Marianne sentit son cœur trembler dans sa poitrine. Il s’était produit tout juste ce qu’elle avait redouté. Morvan avait retourné le chevalier contre elle. Et sans doute venait-il se donner l’affreux plaisir de lui annoncer sa mort prochaine. Mais pour rien au monde elle n’eût montré à cet homme la peur qui lui mordait le ventre. Haussant les épaules avec insolence, elle lui tourna le dos.
— Si vous êtes parvenu à convaincre le chevalier de Bruslart de renoncer à ses célèbres principes et d’assassiner froidement une femme sans défense, je vous fais mon compliment ! Vous auriez dû faire carrière dans la diplomatie ! C’eût été plus honorable que l’emploi que vous vous êtes choisi... mais peut-être aussi moins lucratif !
Morvan, touché au vif, eut un geste de colère comme s’il allait se jeter sur la grille mais il se ravisa. Avec un sourire cruel, il persifla :
— Qui vous parle d’assassinat ? Ce principe-là est de ceux sur lesquels un Bruslart ne transige pas, mais vous n’en recevrez pas moins la punition que vous méritez. J’ai pu le convaincre de vous confier à notre chère Fanchon que vous intéressez, selon moi, plus que de raison. Elle vous assurera un emploi tout à fait dans vos possibilités... et saura se montrer reconnaissante envers un homme capable de renoncer à sa vengeance, à son profit, et au sien propre !
— J’admire, riposta Marianne écœurée, les scrupules du chevalier qui épargne la vie d’une femme mais la déshonore de la plus ignoble façon !
— Déshonorée ? Quel mot, surtout pour vous ! Les scrupules du chevalier n’ont guère tenu lorsque je lui ai raconté vos exploits dans ma grange avec cet espion bonapartiste qui vous tenait lieu de serviteur, et aussi que je vous avais trouvée, sur une grève, dans le plus simple appareil et entre deux de mes hommes que vous tentiez de séduire. Vous avez d’ailleurs assassiné l’un d’eux peu après... Non, après ce récit fait avec une grande vérité, le chevalier n’a plus du tout hésité. D’autant plus qu’il compte bien être le premier de vos clients !
Suffoquée d’horreur devant cet étalage de cruauté et de duplicité, Marianne ne trouva rien à répondre. Elle éprouvait un dégoût tel qu’elle en oubliait le danger couru par le commissionnaire. Mais Arcadius de Jolival s’interposa.
— Je crois, monsieur, qu’en voilà assez ! fit-il en tiraillant nerveusement les poils raides de sa moustache. Vous avez fait, à merveille, votre vilain métier et je vous prie de laisser mademoiselle en paix. J’ignore ce que valent au juste les scrupules d’un Bruslart qui accepte n’importe quelle ignoble affirmation d’un naufrageur, mais je peux tout de suite vous renseigner sur votre propre compte : vous êtes un fier misérable !
Morvan devint très pâle. Marianne vit sa mâchoire se crisper. Il allait répondre quand, dans les profondeurs de la crypte voisine, la voix du chevalier cria :
— Holà ! Kerivoas ! Venez ici et laissez les prisonniers en paix. Nous réglerons cette affaire au retour ! Nous en avons une plus urgente pour le moment.
Des reflets de torches, en effet, dansaient maintenant sur les murs. On entendait un bourdonnement de voix proches. Morvan, qui allait peut-être s’élancer sur la grille, s’arrêta net. Tournant les talons, il haussa les épaules.
— Je reviendrai plus tard couper vos grandes oreilles, mon petit monsieur ! Soyez tranquille vous ne perdrez rien pour attendre.
Tandis qu’il s’éloignait pour rejoindre les autres, Marianne, découragée, retourna s’asseoir dans la paille, les bras autour des genoux, sa tête aux longs cheveux dénoués posée sur ses bras.
— C’est fini ! murmura-t-elle. Nous sommes perdus. Si ce malheureux garçon venait maintenant, il serait perdu avec nous.
— Un peu de patience. Nous avons crié assez fort pour qu’il soit sur ses gardes. Il attend peut-être derrière le mur.
— Attendre quoi ? Il ne pourra même pas nous approcher ! Les conspirateurs sont installés dans la crypte et pour combien de temps ! On les entend d’ici.
— Chut ! Ecoutez ! ordonna Jolival.
Il alla s’installer contre la grille le plus près possible de la crypte où des voix confuses se faisaient entendre.
— Ils tiennent conseil ! chuchota-t-il.
— Et... vous comprenez quelque chose ?
Il fit signe que oui, désigna ses grandes oreilles avec un sourire significatif et Marianne se tut, se contentant d’observer la physionomie mobile de son compagnon qui, peu à peu, se chargea de gravité, puis d’inquiétude. Elle entendait une voix, assourdie, mais qu’elle reconnaissait pour être celle du chevalier de Bruslart, encore qu’il lui fût impossible de distinguer un mot. Le chef des conspirateurs parlait. Il semblait faire une sorte d’exposé. De temps en temps, une autre voix s’interposait mais toujours Bruslart reprenait la parole. Et, peu à peu, le visage de Jolival devenait un masque tragique. Alarmée, Marianne toucha son bras, chuchota :
— Qu’y a-t-il ? Vous me faites peur ! C’est de nous qu’il est question, n’est-ce pas ?
