Dans un élan aveugle, elle s’était jetée sur la grille qu’elle avait saisie à pleines mains et tentait de secouer sans même parvenir à l’ébranler. Ses doigts s’écorchèrent sur les énormes barreaux rouillés, mais elle ne sentait pas la douleur, pas plus qu’elle ne voyait encore sa prison. Ce qu’elle voyait, c’était une route dans la nuit, sous la neige, une voiture arrêtée, peut-être renversée, des chevaux se débattant aux mains d’hommes masqués, des corps étendus dans la neige déjà rouge, un homme sans arme aux mains des conjurés et Morvan, Morvan ricanant sinistrement en appuyant un pistolet sur la tempe de cet homme, celui qu’elle aimait...
— Je ne veux pas, cria-t-elle éperdue, résistant de toute sa force à Jolival qui tentait de l’arracher de cette grille où elle se meurtrissait, je ne veux pas qu’on le tue ! Je l’aime ! Napoléon !
C’était la première fois que, dans son désarroi, elle osait crier tout haut le nom qui la hantait depuis qu’elle savait la vérité et que, tant de fois, dans sa fièvre, elle s’était répété tout bas. Pour la faire taire, il fallut qu’Arcadius la bâillonnât de sa main et, d’un suprême effort, l’arrachât enfin de la grille.
— Vous allez ameuter tout ce nid à rats ! gronda-t-il. Avez-vous oublié que nous attendons quelqu’un ?
C’était vrai. Elle avait oublié Gracchus-Hannibal Pioche ! Mais, la crise nerveuse coupée net, Marianne se laissa glisser à terre, la tête dans ses mains, et se mit à pleurer.
— Il ne viendra plus maintenant. Il a dû entendre ces hommes et il a compris que c’était impossible pour cette nuit ! Si même il est venu...
— Pourquoi ne serait-il pas revenu ? fit Jolival bourru. J’y crois, moi, à ce gamin ! Il a un regard qui ne trompe pas. Il fera tout pour vous tirer de là.
— Peut-être ! Mais, pour cette nuit, c’est fini, fini ! Il ne viendra plus ! Et les conjurés galopent déjà sur la route de Malmaison ! Mon Dieu !
Comme pour ne plus entendre le galop des chevaux qui résonnait dans sa tête, Marianne boucha ses oreilles de ses deux mains, ferma les yeux. Jamais encore autant qu’à cette minute elle n’avait souhaité s’anéantir. Aussi ne vit-elle pas Arcadius se diriger brusquement vers la grille, s’y accrocher à son tour, tandis que, dans les profondeurs du souterrain, la chute d’une pierre se faisait entendre, puis une autre...
Aussitôt, Arcadius fut sur elle. Il la saisit aux épaules, la secoua sans ménagements.
— Ecoutez ! mais écoutez donc ! Il arrive !... Il rouvre le trou dans le mur.
Galvanisée, les prunelles dilatées, agrippée d’une main à la main d’Arcadius, elle écouta, de toute son âme. C’était vrai, on venait ! On venait par le cul-de-sac ! Sans plus oser respirer, elle suivit la progression du jeune garçon. Il y eut un bruit de course et, tout à coup, elle vit Gracchus-Hannibal surgir du couloir en courant. Un homme beaucoup plus grand que lui courait sur ses talons et, l’instant suivant, la haute silhouette de Jason Beaufort se dressa derrière la grille. Marianne eut un cri de joie.
— Vous ! Dieu soit loué, vous êtes venu !... Vous n’étiez pas parti !
Elle vit rire ses yeux bleus dans son visage basané, sentit, autour de ses mains froides, la chaleur de celles de l’Américain qui, à travers la grille, s’en était emparé et les serrait.
— C’est tout juste ! fit-il gaiement. Je pars demain, mais aucune force au monde n’aurait pu m’empêcher de vous tirer de ce nouveau pétrin où vous vous êtes fourrée, jeune sotte ! Allons, ne pleurez plus ! Nous allons vous sortir de là bien vite ! Voyons cela, ajouta-t-il en se tournant vers Gracchus-Hannibal qui, armé d’une lime plus grande que lui, s’attaquait bravement à l’un des barreaux avec l’aide d’Arcadius, en expliquant qu’ils avaient dû attendre le départ des conspirateurs.
— J’étais en haut, dit-il, tandis que m’sieur Beaufort était en bas.
— Vite ! pria Marianne, il faut que nous sortions d’ici très vite ! Ou plutôt non...
Une autre idée lui venait. Qu’importait son sort à elle si Napoléon était sauf ?
— Laissez-nous ici et courez le prévenir !
— Qui ça ? s’écria Beaufort stupéfait. Vous êtes encore plus folle que je ne pensais ! Laissez-nous travailler.
— Non, je vous en prie, écoutez-moi... C’est trop grave !
En quelques phrases hachées, elle lui expliqua ce qui se passait, le danger mortel couru par l’Empereur. Sourcils froncés, il l’écouta sans cesser de travailler, mais, quand elle eut fini, il jeta la lime avec humeur et haussa les épaules :
— Pas question de sortir d’ici sans vous ! J’admire Napoléon mais je ne vous laisserai pas plus longtemps aux mains de ces sauvages ! Surtout s’ils reviennent bredouilles ! On n’en sortira pas, moussaillon ! fit-il à l’adresse de Gracchus-Hannibal qui ramassait déjà la lime.
Puis, cette fois, en regardant Arcadius, il dit brusquement :
— Est-ce que, si vous criez, on vous entend de là-haut ?
