A mesure que coulait la journée, d’ailleurs, elle se montrait de plus en plus distraite, n’écoutant plus que d’une oreille les potins de Fortunée. Ses yeux revenaient plus souvent à la pendule de bronze dorée représentant le sommeil de Psyché. Jamais elle n’avait été aussi heureuse de voir tomber la nuit puisque cette nuit allait le ramener à elle. Un peu de fièvre se glissait dans ses veines en songeant aux heures d’amour qui l’attendaient. Elle avait déjà tant de choses à « lui » dire ! Les heures cependant mirent de plus en plus de temps à s’écouler.

Fortunée, qui avait consigné sa porte à tous ses amis sous prétexte qu’elle était souffrante, avait bâillé au moins trente fois quand 10 heures sonnèrent à l’église Notre-Dame-de-Lorette[11]. Le dernier coup venait tout juste de s’égrener quand le roulement d’une voiture se fit entendre. Elle ralentit, s’engouffra par la porte que le concierge avait reçu la consigne de laisser ouverte, puis s’arrêta dans la cour demeurée volontairement obscure. Marianne, le cœur battant la chamade, courut à la fenêtre tandis que Fortunée se levait pour rentrer dans sa chambre. Mais elle n’en eut pas le temps. En un instant, Napoléon fut là.

— Ne vous sauvez pas ! madame, lança-t-il à son hôtesse qui plongeait dans sa révérence avant de passer la porte du salon, je n’en ai que pour un moment...

Il lança son chapeau sur un canapé, prit Marianne dans ses bras et l’embrassa tandis qu’elle protestait.

— Comment pour un moment ?

— Un empereur ne fait pas souvent ce qu’il veut, mio dolce amor ! Il faut que je rentre aux Tuileries où des dépêches importantes m’attendent et où je dois recevoir quelqu’un. Je n’ai donc pas beaucoup de temps, mais j’avais à te dire plusieurs choses qui ne pouvaient attendre ! D’abord ceci :

D’une poche de sa redingote, il tira un rouleau de papiers scellé d’un grand cachet rouge qu’il mit dans les mains de la jeune femme.

— Je t’avais promis une maison, dit-il en souriant. Je te donne celle-ci. Je crois qu’elle te plaira. Regarde !

Marianne déroula les papiers, mais, à peine eut-elle lu les premiers mots de l’acte de propriété qu’elle pâlit. Ce fut avec des yeux pleins de larmes qu’elle se jeta dans les bras de son ami.

— Merci... oh ! merci ! balbutia-t-elle en serrant contre elle ces merveilleux papiers qui lui rendaient l’hôtel d’Asselnat, rue de Lille, la maison familiale où ses parents avaient été arrêtés, où l’abbé de Chazay l’avait trouvée abandonnée.

Doucement, Napoléon caressa les épais cheveux bruns relevés en couronne.

— Ne pleure pas. Je veux avant tout que tu sois heureuse. J’ai déjà donné des ordres. Dès demain, Percier et Fontaine se rendront rue de Lille pour les indispensables réparations car, depuis 1793, la maison a été abandonnée. Fortunée t’accompagnera pour que tu puisses ordonner selon ton goût. Allons, ne pleure plus, j’ai encore quelque chose à te dire ! ajouta-t-il avec une tendre brusquerie.

Elle fit un effort, essuya ses yeux.

— Je ne pleure plus.

— Menteuse ! Tant pis, je continue : demain, Gossec viendra ici. Il a l’ordre de te préparer à passer une audition devant le directeur de l’Opéra. Dans un mois Tout-Paris acclamera la nouvelle idole : Maria-Stella[12]. Tu as une voix merveilleuse ; c’est elle qui fera ta gloire !

— Maria-Stella ? fit la jeune femme trop surprise maintenant pour avoir la moindre envie de pleurer.

— C’est le nom que je t’ai choisi. Tu ne peux monter sur une scène sous ton nom réel ; quant à celui de Mallerousse, que tu avais adopté, il est affreux. Enfin, une Italienne aura tout de suite la faveur du public. Tu n’as pas idée du snobisme des Parisiens ! Ils se feraient peut-être tirer l’oreille pour une de leurs compatriotes, mais une Italienne remportera tous leurs suffrages. Te voilà donc sacrée cantatrice de la Péninsule. Que préfères-tu comme patrie : Venise, Rome, Florence ?

Il offrait un choix de villes aussi aisément qu’un choix de robes.

— Venise ! fit Marianne émerveillée. J’aimerais tant connaître Venise.

— Tu iras ! Tu chanteras à Venise, car mon empire tout entier va te disputer à moi. On te donnera donc un passeport vénitien.

Des perspectives immenses s’ouvraient tout à coup devant Marianne, mais ces perspectives supposaient tant de séparations ! Des séparations inévitables. Quand il ne pourrait pas l’appeler près de lui, il serait mieux pour elle de voyager, de s’éloigner. Avec la musique, tout serait facile.

— Maria-Stella ! murmura-t-elle comme pour se graver dans l’esprit ce nom nouveau.

