— Il y avait bien une conspiration, Sire. J’ai trouvé M. le duc d’Otrante sur les lieux, très occupé à en découdre !

— Je vois ! fit l’Empereur qui, les mains au dos, considérait tour à tour ses deux dignitaires. Comment se. fait-il que vous ne m’ayez pas prévenu, Fouché ?

— J’ai été moi-même averti assez tard, Sire. Mais Votre Majesté voit que j’ai quitté aussitôt mon lit où cependant ma santé aurait dû me retenir... D’ailleurs, le reproche de Votre Majesté est injustifié : vous avez été prévenu, Sire ! N’est-ce pas Mlle Mallerousse que je vois là, auprès de Sa Majesté l’Impératrice ? Elle est l’un de mes plus précieux et plus fidèles agents !

Marianne ouvrit la bouche mais ne trouva rien à dire. L’aplomb de Fouché la stupéfiait. Alors que, sans Gracchus-Hannibal Pioche, elle eût pu demeurer une éternité dans les souterrains de Chaillot, il osait se faire gloire maintenant de ce qu’elle avait fait et la revendiquer pour sienne !

Mais l’œil gris-bleu, incroyablement dur, de Napoléon se tournait vers elle et elle sentit son cœur se serrer.

— Un agent de Fouché, hein ? Voilà du nouveau. Que dites-vous de cela, Duroc ?

Le ton était menaçant. Le duc de Frioul rougit et chercha quelque chose à répondre, mais Fouché ne lui en laissa pas le temps. Souriant, très à l’aise, il s’essuya délicatement le nez et susurra.

— Mais oui, l’un des meilleurs. Je l’ai même surnommée l’Etoile. Mlle Mallerousse est, dans la vie courante, lectrice chez la princesse de Bénévent ! Une fille charmante ! Toute dévouée à Votre Majesté comme Votre Majesté a dû... euh, s’en rendre compte !

L’Empereur eut un geste de colère.

— Talleyrand, maintenant ? (Puis, se tournant vers Marianne épouvantée par cette colère subite :) J’ai l’impression, mademoiselle, que vous allez avoir quelques explications à me fournir. On m’avait parlé d’une demoiselle Mallerousse, élève de Gossec, possédant une voix admirable, mais on ne m’avait rien dit de plus ! Je m’aperçois que votre activité ne se limite pas au chant... et que vous avez plus d’une corde à votre arc ! En fait, vous êtes une comédienne consommée... une grande artiste, en vérité ! Une très grande artiste ! Il est vrai que, pour être une étoile chez Fouché, il faut avoir de multiples talents... et un cœur fait sur mesure !

La colère faisait trembler sa voix, lui rendant les duretés de l’accent corse. Tout en déversant sur la tête de Marianne éperdue ce flot d’insultante amertume, il s’était mis à arpenter furieusement le salon de musique. Joséphine alarmée protesta :

— Bonaparte ! N’oublie pas qu’elle t’a peut-être sauvé la vie !

Il s’arrêta court dans sa promenade forcenée, écrasa Marianne d’un regard si lourd de mépris qu’elle sentit les larmes lui monter aux yeux.

— C’est juste ! Je verrai, mademoiselle, à vous rétribuer selon vos mérites ! M. le duc d’Otrante voudra bien vous remettre une somme d’argent suffisante.

— Non ! Non... pas ça !

C’était plus que Marianne n’en pouvait supporter. Cela avait été déjà assez cruel de devoir renoncer à son rêve d’amour, d’avoir pris la décision de s’écarter de lui à tout jamais ! On ne pouvait pas lui demander de subir aussi son mépris, de se voir traitée par lui comme une basse servante, comme une vulgaire espionne ! Elle voulait bien s’en aller, mais elle ne voulait pas qu’il abîmât le merveilleux souvenir de leur nuit d’amour. Cela, au moins, elle voulait le garder intact, pour en nourrir ses rêves durant tout le temps qui lui resterait à vivre... Son élan d’indignation l’avait dressée debout, en face de Napoléon. Des larmes roulaient sur son visage sali et meurtri par les branches, mais sa tête demeura droite et ses yeux verts étincelants osèrent croiser ceux du César furieux.

— Si j’ai voulu épargner votre vie, Sire, ce n’est pas pour que vous me lanciez au visage une somme d’argent comme à une servante congédiée... c’est par amour !... et parce que en effet je suis votre servante... mais pas comme vous l’entendez ! Vous me faites un crime d’avoir collaboré à votre police ? Je ne crois pas être la seule, fit-elle sans prendre garde à la mine gênée de Joséphine qui, plus d’une fois, avait renseigné le curieux ministre de la Police sur les faits et gestes de son époux. Mais, poursuivit Marianne trop lancée pour que le regard avertisseur que lui jetait Fouché pût l’arrêter, je ne l’ai fait que contrainte et forcée. Je ne pouvais pas faire autrement...

— Pourquoi ?

La question avait claqué, si sèche, si dure que Marianne sentit le cœur lui manquer. Il l’observait avec des yeux impitoyables. C’était fini. Elle l’avait perdu à tout jamais. Alors autant achever de tout détruire de ses propres mains ! Autant tout dire ! Après, il pourrait bien faire d’elle ce qu’il voudrait, la jeter en prison, la renvoyer à la potence anglaise... qu’importe ! Douloureusement, elle se laissa glisser à genoux.

— Sire, murmura-t-elle, sachez tout une bonne fois afin de pouvoir juger en toute équité...

