— Et si, cependant, c’est ainsi que je veux être aimé ? fit-il lentement sans cesser de la fixer impitoyablement.

— Je ne vous crois pas ! Vous ne pouvez pas souhaiter un amour agenouillé, terrifié, avili... Pas vous !

Il dédaigna le cri de protestation où cependant il y avait tant d’amour. Sans douceur, mais brûlants, ses doigts se posèrent sur la gorge de la jeune femme, remontant vers la mince colonne du cou.

— Ce que j’aime en vous, fit-il d’un ton sarcastique, c’est votre voix sans égale et votre beauté.

Vous êtes un merveilleux oiseau chanteur avec un corps de déesse. J’entends jouir de l’une et de l’autre, sans me préoccuper de sentiments. Allez m’attendre dans ma chambre. Déshabillez-vous et couchez-vous. Je viendrai dans un moment.

Les hautes pommettes de Marianne s’enflammèrent tout à coup, comme s’il l’avait giflée. Elle recula brusquement, voilant de ses deux mains son large décolleté. Sa voix sécha d’un seul coup dans sa gorge. Ses yeux brûlèrent de honte. Elle se souvint brusquement de certains potins entendus rue de Varenne : l’histoire de Mlle Durdesnoy qu’il avait fait renvoyer sans même un mot d’excuse après l’avoir fait installer dans son lit ; l’aventure de la petite fiancée marseillaise congédiée par une lettre sèche sous le fallacieux prétexte qu’elle n’avait pas demandé sa propre main à ses parents ; celle, enfin, de la fameuse comtesse polonaise qu’il avait tant malmenée qu’elle en avait perdu connaissance, ce dont il avait profité pour la violer et que d’ailleurs il avait renvoyée dans sa Pologne natale mettre au monde l’enfant qu’elle attendait. Est-ce que tout cela pouvait être vrai ? Marianne commençait à le supposer. En tout cas, à aucun prix, fût-ce à celui de son amour, elle n’accepterait d’être traitée ainsi. L’amour ne lui donnait pas tous les droits !

— N’y comptez pas ! murmura-t-elle les dents serrées pour mieux retenir sa colère. Je me suis donnée à vous sans vous connaître, parce que, comme une folle, je suis tombée amoureuse de vous. Oh ! comme je vous ai aimé ! Comme j’ai été heureuse de vous appartenir ! Vous pouviez exiger de moi n’importe quoi parce que je croyais que vous m’aimiez un peu ! Mais je ne suis pas une fille de harem que l’on caresse quand on en a envie et que l’on chasse, d’un coup de pied, une fois le désir apaisé.

Les mains au dos, Napoléon s’était redressé de toute sa taille. Ses mâchoires s’étaient crispées, ses narines blanchissaient de colère.

— Vous refusez de m’appartenir ? Songez-y ! C’est une grave insulte !

— Et cependant... je refuse ! fit Marianne douloureusement.

Elle était lasse, tout à coup. Il ne lui restait plus qu’une envie : fuir au plus vite cette pièce intime et silencieuse où elle était arrivée si heureuse quelques instants plus tôt et où elle venait de tant souffrir. Elle comprenait bien qu’elle remettait d’un seul coup en jeu toute sa vie, qu’il avait sur elle tous les pouvoirs, mais, pour rien au monde, elle n’aurait accepté le rôle dégradant qu’il tentait de lui imposer. Elle l’aimait encore trop pour cela... Tout bas, elle ajouta :

— Je refuse... pour vous plus encore que pour moi... parce que je veux pouvoir vous aimer encore ! Et puis... quel plaisir auriez-vous de posséder un corps inerte, rendu insensible par le chagrin. ?

— Ne cherchez pas d’excuse. Je croyais avoir sur vos sens plus de pouvoir que vous ne m’en accordez !

— Parce que alors il y avait entre nous un amour que vous tuez en ce moment !

Elle avait crié, exaspérée par la souffrance qui faisait défaillir son cœur. Elle cherchait, maintenant, à atteindre le défaut de sa cuirasse à lui. Il ne pouvait pas être ce monstre d’impitoyable orgueil, ce despote dépourvu de toute sensibilité ! Elle avait encore, dans les oreilles, l’écho de ses mots d’amour...

Mais, brusquement, il lui tourna le dos, marcha jusqu’à la bibliothèque devant laquelle il se planta, les mains au dos.

— C’est bien, fit-il sèchement. Vous pouvez vous retirer !

Elle hésita un instant. Ce n’était pas possible qu’ils se quittassent ainsi, brouillés, pour une vétille ! C’était trop dur ! Elle avait envie, tout à coup, de courir à lui, de lui dire qu’elle renonçait à tout ce qu’il lui avait donné pourvu qu’il la gardât auprès de lui, qu’il pouvait reprendre l’hôtel d’Asselnat, en faire ce qu’il voudrait ! Tout, mais pas le perdre, pas renoncer à le voir, à l’entendre. Elle fit un pas.

— Sire ! commença-t-elle d’une voix brisée.

Mais soudain, comme si les panneaux sévères de la bibliothèque se fussent tout à coup écartés, elle crut revoir devant elle, avec une netteté affolante, le grand portrait sur le mur délabré. Elle revit les yeux fiers, le sourire insolent ! La fille d’un tel homme ne pouvait pas s’abaisser jusqu’à mendier un amour qu’on lui refusait. D’ailleurs, elle entendit :

— Vous êtes encore là ?

