Pour la première fois, elle avait élevé la voix, comme pour prendre officiellement possession du silence. Son timbre chaud résonna dans l’enfilade des pièces vides avec l’accent du triomphe. Elle sourit à Fortunée :

— Rentrons, dit-elle. Vous êtes morte de froid. Le vent souffle ici comme dans la rue.

— Vous ne voulez pas voir les étages ? proposa Jolival. Je dois dire qu’il y règne un vide parfait. A l’exception des murs que l’on n’a pas pu voler et des débris calcinés qui encombrent les cheminées, il ne reste absolument rien !

— Alors, j’aime mieux ne pas voir. C’est trop attristant. Je veux que cette maison retrouve son âme.

Elle s’arrêta, les yeux sur le portrait, avec la sensation d’avoir dit une sottise. L’âme de la maison, elle était là, devant elle, souriant orgueilleusement sur un fond d’apocalypse. Il fallait seulement lui rendre un corps en recréant le passé.

Au-dehors, on entendait piaffer les chevaux dont le sabot impatient frappait le gros pavé. Le cri d’un porteur vint éveiller à son tour les échos de l’ancienne rue de Bourbon. L’appel même de la vie et du temps présent qui, pour Marianne, avait tant de charme. Protégée par l’amour de Napoléon, elle allait vivre ici, seule maîtresse des lieux et libre d’y agir à sa guise. Libre ! Le beau mot ! Alors qu’à cette même heure, elle aurait pu être ensevelie, par la volonté d’un mari despote, au fond de la campagne anglaise, avec l’ennui et les regrets pour seuls compagnons ! Pour la première fois l’idée lui vint que, peut-être, elle avait de la chance.

Affectueusement, elle alla glisser son bras sous celui de Fortunée et l’entraîna vers le vestibule, non sans jeter au beau portrait un tendre regard d’adieu.

— Venez, dit-elle avec entrain. Allons boire une grande tasse de café brûlant. C’est la seule chose dont j’ai vraiment envie pour le moment. Refermez soigneusement, mon ami, n’est-ce pas ?

— Soyez tranquille, fit le « prince grec » en riant. Ce serait trop dommage si un seul courant d’air vous échappait !

Ils quittèrent l’hôtel joyeusement, remontèrent en voiture pour rentrer chez Mme Hamelin.


Charles Percier et Léonard Fontaine, que l’on aurait pu appeler les jumeaux de la décoration impériale, offraient depuis des années l’image d’une entente telle qu’auprès d’eux Castor et Pollux, Oreste et Pylade auraient paru autant d’ennemis mortels. Ils s’étaient connus dans l’atelier de leur maître commun, Peyre, mais ayant obtenu, l’un, Charles Percier, le Grand Prix de Rome en 1785, et l’autre, Léonard Fontaine, le second Grand Prix en 1786, ils s’étaient retrouvés sous les pins parasols de la Villa Médicis et, depuis, ne s’étaient plus quittés. A eux deux, ils avaient entrepris de refaire Paris à la mode de Napoléon et il n’était pas de bon Percier sans la griffe de Fontaine, pas plus que de Fontaine convenable sans l’empreinte de Percier. Et comme, à deux ans près, ils étaient du même âge, que si l’un était né à Paris, l’autre avait vu le jour à Pontoise, ils jouaient assez bien, dans la vie courante, le rôle de frères parfaitement unis.

Ce fut ce tandem si éminemment représentatif de l’art français sous l’Empire qui franchit, en fin d’après-midi, les portes du salon de Fortunée, salon qui n’avait jamais été aussi désert. Mais puisque Napoléon le voulait ainsi, l’aimable femme se fût bien gardée de protester. Hormis Gossec, personne ce jour-là n’avait franchi son seuil.

Les deux architectes saluèrent les dames avec beaucoup de politesse et apprirent à Marianne qu’ils s’étaient rendus rue de Lille, au début de l’après-midi, pour une première visite des lieux.

— Sa Majesté l’Empereur, ajouta Charles Percier, nous a fait savoir que les travaux devaient être conduits de façon qu’il vous soit possible, mademoiselle, d’entrer en possession de votre maison dans les plus brefs délais. Aussi n’avons-nous pas de temps à perdre. Il est bien certain que l’hôtel a subi de graves injures.

— Mais nous pensons, continua Fontaine, que nous pourrons faire disparaître rapidement toutes les traces d’outrages, aussi bien des hommes que du temps !

— Aussi, reprit Mercier, nous sommes-nous permis de vous apporter, dès maintenant, quelques projets d’aménagement que nous avions élaborés sans but précis, simplement pour le plaisir de retenir quelques idées, mais qui semblent convenir parfaitement à cette vieille maison.

Les yeux de Marianne, durant ce duo bien orchestré, allaient de l’un à l’autre des deux hommes, du petit Percier au grand Fontaine, et s’arrêtèrent finalement sur le rouleau de papier que le premier déroulait déjà sur une table. Elle entrevit des meubles romains, des frises pompéiennes, des albâtres, des aigles dorés, des cygnes et des victoires.

— Messieurs, fit-elle doucement en prenant bien soin d’appuyer sur le léger accent étranger qu’elle avait en parlant français, et qui pouvait accréditer sa légende vénitienne, pouvez-vous répondre à une question ?