Fouché voulut s’interposer, inquiet visiblement de la tournure que prenaient les événements.

— Tout ceci est ridicule, commença-t-il, mais un brutal « Silence ! » de l’Empereur lui coupa net la parole.

Marianne reprit :

— Je m’appelle Marianne d’Asselnat de Villeneuve. Mes parents sont morts sur l’échafaud et j’ai été élevée en Angleterre par ma tante, Lady Selton. Voici quelques mois, j’ai épousé un homme que je croyais aimer. C’était une erreur terrible. La nuit même de mes noces, Francis Cranmere, mon époux, a joué et perdu aux cartes tout ce que je possédais. Il a joué aussi mon honneur ! Alors... je l’ai tué !

— Tué ? s’exclama Joséphine horrifiée, mais vaguement admirative.

— Oui, madame... tué en duel ! Je sais, cela peut paraître étrange qu’une femme se batte en duel, mais j’ai été élevée comme un garçon... et je n’avais plus que moi-même pour défendre mon nom et mon honneur. Ma tante était morte huit jours plus tôt... Alors, j’ai dû fuir ! Il me fallait quitter l’Angleterre où je n’avais plus rien ni personne à attendre que la corde et le bourreau ! J’ai pu passer en France grâce à un bateau contrebandier... et là, M. le duc d’Otrante, pour me sauver de la loi contre les émigrés, m’a proposé d’entrer chez Mme de Talleyrand en qualité de lectrice et, en même temps...

— De lui rendre quelques menus services ! acheva l’Empereur. Cela ne m’étonne pas. Vous ne faites jamais rien pour rien, n’est-ce pas, Fouché ? Il faudra, par exemple, que vous me contiez comment vous en êtes venu à offrir votre protection à une émigrée rentrée en fraude.

— C’est bien simple, Sire, commença Fouché dont le léger soupir de soulagement n’avait pas échappé à Marianne, les choses se sont passées ainsi...

— Plus tard, plus tard.

L’Empereur avait repris sa promenade mais beaucoup plus lentement. Les mains au dos et la tête penchée sur la poitrine, de toute évidence, il réfléchissait... La bonne Joséphine en profita pour relever Marianne et la faire asseoir de nouveau. Elle essuya de son propre mouchoir les yeux noyés de larmes de la jeune femme et, appelant sa fille Hortense qui, seule de tout son entourage, avait assisté à la scène, elle lui demanda de faire chercher quelque chose de chaud pour Marianne.

— Ordonne que l’on prépare un bain, des vêtements secs, une chambre... Je garde Mlle d’Asselnat !

— Votre Majesté est bonne, fit Marianne avec un triste sourire, mais je préfère m’en aller. Je voudrais rejoindre mon compagnon blessé. Nous devions, demain matin, partir ensemble pour l’Amérique. Son bateau l’attend à Nantes !

— Vous ferez ce que l’on vous dira de faire, mademoiselle, coupa Napoléon sèchement. Ce n’est pas, il me semble, à vous de décider de votre sort. Nous n’en avons pas fini avec vous ! Avant de partir... pour l’Amérique, vous aurez encore à vous expliquer !

« Expliquer quoi, mon Dieu ? » songea Marianne. Qu’elle avait été sotte de se fourrer dans ce guêpier pour le sauver, pour le revoir surtout, ne fût-ce qu’un instant, parce qu’elle espérait encore, sans trop savoir quoi ! Peut-être qu’il lui rendrait un peu de sa tendresse de l’autre nuit ?... Mais non ; ce ton sec, brutal, disait trop bien qu’elle n’avait jamais vraiment compté pour lui ! Ce n’était qu’un ingrat ! Mais pourquoi fallait-il qu’il la fascinât à ce point ?

— Je suis aux ordres de Votre Majesté ! murmura Marianne, la mort dans l’âme. Ordonnez, Sire, j’obéirai.

— J’espère bien ! Acceptez l’eau et les vêtements que Sa Majesté a la bonté de vous offrir, mais faites vite ! Il faut vous tenir prête à me suivre à Paris dans l’heure.

— Sire, proposa gracieusement Fouché, je peux fort bien me charger de Mademoiselle. Je rentre à Paris, je peux la déposer rue de Varenne.

Cette obligeance valut au duc d’Otrante un coup d’œil furieux et un sec :

— Quand j’aurai besoin de votre avis, Fouché, je vous le demanderai. Allez, mademoiselle, et pressez-vous !

— Puis-je au moins savoir ce qu’il est advenu de mon compagnon ? osa-t-elle demander avec une certaine fermeté.

— Devant l’Empereur, mademoiselle, riposta Napoléon, vous n’avez à vous préoccuper de quiconque, sinon de vous-même ! Votre cas est bien assez brumeux comme cela, ne l’aggravez pas !

Mais il en fallait plus encore que la colère de Napoléon pour que Marianne acceptât d’abandonner un ami.

— Sire, fit-elle avec lassitude, même un condamné à mort a le droit de se soucier d’un ami. Jason Beaufort a été blessé en voulant vous sauver et...

— Et, selon vous, je me comporte en parfait ingrat ? Rassurez-vous, mademoiselle, votre ami américain n’est pas gravement atteint : une balle dans le bras, il a dû en voir d’autres. A cette minute, le capitaine Trobriant a fait chercher sa voiture qu’il a dit avoir laissée sur la route. Il va repartir pour Paris tout doucement...