— J’y tiens... essentiellement. Je ne veux rien d’autre. Essayez de rendre à l’hôtel d’Asselnat sa physionomie primitive, messieurs, et je vous serai éternellement reconnaissante.

Il n’y avait rien à ajouter à cela. Les deux hommes se retirèrent en assurant qu’ils feraient de leur mieux. Ils avaient à peine disparu dans l’escalier que Marianne fondait sur Arcadius.

— Le portrait de mon père, qu’en savez-vous ?

— Qu’il n’est plus à la place où nous l’avons vu, ma pauvre enfant. Sans vous en parler, je suis retourné rue de Lille, après le départ des architectes, que j’ai d’ailleurs guetté. Je voulais visiter la maison de fond en comble car certaines choses m’avaient paru bizarres, ces serrures fonctionnant trop bien, entre autres. C’est alors que j’ai constaté la disparition du portrait.

— Mais, enfin, qu’a-t-il pu devenir ? C’est insensé ! C’est incroyable !

Une peine amère l’envahissait. Marianne avait l’impression de perdre vraiment, à cette minute, ce père qu’elle n’avait jamais connu et qu’elle avait découvert, le matin même, avec tant de joie. C’était si cruel, cette disparition soudaine.

— J’aurais dû l’emporter immédiatement, ne pas le laisser là puisque j’avais eu la chance inouïe de le retrouver. Mais comment aurais-je pu deviner que quelqu’un viendrait et l’emporterait ? Car c’est bien ce qui s’est passé, n’est-ce pas ? On l’a volé !

Dans son chagrin, elle arpentait le salon clair, tordant ses mains l’une contre l’autre. Impassible en apparence, Arcadius ne la quittait pas des yeux.

— Volé ? Peut-être...

— Comment, peut-être ?

— Ne vous fâchez pas. Je pense que la personne qui l’avait placé dans le salon l’a simplement repris. Voyez-vous, au lieu de chercher qui a pris le portrait, je pense qu’il vaudrait mieux chercher qui avait pu l’installer dans ce désastre.

Car, lorsque nous saurons cela, nous saurons aussi qui détient le portrait à cette heure, j’en jurerais.

Marianne ne répondit pas. Jolival disait vrai. La réflexion, en elle, prenait la place de la douleur. Elle se souvenait de l’éclat de la toile et du cadre, de leur méticuleuse propreté, tranchant si nettement sur toute cette misère. Il y avait là un mystère.

— Voulez-vous que je fasse prévenir le ministre de la Police ? proposa Fortunée. Il fera une enquête, discrète si vous le désirez, mais je jurerais bien qu’il vous retrouvera votre portrait dans les plus brefs délais.

— Non... merci, je n’y tiens pas !

Ce à quoi elle ne tenait pas, surtout, c’était voir le trop habile Fouché se mêler d’une affaire qui la touchait de près. Il lui semblait qu’en jetant, sur l’image fugitive de son père, les argousins de Fouché et leurs ongles noirs elle ternirait, si peu que ce soit, la beauté de ce reflet, un instant retrouvé. Elle répéta :

— Non... vraiment je n’y tiens pas. (Puis ajouta :) Je préfère chercher moi-même.

Et, brusquement, elle se décida.

— Mon cher Jolival, dit-elle tranquillement, nous retournerons cette nuit rue de Lille, le plus discrètement possible.

— Retourner rue de Lille cette nuit, protesta Fortunée, vous n’y pensez pas ? Pour quoi faire ?

— On dirait qu’un fantôme hante cette vieille demeure. N’est-ce pas la nuit que préfèrent les fantômes ?

— Vous pensez que quelqu’un vient dans la maison ?

— Ou s’y cache !

Une idée se faisait jour en elle à mesure qu’elle parlait. Un souvenir plutôt, dont la réminiscence se faisait plus nette d’instant en instant. Quelques phrases entendues, jadis, dans son enfance. Plusieurs fois, tante Ellis lui avait raconté l’odyssée que, toute petite, Marianne avait vécue avec l’abbé de Chazay, comment il l’avait trouvée, bébé abandonné, dans l’hôtel dont les sectionnaires venaient d’arracher ses parents. L’abbé lui-même vivait alors rue de Lille, dans une de ces cachettes secrètes que l’on avait fait pratiquer dans nombre d’hôtels et de châteaux aristocratiques, alors, pour y cacher les prêtres réfractaires. « C’est cela ! fit-elle achevant de penser tout haut, quelqu’un doit se cacher dans l’hôtel. »

— C’est impossible ! répondit Jolival. J’ai tout visité, je vous l’ai dit, de fond en comble.

Mais il l’écouta très attentivement quand elle lui raconta l’histoire de l’abbé de Chazay. Malheureusement, elle ignorait où se trouvait la cachette en question. Etait-ce à la cave, au grenier, dans la boiserie d’un salon ? Jamais l’abbé soit par distraction, soit volontairement, n’avait donné de précisions à ce sujet.

— Dans ce cas, nous chercherons peut-être longtemps. Certains de ces réduits étaient, à moins d’un coup de chance, parfaitement introuvables. Il faudrait sonder murs et plafonds.

— De toute façon, quelqu’un qui n’aurait aucune aide extérieure ne pourrait vivre longtemps dans l’une de ces cachettes. Il faut manger, respirer, satisfaire à toutes les exigences de la vie quotidienne, dit Marianne.

Fortunée s’étendit, avec un soupir, sur sa chaise longue couverte de moire bleue et arrangea en bâillant largement les plis de sa robe de cachemire rouge.

