— Croyez-vous que nous ayons encore quelque chose à craindre d’elle ? demanda Marianne, tout de suite effrayée par l’évocation de l’horrible vieille et songeant au danger dont parlait encore Jason.
— Sincèrement, pour le moment, je ne pense pas. Tant que nous ne nous hasarderons pas dans ses eaux territoriales, elle ne viendra pas nager dans les nôtres. Et je ne vois pas bien ce que nous irions faire à l’Epi-Scié ou à l’Homme-de-Fer ? D’ailleurs, si Bruslart et Saint-Hubert ont pu s’échapper, les autres conspirateurs ont été arrêtés. Notre ami Morvan est sous les verrous. Je crois aussi qu’une descente de police a été faite au cabaret de la rue des Bonshommes. Il est vrai que Fanchon est bien trop rusée pour se laisser prendre.
Cependant, Fortunée, qui avait achevé la lecture de la lettre et qui, même, avait eu un instant pour rêver dessus, la rendit à son amie.
— Quel est ce danger dont il parle ?
— Je ne peux pas vous le dire. Il a toujours insisté dessus, voilà tout. Mais, ceci dit, que pensez-vous de cette lettre ?
— Si cet homme-là ne vous aime pas, je veux bien être pendue ! répondit simplement Mme Hamelin. Quant à moi, je regrette beaucoup qu’il parte. J’aurais aimé le rencontrer.
— Pourquoi donc ?
— Disons... qu’il a une écriture qui me plaît, conclut la créole avec un sourire moqueur. Je vous ai déjà dit que j’aimais les hommes. Quelque chose me dit que celui-là en est un. S’il revient, ne manquez pas de me le présenter. Mais au fait, ajouta-t-elle en se tournant vers Jolival, vous a-t-il parlé de ce mystérieux danger ?
— Oui, répondit l’homme de lettres. Je sais de quoi il s’agit, mais il vaut mieux que Marianne l’ignore ! On ne sait jamais ! Quelque chose peut l’empêcher de se manifester. Alors pourquoi se torturer ? N’y pensez plus ! Si notre Américain revient un jour, je me charge personnellement de vous le présenter, belle dame ! ajouta-t-il galamment.
Rejetant délibérément l’idée de voir un jour Fortunée éprise de Jason et vice versa, Marianne se lança dans une grande dissertation sur ce qu’elle espérait faire pour ceux qui l’avaient aidée et promit à Jolival de s’occuper de lui. Elle parlerait de lui à l’Empereur qui, très certainement, trouverait à employer les multiples talents de cet oisif impénitent.
— J’aimerais m’occuper de vous ! fit-il avec un soupir. Avez-vous renoncé à faire carrière dans le bel canto ?
— Cela ne dépend pas de moi ! répondit-elle en rougissant à la fois heureuse et un peu gênée de cette sujétion qu’elle proclamait.
— Alors, au cas où vous reviendriez, pensez à moi. J’ai tout ce qu’il faut pour devenir un extraordinaire imprésario.
En attendant, comme l’heure du déjeuner approchait, Fortunée invita Jolival à le partager avec elle et sa nouvelle amie. Elle aimait les caractères originaux et celui-là lui plaisait. Malgré l’ombre que faisait planer sur Marianne le départ de Jason, le déjeuner fut des plus gais. Fortunée et Arcadius formaient pour leur jeune amie une foule de projets qui, presque tous, avaient le théâtre pour centre. Fortunée, comme toutes les créoles, adorait le théâtre, la musique et, en apprenant que Marianne possédait une voix exceptionnelle, elle montra une joie enfantine.
— Il faut que l’Empereur la laisse chanter ! s’écria-t-elle en faisant remplir de Champagne, pour la cinquième fois, le verre de Jolival. Au besoin, je le lui dirai moi-même.
Marianne écoutait à peine, comme si tout cela ne la concernait pas. Sa vie avait pris un tournant trop brusque. Elle en restait étourdie. Elle n’était pas encore habituée à ce qu’une puissance extraordinaire s’emparât de son existence pour la diriger. Chacun donnait son avis sur ce qu’elle devrait faire, mais, après tout, elle avait bien un peu voix au chapitre, elle aussi ! A mesure que les autres parlaient, sa décision se formait :
« Je chanterai, se répétait-elle farouchement, je chanterai et il faudra qu’il me laisse faire ! C’est la seule chose qui pourra me permettre de vivre dans son ombre sans trop souffrir. Il a sa gloire... j’aurai la mienne ! »
Tard dans l’après-midi, elle eut la surprise de voir arriver, chez Fortunée, Talleyrand en personne. Vêtu en sombre, très élégant à son habitude, appuyé sur sa canne à pommeau d’or, le prince baisa la main de Mme Hamelin, puis embrassa Marianne sur le front, avec une chaleur paternelle qui la surprit.
— Je suis charmé de vous revoir, mon enfant, dit-il avec autant de naturel que s’ils s’étaient quittés la veille au soir. La princesse vous envoie son chaud sentiment et Mme de Périgord, qui se tourmentait fort pour vous, m’a fait dire combien elle était heureuse de vous savoir saine et sauve.
— Monseigneur, répondit Marianne confuse, Votre Altesse est trop bonne. Je craignais qu’elle ne fût contrariée.
