— ... après être allé voir la colonne Vendôme que l’on achève, l’Empereur a inspecté le canal de l’Ourcq, disait-il. Il ne s’arrête jamais un moment !

— Il était satisfait ? demanda Mme Hamelin.

— De ses travaux, oui, mais la guerre d’Espagne demeure son grand souci. Les choses vont mal là-bas. Les soldats souffrent, le roi Joseph, frère de l’Empereur, n’a pas d’envergure, les maréchaux sont fatigués, jaloux les uns des autres, tandis que les guérilleros harcèlent les troupes avec l’aide d’une population hostile et cruelle... et des Anglais de Wellington qui sont solidement établis dans le pays.

— Combien avons-nous d’hommes là-bas ? demanda Arcadius gravement.

— Près de quatre-vingt mille. Soult a remplacé Jourdan comme major général Sébastiani, Victor et Mortier sont à la disposition du roi Joseph, tandis que Suchet et Augereau occupent l’Aragon et la Catalogne. Masséna et Junot rejoignent en ce moment l’armée de Ney et de Montbrun qui est prête à entrer en Portugal...

L’entrée de Marianne coupa court a l’exposé militaire de Duroc. Il leva les yeux, sourit à la jeune femme et posa sa tasse vide.

— Partons, puisque vous voici prête ! Si je me laisse entraîner à parler métier, nous serons encore là demain.

— J’aimerais cependant que vous continuiez ! C’était très intéressant.

— Pas pour deux jolies femmes. Et puis l’Empereur n’aime pas attendre.

Marianne eut un bref remords en rencontrant le regard de Jolival et en pensant à leur expédition manquée. Après tout, il n’y avait pas péril en la demeure.

— Ce sera pour une autre fois ! lui dit-elle avec un sourire. Nous pouvons partir, monsieur le Duc.

Jolival lui adressa un sourire en coin sans cesser de tourner gravement sa cuiller dans sa tasse de Sèvres bleu.

— Mais naturellement, répondit-il. Rien ne presse.

Quand Roustan, impassible, ouvrit devant Marianne la porte du cabinet de l’Empereur, Napoléon travaillait, assis à son grand bureau-secrétaire, et ne leva pas la tête, même quand la porte se fut refermée. Interdite, la jeune femme le regarda sans savoir ce qu’elle devait faire. Son élan était coupé net. Elle venait vers lui avec une hâte joyeuse, emportée par l’ardeur que la seule évocation de son amant éveillait en elle. Elle pensait le trouver dans sa chambre, ou tout au moins l’attendant avec impatience. Elle venait se jeter dans les bras qu’il lui ouvrait. En un mot, elle accourait retrouver l’homme qu’elle aimait... et elle trouvait l’Empereur !

Cachant de son mieux sa déception, elle plia les genoux, plongea dans une profonde révérence et, la tête courbée, attendit.

— Relevez-vous. Asseyez-vous, mademoiselle. Je suis à vous dans l’instant !

Oh ! cette voix brève, impersonnelle et froide ! Le cœur de Marianne se serra tandis qu’elle allait s’asseoir sur le petit canapé jaune, placé devant le bureau, à angle droit de la cheminée, où elle avait vu Fortunée pour la première fois. Elle y demeura immobile, n’osant bouger, retenant même sa respiration. Le silence était si profond que le grincement rapide de la plume impériale sur le papier lui parut faire un bruit étrange. Les yeux baissés, Napoléon écrivait toujours au milieu d’un invraisemblable amoncellement de portefeuilles rouges ouverts ou fermés. Des papiers jonchaient la pièce. Des cartes, roulées, étaient posées, en faisceau, dans un coin. Pour la première fois, Marianne le vit en uniforme. Pour la première fois, la pensée l’effleura de ces immenses armées qu’il commandait.

Il portait la petite tenue vert olive de colonel des Chasseurs de la Garde qu’il affectionnait ; mais les hautes bottes d’uniforme étaient remplacées par des bas de soie blanche et des escarpins à boucle d’argent. Comme d’habitude, sa culotte de Casimir blanc portait des taches d’encre et des traces de plume. Le ruban pourpre de la Légion d’honneur barrait son gilet blanc, mais ce que Marianne vit surtout, ce furent les courtes mèches brunes de ses cheveux, collées à son front où perlaient quelques gouttes de sueur tant il mettait d’ardeur à son travail et, malgré sa déception, malgré la vague inquiétude qui lui venait, elle se sentit envahie d’une chaude vague de tendresse. Elle eut soudain une conscience si aiguë de son amour qu’elle dut faire effort sur elle-même pour ne pas lui jeter ses bras autour du cou. Mais, décidément, un empereur n’était pas un homme comme les autres. Il fallait, selon son bon plaisir, maîtriser les élans qui eussent été si naturels et si doux avec un simple mortel. Non, en vérité, ce n’était pas facile d’aimer un géant de l’Histoire ! songea Marianne avec un regret enfantin.

Soudain, le « géant » jeta sa plume et releva la tête. Son regard froid comme l’acier vint se planter dans celui de la jeune femme.

— Alors, mademoiselle, dit-il sèchement, il paraît que vous n’aimez pas le style de mon époque ? Vous souhaitez, à ce que l’on m’a dit, ressusciter les fastes du Grand Siècle ?