— Vous n’avez pas l’impression d’être en train de faire du roman, vous deux ? dit-elle ironiquement. Je pense que, durant son long abandon, l’hôtel a dû faire l’affaire d’un pauvre hère quelconque qui avait élu domicile dans ses murs et que notre incursion, suivie de celle des architectes, a dû déranger, voilà tout !

— Et le portrait ? fit gravement Marianne.

— Il a dû le trouver dans l’hôtel, peut-être dans les combles, ou caché dans un coin, ce qui expliquerait pourquoi il a échappé au désastre. Comme c’était la seule belle chose qui demeurât, il en a paré son désert et, comme aujourd’hui son domaine a été envahi, il est tout simplement parti en emportant ce qu’il avait dû finir par considérer comme son bien propre. Je crois sincèrement, Marianne, que si vous voulez retrouver votre tableau, la seule chose sensée à faire est d’avertir Fouché. Il ne doit pas être facile de se promener dans Paris avec, sous le bras, une toile de cette dimension. Voulez-vous que je le fasse chercher ? Nous sommes assez bons amis.

On pouvait se demander qui ne faisait pas partie des bons amis de la charmante Fortunée, mais Marianne, cette fois encore, refusa. Son instinct lui disait, contre toute évidence, qu’il y avait autre chose, que l’explication, pourtant si simple et si rationnelle de son amie, n’était pas la bonne. Elle avait senti, dans l’hôtel, une présence que, d’abord, elle avait attribuée à la puissance magnétique du portrait, mais elle découvrait maintenant qu’il y avait autre chose. Elle se rappelait les pas entendus à l’étage supérieur. Arcadius avait conclu à la présence d’un rat. Etait-ce bien un rat ?... Elle ne pouvait s’empêcher de penser que la demeure de ses pères recelait un mystère. Et ce mystère, elle voulait le découvrir, mais le découvrir seule. Ou, tout au moins, avec l’aide d’Arcadius. Et ce fut vers lui qu’elle se tourna.

— Je maintiens ce que j’ai dit : voulez-vous venir avec moi, cette nuit, observer ce qui se passe ?

— Cette question ? fit Jolival en haussant les épaules. Non seulement je ne vous laisserai, pour rien au monde, aller seule dans ce tombeau, mais encore... j’avoue que je suis, moi aussi, intrigué par cette histoire insolite. A 10 heures, si vous le voulez bien, nous partirons d’ici.

— Grand bien vous fasse ! soupira Fortunée. Vous me semblez posséder, ma chère enfant, un goût immodéré pour les aventures. Quant à moi, je resterai ici bien tranquillement, si vous le permettez. D’abord parce que je n’ai aucune envie d’aller geler dans une maison déserte, ensuite parce qu’il faut bien que quelqu’un puisse prévenir l’Empereur au cas où vous vous jetteriez encore dans un de ces pièges dont vous me paraissez avoir le secret... Et je n’ose même pas imaginer la scène qu’il me fera si jamais il vous arrive quelque chose ! acheva-t-elle avec un effroi comique.

Le reste de la soirée s’acheva en souper d’abord, puis en préparation de l’expédition prévue. Marianne, un instant, avait bien pensé à ce mystérieux danger contre lequel Jason Beaufort l’avait mise en garde, mais elle avait rejeté cette idée aussitôt. Pourquoi penser à un danger quelconque ? D’ailleurs personne ne pouvait prévoir que Napoléon allait lui rendre la demeure de ses parents. Non, rien en ce qui concernait l’hôtel d’Asselnat ne pouvait se relier aux craintes de l’Américain.

Mais il était écrit que Marianne n’irait pas, ce soir-là, courir les aventures avec Arcadius. Le quart avant 10 heures venait de sonner et elle se levait juste de son fauteuil pour aller revêtir une tenue plus conforme à ce qui l’attendait, quand Jonas, le valet noir de Fortunée, vint annoncer, avec la solennité qu’il mettait en toute chose, que « Mgr le duc de Frioul » demandait à être reçu. Pris par leur conversation passionnée, ni Marianne, ni Fortunée, ni Arcadius n’avaient entendu arriver la voiture. Les trois personnages se regardèrent, mais Fortunée se reprit aussitôt :

— Faites entrer, dit-elle à Jonas. Le cher duc doit nous apporter des nouvelles des Tuileries.

Le grand maréchal du palais faisait mieux encore. A peine entré dans le salon, il baisa la main de Fortunée puis déclara gaiement à Marianne :

— Je viens vous chercher, mademoiselle. L’Empereur vous demande !

— C’est vrai ? Oh, je viens, je viens tout de suite.

Elle était si heureuse, tout à coup, d’aller le rejoindre ce soir même, alors que rien ne le lui avait laissé espérer, qu’elle en oublia momentanément l’affaire du portrait disparu. Pressée de rejoindre Napoléon, elle se hâta d’aller revêtir une jolie robe de velours vert soutachée d’argent, dont le profond décolleté et les manches courtes s’ornaient de dentelles mousseuses, prit de longs gants blancs et jeta sur le tout une grande cape du même velours qui avait assez la forme d’un domino de carnaval et dont le capuchon s’ourlait de renard clair. Elle aimait cet ensemble et envoya, du bout des doigts, un baiser à l’image rayonnante de joie que reflétait son miroir. Puis elle courut au salon où Duroc buvait tranquillement du café en compagnie de Fortunée et d’Arcadius. Il parlait, en même temps, et comme il parlait de l’Empereur, Marianne s’arrêta au seuil pour écouter la fin de sa phrase.