— Oui... J’ai déjà réussi à faire descendre le valet de chambre de ce délicieux hôtel en beuglant comme un bœuf quand l’urgence s’en faisait sentir.
— Alors, criez, mon ami, criez de toutes vos forces, mais attirez votre geôlier ici ! Je me charge du reste. Allez-y, garçon, et de bon cœur !
Un long hurlement jaillit du gosier de Jolival, avec une puissance qui fit sursauter Marianne, tandis que Beaufort allait se dissimuler à l’angle du couloir vers le cul-de-sac. Son grand corps aux muscles longs, moulé dans une sorte de tricot de marin et dans des culottes collantes noires, se confondit si exactement avec les ténèbres du couloir que Marianne, au bout d’un instant, ne le distingua même plus. Elle ne comprenait pas ce qu’il voulait faire, mais Arcadius hurlait toujours avec beaucoup de conviction. Sa voix, que la jeune femme n’aurait jamais crue si puissante, roulait sous les voûtes suintantes et paraissait résonner dans tout le quartier. Quand, enfin, il s’arrêta pour reprendre souffle, on put entendre une galopade puis la voix furieuse de Requin qui glapissait :
— Pas un peu malade de gueuler comme ça ? J’vais t’faire taire, moi !
Le malandrin surgit au moment même où Jolival, se jetant à terre, s’y roulait comme quelqu’un qui se tord de douleur, en criant de plus belle.
— Vite, cria à son tour Marianne qui avait enfin compris. Il souffre ! Je ne sais pas ce qu’il a...
— Bon Dieu de bon Dieu ! jura Requin qui s’énervait sur la grille qu’il n’arrivait pas à ouvrir ; mais, déjà, Jason était sur lui. D’un bond de fauve, l’Américain avait sauté sur son dos et, tandis qu’il le faisait crouler sous son poids, son bras gauche, bloqué sous la gorge de l’homme, coupait brusquement sa respiration. Requin n’eut qu’un gémissement avant de perdre connaissance. Pour faire bonne mesure, Jason l’assomma d’un maître coup de poing puis, s’emparant du trousseau de clefs, ouvrit la grille et, se précipitant sur Marianne, l’enleva dans ses bras comme une simple plume.
— Filons d’ici ! dit-il en repoussant du pied le corps de Requin qui lui barrait le passage. Fourrez-moi ça derrière la grille, refermez et donnez-moi la clef. On la jettera dans l’égout. Ce rat ne restera pas évanoui plus de dix minutes. Il faut en profiter.
— Et si on l’étranglait ? proposa doucement Gracchus-Hannibal. Ça ne serait pas une grande perte et on serait plus tranquilles !
Jason se mit à rire.
— J’aurais dû le faire tout à l’heure, mais, puisque je l’ai manqué, laissons-le. Je ne peux pas tuer un homme évanoui.
Emportant Marianne qui avait glissé instinctivement ses bras autour de son cou, il prit sa course vers le trou du mur mais dut poser la jeune femme à terre pour le franchir, car il ne s’agissait que d’une mince fissure. Derrière lui venait Arcadius qui s’efforçait de retrouver l’élasticité de ses jambes un peu rouillées par la captivité. Gracchus-Hannibal fermait la marche et prit la peine, en passant, de replacer les pierres qu’il avait fait tomber.
— On ne sait jamais ! commenta-t-il prudent.
Jolival se mit à rire.
— Tu espères avoir encore à faire par ici ? fit-il en allongeant une bourrade amicale au jeune garçon. En tout cas, fils, on te doit une fière chandelle et j’espère bien un jour te payer ma dette ! Je te dois plus que la vie !
— Marchez, bredouilla le jeune garçon confus, ça vaut pas la peine d’en parler !
— Tu crois ? Moi, je trouve que si ! conclut Jolival d’un ton pénétré.
De l’autre côté du mur, c’était une courte galerie puis l’égout. Une odeur fétide, écœurante, emplit les narines de Marianne que Jason avait reprise dans ses bras en disant :
— Il va falloir descendre un moment dans l’eau, inutile de se mouiller à deux.
Il suivit un instant l’étroit rebord qui longeait le flot noir. Arcadius, armé d’une torche qu’il avait allumée au brasero avant de quitter la prison, prit les devants pour éclairer la route, mais en suivant les indications que lui donnait l’Américain. Le froid, assez faible dans les profondeurs du souterrain, se fit plus mordant à mesure que l’on allait vers la sortie, mais Marianne ne le sentait pas. Accrochée au cou de Jason, elle n’éprouvait plus envers lui ni méfiance ni répulsion. Ce qu’il venait de faire, cette nuit, effaçait d’un seul coup tout l’arriéré de rancune et de haine qu’elle avait cru lui garder. Au contraire, une chaude impression de confiance faisait, pour un instant, trêve à ses angoisses. S’il n’y avait eu la menace planant sur celui qu’elle aimait, elle eût trouvé une joie simple, presque enfantine, à se sentir emportée par ces bras qui ne devaient pas savoir faiblir.
Entré maintenant dans l’eau nauséabonde jusqu’à la taille, Jason la soulevait aussi haut qu’il pouvait pour qu’elle ne fût pas touchée par le flot. Tout près du sien, elle pouvait voir le visage tanné du marin, son profil agressif, ses lèvres dures au pli moqueur. De temps en temps, il la regardait et lui souriait avec une gentillesse qui détendait tous ses traits, comme pour l’encourager. Malgré les lourdes odeurs ambiantes, il dégageait un faible parfum de tabac, de cuir fin et d’eau de Cologne que la jeune femme jugea agréable.
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