— Ce n’est pas moi qui t’ai baptisée ainsi, c’est Fouché. Etoile tu étais, étoile tu resteras, mais sur un tout autre plan. Autre chose : une grande cantatrice a besoin d’un mentor, d’une sorte d’imprésario pour discuter ses contrats, pour établir son programme et la défendre contre les importuns. Je crois avoir trouvé ce qu’il te faut. Que dirais-tu de ce bonhomme à grandes oreilles que l’on a trouvé cette nuit battant la semelle sur la route de Malmaison en compagnie d’un cocher sourd ? J’ai eu, sur lui, dans la journée, un rapport qui me convient. C’est un curieux personnage, mais je crois qu’il ferait l’affaire. Et, si j’ai bien compris, tu es en dette avec lui.

— Mais, fit Marianne éberluée, comment savez-vous tout cela ? Et en si peu de temps ?

— J’ai une excellente police. Est-ce que tu ne le savais pas ? Et Fouché avait certaines choses à se faire pardonner, fit-il avec un sourire si moqueur que la jeune femme ne put s’empêcher de rire.

D’un geste vif, il lui tira l’oreille pour la ramener vers lui. Abasourdie par cette avalanche inattendue, elle s’était laissée tomber sur une chaise longue.

— Tu es contente ?

— Comment ne le serais-je pas ? Je ne sais plus que dire. Tout ceci est tellement soudain, tellement inattendu. C’est presque effrayant !

— Je t’ai prévenue que j’avais des tas de choses à te dire. Maintenant, embrasse-moi et va dormir ! Tu en as besoin. Rien de tel qu’une bonne nuit après de grandes émotions. Moi, je pars.

Pressé maintenant, il l’embrassait un peu au hasard, reprenait son chapeau, se dirigeait à grands pas vers la porte. Mais, au moment d’en passer le seuil, il s’arrêta et se frappa le front avec mécontentement.

— Stupide que je suis ! J’allais oublier !

Revenant vers Marianne clouée sur place, il lui tendit un grand écrin de maroquin vert, timbré aux armes impériales, qu’il fit surgir, comme par magie, d’une autre de ses immenses poches.

— Tiens, dit-il, tu les porteras le soir de ta première représentation ! Ainsi, je serai sûr que tu penseras à moi.

Comme dans un rêve, Marianne ouvrit l’écrin. Sur le velours noir qui le garnissait, étincelait une fabuleuse parure d’émeraudes et de diamants à laquelle les flammes des bougies arrachèrent des éclairs. Jamais elle n’avait rien vu d’aussi fastueux, même chez Talleyrand ! Mais, comme elle relevait vers Napoléon des yeux éblouis, elle vit que, de nouveau, il s’encadrait dans le chambranle de la porte.

— Ne me dis pas qu’elles ne t’iront pas. Elles sont du même vert que tes yeux ! Adieu, mon cœur.

Quand, un peu plus tard, Mme Hamelin, inquiète du silence qui régnait dans le salon, y entra avec précaution, elle trouva Marianne assise sur le tapis devant la cheminée, un flot de fabuleuses pierreries sur les genoux, des papiers plein les mains et pleurant, pleurant éperdument.

16

LE FANTOME DE LA RUE DE LILLE

Due le jour gris et pluvieux, à peine éveillé dans un ciel qui, avant longtemps, très certainement, ne connaîtrait pas le soleil, le portail de l’hôtel paraissait lugubre entre ses murs délavés où quelques pierres manquaient. Des herbes desséchées, dont les graines avaient dû être portées là par le vent, bouchaient les interstices et, au bas de la porte dont la peinture verte s’écaillait sinistrement, les pavés s’écartaient pour livrer passage à toute une végétation brûlée par l’hiver.

Sous le voile épais qui cachait son visage, Marianne, appuyée au bras de Fortunée, regardait, les yeux pleins de larmes, la vieille maison où sa vie avait débuté, d’où son père et sa mère étaient partis vers la mort, main dans la main. Elle avait voulu la visiter, seule, avant que les architectes s’en emparent, parce qu’il lui semblait qu’elle seule avait le droit de rompre le silence où, depuis tant d’années, s’ensevelissait l’hôtel d’Asselnat. Avant que, d’un coup de baguette magique, elle retrouvât une vie nouvelle, Marianne avait désiré la voir dans son abandon et sa solitude et découvrait que cet abandon lui était cruel. Il signifiait tant de choses !

Sans la Terreur, toute sa jeunesse se serait écoulée dans cette vieille demeure dont les nobles proportions, les trophées d’armes à demi brisées sur l’arc du portail disaient encore la splendeur du temps du Roi-Soleil, ou dans le vieux château d’Auvergne qu’elle ne connaîtrait peut-être jamais. Sa vie serait autre, mais serait-elle plus heureuse ? Qui pouvait savoir ce que serait, à cette heure, Marianne d’Asselnat de Villeuneuve si... Mais, avec des « si » on va tellement loin !

Derrière elle, Marianne entendit Arcadius de Jolival ordonner au cocher de se ranger et d’attendre. Elle fit quelques pas en direction de l’hôtel, hésitant à se servir des clefs qu’elle avait trouvées à son réveil. En face du silencieux portail, un grand et somptueux hôtel s’éveillait à une débordante activité qui contrastait avec l’abandon de son voisin. La livrée entrait en action. Ce n’étaient que domestiques balayant cours et trottoirs, astiquant les cuivres, battant les tapis. Des allées et venues aussi, surtout de militaires à pied ou à cheval, qui entraient ou sortaient d’une vaste cour au fond de laquelle s’élevait une imposante construction de style égyptien. Comme Marianne, gênée par ce bruit qui troublait son émotion, se tournait de ce côté, les sourcils froncés, Arcadius déclara :