— Laquelle ?

— Existe-t-il quelque part des documents établissant ce qu’était l’hôtel d’Asselnat avant la Révolution ?

Les deux architectes se regardèrent avec une inquiétude à peine dissimulée. Ils savaient qu’ils allaient devoir travailler pour une cantatrice italienne encore inconnue, mais destinée à une haute célébrité, une cantatrice qui ne pouvait être que le dernier caprice amoureux de l’Empereur. Et ils s’attendaient à rencontrer une créature capricieuse, fantasque peut-être et peu facile à contenter. Le début de l’entretien semblait leur donner raison. Percier toussota pour s’éclaircir la gorge.

— Pour l’extérieur, sans doute, nous trouverons des documents, mais pour l’intérieur... Pourquoi donc, mademoiselle, souhaitez-vous ces documents ?

Marianne comprenait parfaitement ce que cela sous-entendait : en quoi l’état primitif d’un hôtel français pouvait-il intéresser cette fille de l’Italie ? Elle leur sourit, encourageante :

— Parce que je désire que ma maison soit, autant qu’il sera possible, remise en l’état où elle était avant les troubles. Tout ce que vous me montrez là est très beau, très séduisant, mais ce n’est pas ce que je désire. Je veux que l’hôtel redevienne ce qu’il était, et rien de plus !

Avec un bel ensemble Percier et Fontaine levèrent les bras au ciel comme dans une figure de ballet bien réglée.

— Refaire du Louis XIV ou du Louis XV ? Mais, mademoiselle, permettez-moi de vous dire que ce n’est pas la mode, dit Fontaine d’un ton réprobateur. Cela ne se fait plus, c’est vieillot, peu prisé par la société. Sa Majesté l’Empereur lui-même tiendrait...

— Sa Majesté tiendra avant tout à ce que je sois satisfaite, coupa doucement Marianne. Je comprends bien qu’il n’est pas possible de reconstituer l’aménagement intérieur tel qu’il était puisque nous ne le connaissons pas ; mais je pense qu’il vous suffira de tout ordonner en fonction du style de la maison et surtout, surtout, du portrait qui est dans le salon.

Il y eut un silence, si profond que Fortunée s’agita dans son fauteuil.

— Le portrait ? dit Fontaine. Quel portrait ?

— Mais, le portrait de... (Marianne s’arrêta net. Elle avait été sur le point de dire « le portrait de mon père » et la chanteuse Maria-Stella ne pouvait rien avoir de commun avec la famille d’Asselnat. Elle prit une profonde respiration puis jeta, très vite :) Un magnifique portrait d’homme que nous avons vu ce matin, mes amis et moi, au-dessus de la cheminée du salon. Un homme vêtu d’un costume d’officier des anciens rois.

— Mademoiselle, répondirent avec ensemble les deux architectes, je peux vous assurer que nous n’avons vu aucun portrait.

— Enfin, je ne suis pas folle ! s’écria Marianne perdant patience.

Elle ne comprenait pas pourquoi ces deux hommes refusaient de parler du portrait. Avec agitation, elle se tourna vers Mme Hamelin :

— Voyons, ma chère amie, vous l’avez vu, vous aussi ?

— Je l’ai vu, en effet, dit Fortunée soucieuse. Et vous affirmez, messieurs, qu’il n’y avait, dans ce salon, aucun portrait ? Je le revois encore : un homme admirablement beau et noble, portant l’uniforme de mestre de camp général ?

— Sur notre honneur, madame, assura Percier, nous n’avons vu aucun portrait. Croyez que s’il en avait été autrement, nous en aurions parlé immédiatement. La chose eût été assez étonnante. Pensez : un portrait, seul, dans une maison dévastée.

— Pourtant, il y était, insista Marianne têtue.

— Il y était, en effet, fit derrière elle la voix de Jolival qui arrivait. Mais il n’y est plus !

Arcadius qui avait disparu tout l’après-midi venait de pénétrer dans le salon. Percier et Fontaine, qui commençaient à se demander s’ils n’étaient pas tombés chez des folles, respirèrent et se tournèrent avec gratitude vers ce secours inespéré. Cependant, Arcadius, aimable et désinvolte à son habitude, baisait les doigts de la maîtresse de maison, ceux de Marianne.

— Il faut croire que quelqu’un l’a enlevé ! s’exclama-t-il avec légèreté. Messieurs, vous êtes-vous mis d’accord avec la... signorina Maria-Stella ?

— C’est-à-dire... euh... Pas encore ! Cette affaire de portrait...

— N’en tenez aucun compte ! fit Marianne sombrement.

Elle avait compris que Jolival souhaitait parler en dehors de la présence de ces étrangers. Elle ne désirait maintenant qu’une chose : voir partir les deux hommes, au demeurant fort sympathiques, pour se retrouver seule avec ses amis. Aussi s’obligea-t-elle à sourire et à un ton insouciant quoique ferme.

— Ne tenez compte que d’une chose : mon désir inchangé de voir l’hôtel retrouver sa physionomie d’autrefois.

— Le style du siècle passé ? murmura Fontaine avec un accablement comique. Vous y tenez vraiment ?