dans ses bras, mais elle résista. Loin de s’en fâcher cette fois, il eut un bref sourire.

— Une épreuve, Marianne, une simple épreuve ! Je voulais savoir quelle femme tu étais au juste. Songe que je te connais à peine. Tu m’es tombée du ciel, un soir, comme un beau météore, mais tu pouvais être une foule de choses : une habile aventurière, une courtisane, un agent des princes, une belle amie particulièrement dévouée à ce cher « Taillerand »... et tu avoueras que cette dernière éventualité était la plus plausible. D’où l’épreuve. Il fallait que je sache quel était au juste ton caractère.

— Une épreuve dont j’aurais pu mourir, murmura Marianne encore trop ébranlée pour éprouver le moindre soulagement.

Pourtant, les paroles de Duroc revenaient peu à peu à sa mémoire. Elle comprenait qu’elles avaient fait leur chemin dans son esprit et qu’elle voyait maintenant cet homme extraordinaire avec des yeux nouveaux et, surtout, à ses vraies dimensions.

— Tu m’en veux, n’est-ce pas ? Mais cela passera. Il faut que tu comprennes que j’ai le droit de savoir qui j’aime.

— Parce que... vous m’aimez ?

— Tu n’en doutes pas un seul instant, dit-il doucement. Quant à moi, tu n’imagines pas le nombre de femmes que l’on essaie de mettre dans mon lit, par intérêt. Tous ceux qui m’entourent cherchent à me donner une maîtresse afin d’avoir barre sur moi en quelque sorte. Même ma famille ! Surtout ma famille et surtout depuis que j’ai dû répudier l’Impératrice. Ma sœur Pauline m’avait présenté une de ses dames d’honneur voici quelques semaines, une Mme de Mathis, d’ailleurs charmante.

— Et... sans succès ?

Il ne put s’empêcher de rire et, chose étrange, ce fut ce rire, si jeune, si gai, qui fit fondre la rancune de Marianne plus sûrement que ses explications.

— Si, avoua-t-il, au début ! Mais je ne te connaissais pas. Maintenant tout est changé.

Très doucement, il posait ses mains sur les épaules de Marianne et l’attirait à lui. Cette fois, elle se laissa faire avec cependant encore un rien de raideur. De toutes ses forces, elle essayait de le comprendre, de saisir cette pensée rapide, incisive, qu’elle admirait déjà tout en la redoutant ! Elle sentait bien que non seulement elle n’avait pas cessé de l’aimer, mais qu’au contraire son amour sortait plus puissant que jamais de ce cauchemar. Seulement, il lui avait fait si mal !... Elle avait l’impression de revenir lentement à la vie après une longue maladie. Elle essaya de sourire.

— Ainsi, murmura-t-elle, j’ai bien passé mon examen ?

Il la serra contre lui, à lui faire mal :

— Admirablement ! Tu mériterais d’être corse ! Ah, non, tu n’as pas une âme d’esclave, orgueilleuse petite ci-devant ! Tu n’es ni servile ni intéressée, mais nette, franche et droite. Si tu avais été ce que j’ai craint un instant, tu aurais capitulé sur tous les points, mais tu n’as pas cédé d’un pouce ! Et pourtant... tu ne pouvais pas deviner comme je réagirais... toi non plus, tu ne me connais pas ! Mais je t’aime, Marianne, tu peux en être certaine, pour tout cela et pour bien d’autres choses.

— Pas seulement ma voix et ma personne ?

— Idiote !

Alors, enfin, elle s’abandonna. Ses nerfs cassèrent d’un seul coup. Avec un frisson, elle se blottit étroitement contre lui et, la tête sur son épaule, se mit à pleurer à gros sanglots, des sanglots de petite fille punie et pardonnée qui la soulagèrent. Tendrement, patiemment, Napoléon attendit qu’elle se calmât, la berçant avec une douceur presque fraternelle. Il la conduisit jusqu’à un petit canapé et l’y fit asseoir sans cesser de la tenir tout contre lui. Quand elle pleura un peu moins fort, il lui murmura, en italien, les mots tendres qu’elle avait tant aimés la première fois. Peu à peu, sous ses caresses et ses baisers, elle se calma. Au bout d’un moment, elle se dégagea des bras qui la tenaient et se redressa, essuyant ses yeux avec le mouchoir que Duroc avait tout à l’heure remis dans ses doigts.

— Pardonnez-moi ! balbutia-t-elle. Je suis stupide.

— Peut-être, si tu le crois vraiment. Mais tu es si belle que même les larmes ne peuvent pas t’enlaidir !

Il alla jusqu’au grand rafraîchissoir de vermeil posé sur une petite table auprès de flûtes translucides et d’un petit souper froid, en tira une bouteille de Champagne et remplit deux verres. Puis il en porta un à Marianne :

— Maintenant, il faut sceller notre réconciliation. Nous recommençons tout, depuis le début. Seulement, cette fois, nous savons qui nous sommes et pourquoi nous nous aimons. Bois, mio dolce amor, à notre bonheur !

Ils burent, les yeux dans les yeux, puis, avec un soupir, Marianne laisser aller sa tête Sur le dossier du canapé. Pour la première fois, elle regarda ce qui l’entourait, les tentures précieuses, les meubles de bronze doré ou de bois-satin, tout ce décor magnifique et inconnu. Que lui avait-il dit, tout à l’heure ? Que c’était là Trianon ?

— Pourquoi ici ? demanda-t-elle. Pourquoi ce voyage, cette comédie ?

— Là aussi j’ai une excellente raison. Je vais m’accorder quelques vacances... toutes relatives. Je reste ici huit jours, et je te garde avec moi.

— Huit jours ?

— Mais oui. Est-ce que cela te paraît trop long ? Rassure-toi, tu auras ensuite tout le temps de te faire entendre au directeur de l’Opéra. Tu es engagée d’avance. Les répétitions commenceront dès ton retour. Quant à ta maison...

Il prit un temps et Marianne, n’osant l’interrompre, retint son souffle. Qu’allait-il dire ? Leur dispute stupide de tout à l’heure n’allait tout de même pas recommencer ? Il la regarda, sourit, puis, posant un baiser léger sur le bout des doigts qu’il avait pris entre les siens, il acheva tranquillement :

— Quant à ta maison, Percier et Fontaine n’ont nul besoin de toi pour effectuer les travaux. Sois tranquille, ils ont ordre de se conformer strictement à tes désirs. Tu es contente ?

Pour toute réponse, elle lui tendit ses lèvres et, osant pour la première fois le tutoyer, murmura :

— Je t’aime.