— En ce cas, je veux le voir !

Le poing de Napoléon s’abattit sur une frêle petite table en citronnier qui se brisa sous le coup.

— Qui ose dire « je veux » devant moi ? En voilà assez ! Vous ne verrez cet homme qu’avec ma permission et quand je le jugerai bon ! Fouché, puisque vous aimez tellement raccompagner les gens, vous vous chargerez de ce Beaufort.

Le ministre de la Police s’inclina et, avec un regard ironique en direction de Marianne, accompagné d’un discret haussement d’épaules, il prit congé et sortit.

La jeune femme le regarda franchir la porte, le dos rond, maté. Cela aurait dû lui faire plaisir, mais l’homme dont la colère éclatait devant elle était trop différent du charmant Charles Denis. Elle comprenait maintenant pourquoi on l’appelait l’ogre de Corse ! Mais, malgré sa rancune actuelle, Marianne ne pouvait se dissimuler qu’elle aimait ce ton dominateur. Il lui allait bien...

L’ex-impératrice avait assisté à toute cette scène sans s’y mêler. Mais, quand Fouché fut sorti, elle se leva et prit Marianne, figée sur place, par le bras.

Le regard de Marianne, flambant de révolte, croisa celui, doux et douloureux de Joséphine. Malgré son amour pour Napoléon, elle ne pouvait s’empêcher d’être attirée par cette femme désarmée qui se montrait bonne pour elle sans même songer à s’étonner de l’étrangeté de sa situation. Elle s’efforça de lui sourire puis, se courbant brusquement, posa ses lèvres sur la main pâle de la souveraine répudiée.

— C’est à vous que j’obéis, madame.

L’Empereur ne broncha pas. Peut-être n’avait-il même pas entendu cet ultime défi à son autorité. Le dos tourné aux deux femmes, il regardait au-dehors en tiraillant d’un doigt nerveux la frange d’un rideau de moire brillante. Sans rien ajouter, Marianne fit sa révérence à Joséphine et suivit la camériste, que la reine Hortense avait fait appeler, en se demandant si un jour viendrait où elle aurait, enfin, la possibilité de choisir elle-même ses vêtements et de s’habiller sans être obligée d’emprunter quoi que ce soit à qui que ce soit.


Une demi-heure plus tard, vêtue d’une robe et d’un manteau appartenant à Mme de Rémusat, la dame d’honneur de l’ex-impératrice, qui avait à peu près la même taille qu’elle, Marianne, la tête basse et le cœur lourd, prenait place dans la berline impériale. Elle n’était même pas sensible à l’honneur incroyable qui lui était fait. Pour elle, cela ne signifiait rien, car il lui importait peu que le petit homme coléreux qui y prenait place auprès d’elle fût empereur. Puisqu’il ne l’aimait pas, elle aurait cent fois préféré n’importe quel inconnu. Entre eux, affreusement gênants maintenant, il y avait les souvenirs brûlants du Butard qui accroissaient son désarroi et sa peine. L’homme qu’elle aimait s’était mué, tout à coup, en une espèce de juge, aussi glacial et indifférent que la justice elle-même. Et, si elle appréhendait la route qui allait venir, c’est parce qu’elle savait bien quel pouvoir de la faire souffrir possédait cet homme impitoyable.

Quand elle avait adressé à Joséphine ses adieux et ses remerciements, la douce créole lui avait fait promettre de revenir la voir et avait glissé vers l’Empereur un regard suppliant qu’il avait feint de ne pas voir. Mais même cette sollicitude n’avait pas consolé Marianne. Elle allait sans doute gravir la dernière marche de son calvaire. Demain, elle essaierait de retrouver Jason et de partir enfin avec lui. Pour cette nuit, elle ne se demandait même pas ce que Napoléon comptait faire d’elle.

Au moment où la portière allait être refermée, la tête de Duroc s’était introduite dans la voiture.

— Nous allons... à Trianon, Sire ?

— Vous perdez la tête ? Ni à Trianon ni à Saint-Cloud : aux Tuileries ! Envoyez un messager avertir que je rentre !

— Aux ordres de Votre Majesté !

La portière avait claqué. La voiture s’était ébranlée en direction de la grille éclairée. Tout autour, les chevaux des Chasseurs de l’escorte, au trot, martelaient le sol en cadence. Marianne avait bien remarqué qu’en proposant une destination à l’Empereur Duroc s’était bien gardé de mentionner le Butard, et en avait fait son profit. C’était sans doute un nom qu’il ne faudrait plus jamais, jamais prononcer ! Le seul souvenir de ce qui s’était passé entre lui et une espionne de Fouché devait être souverainement désagréable au maître de l’Europe.

La grille franchie dans le claquement des armes présentées, la route commença de dérouler son ruban. Marianne ferma les yeux, à la fois pour retenir les larmes qui lui venaient et pour mieux sentir l’odeur de jasmin d’Espagne et de tabac fin qui emplissait la voiture, ouatée de velours vert. Ce parfum, elle le respirait presque furtivement, comme une voleuse, parce qu’à lui seul il évoquait les souvenirs doux et torturants qu’elle aurait tant voulu chasser. C’était encore une infime parcelle de bonheur.

Tout à coup, elle entendit :

— Cet Américain, qu’est-il au juste pour vous ? Votre amant ?