Il lui tournait toujours le dos, obstinément. Alors lentement, elle alla ramasser son manteau vert, le mit sur son bras et s’abîma dans une révérence si profonde qu’elle fut presque un agenouillement :

— Adieu... Sire ! souffla-t-elle.

Quand elle fut sortie, elle partit droit devant elle, comme une somnambule, sans même voir Roustan qui la regardait avec de gros yeux effarés, sans même songer à recouvrir de son manteau ses épaules nues. Elle était étourdie de chagrin, trop assommée pour souffrir vraiment. Le choc l’enveloppait d’une sorte d’ouate miséricordieuse qui, en se dissipant, laisserait place à la vraie souffrance, aiguë, cruelle. Elle ne songeait même pas à ce qu’elle allait faire, à ce qui allait se passer maintenant... Non. Tout lui était devenu absolument indifférent, tout hormis cette sourde brûlure enfouie au fond d’elle-même.

Elle descendit l’escalier sans même s’en rendre compte, ne se retourna même pas quand une voix haletante l’appela. C’est seulement quand Duroc prit son manteau pour le lui mettre sur les épaules qu’elle s’aperçut de sa présence.

— Où allez-vous si vite, mademoiselle ! Vous ne songiez pas, je pense, à partir seule en pleine nuit ?

— Moi ?... Oh, je ne sais pas ! Cela a si peu d’importance.

— Comment cela, peu d’importance ?

— Je veux dire... Je peux très bien rentrer à pied. Ne vous dérangez pas !

— Ne dites donc pas de sottises ! Vous ne connaissez même pas le chemin. Vous vous perdriez. Et, tenez, prenez cela !

Il lui mit, de force, un mouchoir entre les doigts, mais elle ne s’en servit pas. C’est seulement quand le grand maréchal du palais essuya doucement ses joues qu’elle se rendit compte qu’elle pleurait. Avec sollicitude, il la fit monter en voiture, enveloppa ses jambes d’une couverture de fourrure et alla donner quelques ordres au cocher avant de monter auprès de la jeune femme.

La voiture partit sans que Marianne, qui avait l’air frappée par la foudre, eût bougé d’une ligne. Elle s’était pelotonnée dans les coussins comme un animal blessé qui ne souhaite que le silence et l’obscurité. Ses yeux regardaient sans voir le Paris nocturne qui défilait à la portière. Duroc ; un long moment, observa sa jeune compagne. Mais, comme les larmes recommençaient à couler lentement sur ses joues sans qu’elle fît rien pour les arrêter, il voulut essayer maladroitement de la consoler.

— Il ne faut pas vous désoler ainsi, chuchota-t-il. L’Empereur est dur, souvent, mais il n’est pas méchant. Il faut comprendre ce que représente un empire allant d’Ouessant au Niémen et du Danemark à Gibraltar et reposant sur les épaules d’un seul homme.

Les paroles ne parvenaient à Marianne qu’à travers un brouillard. Pour elle, le gigantesque empire n’avait qu’une signification : il avait fait de son maître un monstre d’orgueil et un impitoyable autocrate. Néanmoins, encouragé peut-être par le soupir qu’elle avait poussé, Duroc poursuivit :

— Voyez-vous, le cinquième anniversaire du Couronnement a été fêté voici deux mois et, quinze jours après, l’Empereur divorçait, pour assurer cette couronne qui lui semble encore fragile. Il vit dans l’inquiétude perpétuelle car, seule, la puissance de sa volonté et de son génie maintient assemblée cette invraisemblable mosaïque de peuples. Ses frères et ses sœurs, dont il a fait des souverains, sont des incapables qui ne pensent qu’à leurs propres intérêts en négligeant ceux de l’Empire. Songez au nombre de victoires qu’il a fallu pour cimenter tout cela depuis que les campagnes d’Italie ont fait de lui l’Empereur des Français ! Depuis le soleil d’Austerlitz, qui n’est guère vieux que de quatre ans, six grandes batailles, sans compter les combats d’Espagne, jamais terminés : Iéna, Auerstaedt, Eylau, Friedland, Essling, où il a perdu le maréchal Lannes, son meilleur ami, Wagram enfin, où il a vaincu l’homme dont, maintenant, il va épouser la fille, parce que, pour que l’empire se maintienne, il faut un héritier... même si pour cela il a fallu sacrifier un peu de son cœur car il aimait sa femme. L’Empereur est seul, contre tous, entre les coquetteries d’un tzar aux idées étranges et la haine de l’Angleterre accrochée à ses basques comme un chien hargneux. Aussi... quand par moments on pense qu’on pourrait le détester, quand il éveille en vous des sentiments de révolte, c’est à tout cela qu’il faut penser ! Il a besoin qu’on le comprenne... et ce n’est pas facile !

Il se tut, enfin fatigué peut-être d’avoir parlé si longtemps. Mais son plaidoyer, s’il trouvait encore le chemin du cœur de Marianne, ne faisait qu’aggraver son chagrin. Comprendre Napoléon ? Mais elle ne demandait que cela ! Encore fallait-il qu’il voulût bien le lui permettre ! Or, il l’avait chassée, rejetée dans l’ombre, dans la foule anonyme et sans visage de ses sujets dont, un instant, il l’avait tirée.