Elle s’attendait à tout sauf à cela et, un instant, la surprise lui coupa la parole. Mais la colère la lui rendit rapidement. Est-ce que, d’aventure, Napoléon entendait lui dicter chacun des actes de sa vie et même ses goûts ? Pourtant, sachant bien qu’il était dangereux d’entrer en lutte ouverte avec lui, elle s’obligea au calme et trouva même un sourire. C’était comique, après tout : elle arrivait à lui toute vibrante d’amour et il lui parlait de décoration. Il semblait surtout vexé qu’elle ne brûlât pas d’enthousiasme pour le style qu’il avait adopté !

— Je n’ai jamais dit que je n’aimais pas votre style, Sire, dit-elle doucement. J’ai simplement émis le vœu que l’hôtel d’Asselnat retrouvât son ancien visage.

— Qui vous dit qu’en vous l’offrant je souhaitais cette résurrection ? La maison que je vous ai donnée doit être celle d’une célèbre cantatrice italienne, appartenant entièrement au régime actuel. Il n’était nullement question d’en faire un temple pour vos ancêtres, mademoiselle. Oubliez-vous que vous n’êtes plus Marianne d’Asselnat ?

Oh ! ce ton tranchant, impitoyable ! Pourquoi fallait-il qu’il y eût en cet homme deux natures si contradictoires ? Pourquoi fallait-il... que Marianne l’aimât avec cette passion ? Pâle jusqu’aux lèvres, elle s’était levée, si blessée qu’elle en tremblait.

— Quel que soit le nom dont il plaira à Votre Majesté de m’affubler, elle ne pourra faire que je ne demeure ce que je suis. J’ai tué un homme pour l’honneur de mon nom, Sire. Et vous ne m’empêcherez pas de garder à mes parents l’amour et le respect qui leur sont dus. Quant à moi, si je vous appartiens corps et âme, et vous n’en doutez pas un instant, je vous appartiens seule : les miens ne sont qu’à moi !

— Et à moi aussi, figurez-vous ! Tous les Français, passés, présents ou à venir m’appartiennent. J’entends par là qu’ils sont mes sujets. Vous oubliez un peu trop souvent que je suis l’Empereur !

— Comment pourrais-je l’oublier ?, fit Marianne amèrement. Votre Majesté ne m’en laisse guère le loisir ! Quant à mes parents...

— Je n’entends aucunement vous empêcher de les pleurer, discrètement, mais vous devriez comprendre que je n’ai guère de tendresse pour ces fanatiques de l’ancienne cour. J’ai grande envie de vous reprendre cette maison et de vous en donner une autre.

— Je n’en veux aucune autre, Sire. Que Votre

Majesté retire ses architectes s’ils se jugent offensés de restaurer dans un style désuet, mais qu’elle me laisse cette maison. J’aime mieux l’hôtel d’Asselnat tel qu’il est, pitoyable, dévasté, défiguré, que la plus somptueuse demeure de Paris ! Quant aux sujets du Roi, à sa noblesse... je croyais bien que Votre Majesté en avait fait partie !

— Ne soyez pas insolente, cela ne vous sera d’aucune utilité auprès de moi, au contraire. Vous avez trop d’orgueil de caste, il me semble, pour être une fidèle sujette ! J’espérais trouver en vous plus de soumission et d’obéissance. Sachez qu’avant tout j’apprécie, chez une femme, la douceur. Une qualité qui semble vous faire gravement défaut !

— La vie que j’ai menée jusqu’ici ne m’a guère enseigné la douceur, Sire ! Je regrette profondément de déplaire ainsi à Votre Majesté, mais je suis telle que je suis. Je ne peux contraindre ma nature !

— Même pour me plaire ?

Le ton montait. Quel jeu jouait Napoléon ? Pourquoi ces sarcasmes, cette attitude presque hostile ? Etait-il donc à ce point despote qu’il exigeât d’elle une soumission qui la rendît aveugle, sourde, muette ? Ce qu’il voulait, c’était donc l’obéissance servile d’une esclave de harem ? Malheureusement, Marianne avait trop lutté, jusqu’ici, pour conserver simplement sa dignité de femme. Elle refusait de plier. Même si elle devait s’arracher le cœur, elle ne céderait pas. Sans baisser les yeux sous le terrible regard bleu, elle dit, avec une infinie douceur :

— Même pour vous plaire, Sire ! Dieu m’est témoin, cependant, que je ne souhaite rien plus ardemment que cela : plaire à Votre Majesté !

— Vous n’en prenez guère le chemin, ricana-t-il.

— Mais pas au prix de ma propre estime ! Si vous aviez daigné. Sire, me dire que vous ne souhaitiez trouver en moi qu’une créature servile, une simple esclave toujours consentante, toujours terrifiée devant Votre Majesté, je vous aurais supplié de me laisser quitter la France comme j’en avais formé le projet. Car, pour moi, aimer ainsi ce n’est pas aimer vraiment.

Il fit deux pas vers elle et, d’un geste sec, dénoua les liens de velours qui retenaient son manteau. Le lourd tissu glissa à terre. Un instant, il la contempla, bien droite devant lui. Dans la lumière douce des bougies, ses belles épaules et ses seins à demi découverts se doraient comme des fruits d’été dans leur corbeille de dentelle blanche. Sous le casque trop lourd de ses cheveux de nuit, elle était pâle, mais ses longs yeux verts brillaient de larmes courageusement retenues. Elle était belle à couper le souffle. Il n’avait qu’un geste à faire pour la prendre dans ses bras et effacer la douleur de son regard. Mais il était dans un de ces moments tyranniques où aucune force humaine n’aurait pu le faire céder à ce désir. Elle osait lui tenir tête ! C’était faire naître en lui l’envie cruelle de la briser.