Sans le regarder, elle répondit, s’efforçant de cacher sa peine :

— Rien de plus qu’un ami... fidèle ! Cette nuit, il m’a sauvée de la prison où l’on me retenait depuis... (Elle s’arrêta, puis, brusquement, se tourna vers lui, reprise par son instinctif besoin de lutter, de rendre coup sur coup :) Vous m’avez posé beaucoup de questions sur ma vie passée, Sire, pourquoi donc ne m’avez-vous rien demandé sur ce que j’ai fait depuis plus d’une semaine ?

— Inutile. Je le sais !

— Vous savez ? Comment ?

— Pendant que l’on vous décrassait, j’ai posé quelques questions. Je suis navré de ce qui s’est passé, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Où avez-vous connu cet Américain ?

Son insistance qui dénotait un si monstrueux égoïsme révolta Marianne. Incapable de se maîtriser plus longtemps, elle lança comme un défi :

— C’est contre lui que jouait Francis Cranmere lorsqu’il a perdu tout ce que je lui avais apporté... et moi-même !

— Donc, j’avais raison : il est votre amant !

— Parce que vous me supposez capable de remplir un tel marché ? Parce que vous croyez qu’il est possible, à une jeune fille à qui l’on vient dire, au soir de ses noces : « Ton mari ne viendra pas, c’est moi qui vais prendre sa place, je t’ai gagnée au jeu », d’ouvrir sans protester ses bras et son lit ? Je croyais vous avoir dit que j’avais tué lord Cranmere.

— Mais vous n’avez pas tué Jason Beaufort, que je sache ?

— Il était déjà parti. Je l’avais chassé ! C’est bien plus tard que je l’ai retrouvé... ici même, chez le prince de Bénévent ! Oh.... et puis tout cela a-t-il tellement d’importance ? En quoi peut vous intéresser ma vie passée, présente ou future ? Vous avez un empire, des sujets, autant de femmes qu’il vous plaît d’en avoir…

Marianne éprouvait une sorte de volupté douloureuse à jeter ainsi, pêle-mêle, le contenu de son cœur aux pieds de cet homme insensible devant qui tous tremblaient. Elle seule n’avait pas peur, parce que, même s’il lui venait la fantaisie de la faire mourir, il ne pourrait pas lui faire plus de mal qu’il ne lui en avait fait. Elle prenait plaisir à chercher sa colère et à la provoquer. Mais, chose bizarre, Napoléon ne parut pas l’avoir entendue. Son magnifique profil tourné vers la route, il murmura d’un air absent, comme s’il pensait tout haut :

— Je voudrais bien savoir qui ce diable de « Taillerand » ne connaît pas en ce bas monde !

Puis, brusquement, avant que Marianne suffoquée ait pu réagir, il se tourna vers elle :

— Tu sais, dit-il d’un ton amusé, que c’est un crime de lèse-majesté que faire une scène à l’Empereur ?

— Une scène ? Moi ?... Je...

— Si tu ne veux pas être punie comme tu le mérites, dépêche-toi de me demander pardon.

D’un geste sec, il rabattit les rideaux des portières. Mais c’est seulement quand la bouche de Napoléon chercha la sienne que Marianne réalisa qu’il l’avait prise dans ses bras.

15

UNE ANCIENNE MERVEILLEUSE

La tête pendant légèrement hors du lit, Marianne regardait briller tout là-haut l’aigle de bronze doré, aux ailes déployées, qui timbrait la couronne de l’énorme baldaquin, rond et empanaché de blanc. Malgré les fatigues de cette nuit insensée, malgré les longs instants d’amour qu’elle venait de vivre, elle n’avait pas sommeil. Elle dormirait plus tard, elle ne savait pas très bien quand, mais ce qu’elle savait, c’est qu’il ne lui était pas possible de trouver le sommeil dans ce lit somptueux. Les grands rideaux de velours pourpre à crépines d’or, les victoires ailées dont les pieds de bronze foulaient des globes de lapis-lazuli, l’estrade même sur laquelle posait le lit impérial, tout concourait à lui donner l’impression d’être couchée sur le trône même de la France. C’était à la fois impressionnant, flatteur et... assez drôle ! La tête contre l’épaule de Marianne, Napoléon dormait, habitué. La lumière d’une veilleuse de vermeil mettait une douceur sur ses traits volontaires, détendus dans le sommeil, restituant ainsi un peu de l’enfant qu’il avait été. Envahie d’une profonde tendresse, la jeune femme ne pouvait en détacher ses yeux. Elle voulait savourer jusqu’à l’ultime instant son bonheur de cette nuit.

Entre le lit et les fenêtres qui lui faisaient face, un curieux archipel ponctuait l’immense tapis : sa robe et son linge à elle, arrachés avec impatience, jetés à la diable, ses vêtements à lui qu’il avait l’habitude d’abandonner ainsi, au petit bonheur, en se déshabillant. Au-delà des fenêtres, c’était la fin d’une nuit glaciale, le pas cadencé des sentinelles qui rappelait à Marianne qu’elle était aux Tuileries. Mais dans l’appartement du premier étage qui avait été celui du malheureux Louis XVI, la chambre était tiède, protégée, toute vibrante encore de leurs baisers, de leurs mots d’amour, de leurs gémissements de plaisir. Comme il l’avait aimée, depuis deux heures qu’ils étaient là, depuis qu’il lui avait fait franchir la petite porte discrète qui menait directement à ses appartements ! Il semblait qu’il ne pût se rassasier d’elle ! Il lui avait fait jurer que jamais elle ne s’écarterait de lui, qu’elle resterait à ses côtés, toute à lui. Et quand, timidement, elle lui avait parlé de ce prochain mariage dont tout le monde s’entretenait, il avait éclaté de rire.