Il fit signe que non, puis souffla rapidement.
— Non... et même, ils vont partir ! Un peu de patience.
Il se remit à écouter, mais le conseil devait être fini. Il y eut le raclement des tabourets sur les dalles, le bruit des pieds bottés. Toutes les voix se mirent à parler à la fois, puis celle de Bruslart domina les autres :
— En selle, messieurs ! ordonna-t-il. Pour Dieu et pour le Roi ! Cette nuit, enfin, la chance est avec nous !
Cette fois, il n’y avait pas de doute. Ils partaient. Les pas s’éloignèrent, les voix décrurent, les lumières disparurent. En peu d’instants, Marianne et Arcadius retrouvèrent le silence pesant, la rouge semi-obscurité de leur souterrain. Jolival quitta la grille, s’approcha du brasero. Marianne chercha en vain son regard.
— Vous avez entendu ce qu’ils disaient ? demanda-t-elle.
Il hocha la tête en signe d’assentiment, mais n’ouvrit pas la bouche. Il avait l’air de réfléchir profondément. Cependant, Marianne éprouvait trop d’inquiétude pour respecter ce silence.
— Où vont-ils ? demanda-t-elle avec un commencement d’énervement. Pourquoi la chance est-elle avec eux, cette nuit ? Que vont-ils faire ?
Enfin, Jolival la regarda. Sa figure de souris habituellement si gaie semblait endeuillée par une pensée désolante. Il parut hésiter un instant puis, comme Marianne venait s’accrocher nerveusement à son bras, il dit enfin :
— J’hésitais à vous le dire, mais, qu’ils réussissent ou non, vous l’apprendriez toujours. Par un de leurs espions au palais, ils viennent d’apprendre que l’Empereur se rend ce soir à Malmaison. L’ex-impératrice est souffrante. Elle a aussi appris que l’archiduchesse autrichienne a définitivement été choisie comme épouse par l’Empereur et elle s’en remet mal. La décision du départ a été prise il y a une heure seulement.
— Et alors ? fit Marianne qui avait senti son cœur manquer un battement au mot « empereur », puis se crisper douloureusement à l’annonce du mariage prochain.
— Alors ? Ils vont reprendre le vieux projet de Cadoudal et d’Hyde de Neuville, le vieux projet que depuis le Consulat Bruslart n’a jamais réussi à mener à bien : tendre un piège à Napoléon quand il quittera Malmaison, assez tard sans doute, arrêter sa voiture, maîtriser ses gardes, l’enlever enfin et...
— ... le tuer ! fit Marianne dans un cri.
— Bruslart ne veut pas. Il veut seulement enlever l’Empereur, lui faire passer le détroit et le livrer pieds et poings liés à l’Angleterre, à moins qu’il n’accepte de se battre en duel avec lui. Un duel avec Napoléon, cela a toujours été le grand rêve du chevalier !
— Il est fou ?
— Non. A sa manière, c’est un paladin. Il n’admet que le combat loyal et on peut dire qu’il ne s’est fait conspirateur que parce qu’il ne pouvait pas faire autrement et parce qu’il n’y a plus d’armée royaliste. Mais, dans ce duel, Bruslart peut être tué ou, s’il n’a pas lieu, les autres conjurés peuvent forcer la main du chevalier. L’enjeu est d’importance, cette fois, et j’en sais – dont votre ami Morvan – qui veulent à tout prix la tête de Napoléon.
— Pourquoi ?
Jolival eut un petit ricanement sarcastique.
— C’est simple : le plus riche des grands d’Espagne, le duc de Médina-Cœli, offre la moitié de son énorme fortune à qui tuera Napoléon et lui apportera la preuve de cette mort.
Le silence qui suivit permit à Marianne de prendre une juste conscience de son émotion. Son cœur s’était mis à battre sur un rythme désordonné. Elle tremblait de tous ses membres, mais s’efforça de retrouver son sang-froid.
— Pourquoi ont-ils dit que la chance est avec eux ?
— Parce que le départ a été décidé très rapidement. Il n’y aura qu’une très faible escorte pour ne pas éveiller l’attention. Et, cette nuit, les conjurés sont au moins vingt-cinq !
— Mais Fouché ? Fouché qui sait tout, qui voit tout ? Fouché ne peut-il arrêter cette conspiration-là comme les autres ?
— Fouché sera pris de vitesse. Et puis, il faut bien avouer que, depuis quelque temps, l’attention de Fouché paraît se relâcher quelque peu ! Volontairement, d’ailleurs, car cet homme-là ne fait jamais, rien sans raison ! Ma chère enfant... il est très possible que nous ayons tout à l’heure le grand honneur de partager notre geôle avec Sa Majesté l’Empereur et Roi, ce qui serait à la fois la plus profonde de mes joies et le plus douloureux de mes regrets.
Marianne repoussa courageusement l’image torturante et douce qu’il lui offrait : son amour, ligoté, la rejoignant dans le souterrain.
— Mais il faut empêcher cela ! Il le faut ! Je connais Morvan : il ne laissera pas Bruslart l’amener ici ! Un coup de pistolet est vite parti, la nuit, dans un combat. Mon Dieu ! Je veux aller à son secours ! Je ne peux pas le laisser assassiner ainsi ! Lui ! Ils vont le tuer, ces misérables ! Je vous dis qu’ils vont le tuer !
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