— De quoi ? De voir notre bel oiseau ouvrir ses ailes et s’envoler pour chanter en plein ciel ? Mais, ma chère, je n’ai jamais rien souhaité d’autre. Pourquoi donc pensez-vous que je vous avais conduite chez... M. Denis ? Il n’est rien arrivé dont je n’aie à me réjouir, ni que je n’aie prévu, hormis pourtant l’intermède de Chaillot. Gardez-nous votre amitié, c’est tout ce que nous vous demandons. Pendant que j’y pense, ma chère amie, ajouta-t-il en se tournant vers Fortunée, dites à vos gens de prendre les bagages qui sont à ma voiture. La princesse a tenu à ce qu’on vous apporte tout de suite les affaires de cette enfant.
— La princesse est infiniment bonne, Monseigneur ! s’écria Marianne rose de joie. Votre Altesse consentira-t-elle à lui dire ma reconnaissance... et aussi que je demeure sa servante comme par le passé ?
— Je le lui dirai ! Savez-vous, ma chère, que j’ai reçu ce matin une lettre de Casimir ? Il dit pour vous une foule de choses gracieuses, ajouta-t-il en se tournant vers son hôtesse.
— Ne peut-il donc me les dire lui-même ? maugréa Fortunée, mi-figue mi-raisin, ou bien les Hollandaises l’occupent-elles déjà au point qu’il ne trouve plus le temps de m’écrire ?
— Les soins de sa fortune l’occupent bien plus que les femmes, croyez-moi !
Casimir de Montrond, le plus intime ami de Talleyrand, était aussi l’amant de cœur de Fortunée. Séduisant, spirituel, méchant comme la gale, mais grand seigneur jusqu’au bout des ongles, il avait pour l’argent un amour démesuré et jouait un jeu d’enfer tout en trempant dans une foule de tractations financières qui n’avaient pas toutes l’approbation des pouvoirs publics. Tel qu’il était, Fortunée adorait ce mauvais sujet que Talleyrand avait surnommé 1’« Enfant Jésus de l’Enfer ». Mais, fidèle sujette de l’Empereur, elle n’avait pas murmuré quand il avait exilé à Anvers son turbulent amant, sous prétexte qu’avec lui la vertu n’était pas possible à la cour de France.
— En réalité, expliqua-t-elle à Marianne un peu plus tard quand Talleyrand se fut retiré après une brève visite, ce pauvre Casimir a joué de malchance. A la fin de l’année dernière, il y a eu un duel rue Cerutti. On s’est battu, à l’aube, dans le jardin de la reine Hortense. Charles de Flahaut et Auguste de Colbert ont mis flamberge au vent pour ses beaux yeux et Casimir, en tant que voisin, a été mêlé à l’affaire. Napoléon n’a pu s’en prendre ni à Hortense ni à Flahaut. Il s’est contenté d’envoyer Auguste de Colbert se faire tuer en Espagne et d’expédier Montrond à Anvers avec défense d’en bouger.
— Est-ce que ce n’était pas un peu sévère ?
— Je vous ai dit que l’Empereur n’était pas commode. Mais je dois dire qu’il n’y avait pas que cela. L’été précédent, ce diable de Casimir a été rejoindre à Cauterets la duchesse d’Abrantès qui pleurait le départ de Metternich et à ce que l’on dit, il l’a quelque peu consolée. Au fond, Napoléon a bien fait ! Dans un sens, il a rendu service à Montrond qui, sans cela, se fût trouvé peut-être mêlé aussi au scandale Abrantès.
— Quel scandale ?
— Ah, ça, mais d’où sortez-vous ?
— Des carrières de Chaillot, vous le savez bien.
— C’est trop juste ! Eh bien ! sachez que le mois passé, au sortir du bal du comte Marescalchi, Junot, qui cependant trompe abondamment sa femme, lui a fait une scène horrible au cours de laquelle il l’a à moitié tuée avec une paire de ciseaux dans une crise de jalousie. Sans Mme de Metternich, qui s’est interposée, je crois bien qu’il la tuait tout à fait. L’Empereur était furieux. Il a renvoyé Junot en Espagne et sa dame avec lui pour les obliger à se réconcilier. Selon moi, il aurait aussi bien fait de punir aussi cette chipie de Caroline !
— Caroline ?
— Sa sœur, Mme Murat, grande-duchesse de Berg et reine de Naples depuis un an et demi. Une ravissante blonde dodue, rose et appétissante comme un bonbon... et la pire garce que la terre ait jamais portée ! C’est elle qui a dénoncé la pauvre Laure d’Abrantès à Junot... qui d’ailleurs était son amant !
Ce bref aperçu des mœurs des grands dignitaires de la Cour fit ouvrir de grands yeux à Marianne qui eurent le don de mettre Fortunée en joie.
— Vous n’en imaginiez pas autant, hein ? Mais, pendant que j’y suis, un bon conseil : aimez l’Empereur autant que vous voudrez, mais méfiez-vous de sa noble famille. Hormis sa mère, l’inaccessible Mme Laetitia qui a gardé les intransigeants principes du vieux sang corse et Lucien qui a choisi l’exil par amour, les autres se sont mués en une sorte de nœud de vipères, en un ramassis de gens hautains, avides, vaniteux comme des paons et, en général, proprement infréquentables à mon sens. Fuyez-les comme la peste, car ils vous détesteront autant que l’Empereur vous aimera !
Marianne prit bonne note du conseil. Mais elle ne souhaitait pas entrer en lutte avec la famille impériale, ni même être simplement connue d’elle. Elle voulait aimer Napoléon dans l’ombre, sans attirer l’attention parce que c’était seulement loin des lumières et du bruit de la foule qu’un amour comme le leur pouvait trouver son plein épanouissement.
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